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qui les touche assez vivement pour les faire pleurer : c'est l'objet de la tragédie. Les spectateurs trouvent leur amusement et leur plaisir dans ces larmes : ἅμα χαιροντες κλάωσι, dit Platon; et ils sont contens du poète qui les fait verser, parce qu'il les a occupés pendant quelque temps. Si le poète, par une catastrophe heureuse pour les bons et funeste aux méchans, remet les choses dans l'ordre, et l'âme de ses spectateurs dans la tranquillité, comme dans le poëme épique, le spectateur n'a pas à se plaindre d'un poète qui a su, par son art, l'entretenir pendant quelque temps dans un trouble qui s'est apaisé; mais ce spectateur est encore bien plus content lorsqu'au lieu d'essuyer ses larmes et d'étouffer ses sanglots sur-le-champ, il quitte le spectacle encore tout ému, et emporte avec lui sa tristesse : ce qui arrive dans ces sujets qui répandent la terreur, et dans ces catastrophes qu'Aristote recommande.

C'est la raison pour laquelle il exhorte les poètes tragiques à chercher des sujets terribles; et c'est peut-être ce qui nous faisant croire qu'il regardoit la terreur comme la passion essentielle à la tragédie, nous a accoutumés à rendre toujours par terreur le mot poßes dont il s'est servi. Boileau peut aussi nous y avoir accoutumés, pour avoir dit, en parlant de la tragédie :

Si d'un beau mouvement l'agréable fureur

Souvent ne nous remplit d'une douce terreur, etc.

Ce n'est point une douce terreur dont les Atrées, les Edipes, les Phèdres nous remplissent ainsi l'on pourroit croire que Boileau, toujours si exact dans ses expressions ne l'a point été dans ces deux vers.

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Je reconnois donc la vérité des principes d'Aristote; et j'avouerai même que, suivant ses principes, il ne faut mettre Athalie que parmi les pièces du second rang, parce qu'on ne doit mettre au premier rang que celles qui excitent la terreur, qui n'est jamais excitée par une catastrophe favo

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rable aux bons, et funeste aux méchans. Joas, délivré d'Athalie qui vouloit le perdre, est placé sur le trône qui lui appartenoit, et Athalie est punie. Cette catastrophe remet les choses dans l'ordre, et l'âme du spectateur dans la tranquillité. Mais la pièce, quoique dans le second rang, est parfaite, puisque les passions essentielles à la tragédie sont la crainte et la pitié, qu'elle excite jusqu'à la fin. Nous concevons de l'amour et de la pitié pour Joas, sans l'avoir VIL, sitôt que nous entendons raconter la manière dont il a été arraché au couteau d'Athalie. Notre crainte et notre pitié augmentent pour lui quand nous le voyons paroître devant cette même Athalie qui ne le connoît pas, quand elle l'envoie demander par Mathan, quand elle vient avec son armée assiéger le temple, quand elle y entre avec ses soldats, et quand on tire devant elle le rideau qui cachoit l'enfant qu'elle cherche pour le faire périr. Ainsi, la crainte et la pitié vont toujours en croissant jusqu'au moment de la catastrophe; et par conséquent, cette pièce excite d'une manière admirable les deux passions essentielles à la tragédie. Les excite-t-elle pour les purger? Et est-ce dans cette purgation que consiste l'utilité de la tragédie? Avant que de passer à cette difficulté, je vais répondre à une objection spécieuse qu'on fait contre le système d'Aristote, que je viens d'exposer.

Castelvetro, et, à son exemple, l'abbé Conti, le contredisent lorsqu'ils conseillent aux poètes de ne point représenter un homme entièrement innocent, opprimé par des méchans; ils prétendent, au contraire, que la compassion la plus grande est excitée par les malheurs de l'innocence : « Un poète, dit l'abbé Conti dans la préface de son Drusus, qui représente un innocent qu'opprime un scélérat, ne » pèche pas plus contre son art qu'un peintre qui représente » un martyr au milieu de ses bourreaux. »

La comparaison n'est pas juste, et l'on a plus d'une fois

abusé de ces mots d'Horace : Ut pictura poesis erit. Nous ne demandons à la peinture que le plaisir des yeux; et l'imitation de tout objet leur plaît: nous demandons à la poésie le plaisir de l'âme ; et l'imitation de tout objet ne lui plaît pas. Mais je laisse cette comparaison pour répondre à l'objection.

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Puisque, dit-on, la tragédie la plus pathétique, celle qui jette le plus grand trouble, est la plus agréable, suivant Aristote; puisque, plus elle excite la pitié, plus elle cause de plaisir, pourquoi ne veut-il pas qu'elle représente les malheurs d'un innocent? Il a défini lui-même, dans sa Rhétorique, la pitié, « l'affliction que nous causent les » malheurs d'une personne qui ne les mérite pas. » Plus cet homme sera admirable par ses vertus, moins il méritera de tomber dans le malheur par conséquent, plus son malheur sera grand, plus la tragédie jettera de trouble dans notre âme.

Je réponds que la grande douleur produit un effet tout contraire; elle rend l'homme immobile et comme insensible, suivant ce que dit ce vers de Boileau :

A force de douleur il demeura tranquille.

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C'est ce que n'ignoroit point Aristote, puisqu'en parlant de la pitié, dans sa Rhétorique, il rapporte l'exemple d'Amasis, qui voyant conduire son fils au supplice, ne pleura point, et pleura à la vue d'un ami réduit à demander l'aumône. La grande douleur arrête nos larmes, et la tragédie les doit faire couler. Aristote a donc réfléchi en grand philosophe, sur la nature du plaisir qu'elle doit causer: il ne parle pas non plus, dans le passage que j'ai cité, de la tragédie en général, mais, comme je l'ai fait remarquer, de la plus belle.

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Il ne prétend pas qu'on ne doit jamais mettre sur le théâtre un personnage souffrant des maux qu'il ne mérite

pas. Hécube, qui, après avoir vu périr sa ville, son palais, son mari, ses enfans, dans le moment même qu'on lui est venu arracher sa fille pour l'immoler, trouve le cadavre 'du dernier de ses fils qu'elle croyoit avoir sauvé, souffre des maux qu'elle n'a point mérités; et Euripide a excité la pitié par cette tragédie, qui offre le spectacle des misères humaines accablant un personnage ordinaire, dont les qualités personnelles n'excitent en nous ni admiration ni haine.

Il n'en est pas de même quand un personnage, par ses qualités particulières, attache le spectateur de façon qu'il en épouse les intérêts, comme un père ceux de son fils. Je prends pour exemple l'Iphigénie française: elle a, dans toute la pièce, intéressé si vivement le spectateur par ses vertus et sa douceur, que s'il voyoit à la fin couler son sang, il seroit indigné contre les dieux qui l'ont demandé, contre le père qui l'a accordé, contre les Grecs qui l'ont versé, et sortiroit mécontent. La tragédie doit jeter le trouble et la tristesse dans le cœur ; mais elle ne le doit pas déchirer : ainsi Aristote, qui veut montrer celle qui est la plus agréable, considère les hommes qu'elle présente de trois façons.

Ou ils sont détestables, ou ils sont admirables, ou ils ne sont ni bons ni méchans ; c'est-à-dire, ils n'ont aucune de ces qualités qui excitent l'admiration ou la haine. Ces derniers sont ceux qui nous intéressent davantage, parce qu'ils sont nos semblables : leurs foiblesses nous instruisent, et leurs malheurs nous touchent. Ainsi, nous sommes touchés de la mort de Britannicus; mais, quoiqu'il ne mérite pas ses malheurs, nous nous rappelons ses imprudences : ce qui adoucit la douleur de sa mort, et nous instruit.

De cette réflexion d'Aristote, qui me paroît très-juste, il s'en suit qu'on ne doit pas représenter les souffrances d'un martyr chrétien, puisque, mettant son bonheur dans ses souffrances, il n'excite ni la crainte ni la pitié, mais seule

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ment l'admiration. Pourquoi donc les premiers auteurs de nos spectacles prirent-ils pour leur sujet ordinaire la Passion de Notre Seigneur ? Parce qu'ils n'avoient à attendrir que populace. Minturnus soutient qu'aucun sujet n'est plus touchant ni plus lamentable. Cela est vrai pour le peuple, qui ne voit dans ce spectacle que l'innocence accablée de tourmens; mais les personnes qui font réflexion que la victime s'offre elle-même, et veut souffrir, regardant ce spectacle avec des yeux éclairés par la religion, ne sont pas humainement frappés comme le peuple. C'étoit une foule de peuple et de femmes qui poussoient des lamentations en suivant Jésus-Christ au Calvaire : Sequebatur multa turba populi, quæ plangebant et lamentabantur eum. L'Evangile ne dit point que la mère de celui qui souffroit, les deux Maries, et saint Jean, versassent des larmes; il est dit seulement qu'ils se tenoient debout aux pieds de la croix: Stabant. Cette réflexion suffit pour prouver qu'un tel sujet n'a pu être mis sur le théâtre que dans les temps d'ignorance.

§. II. Aristote a-t-il pu penser que la Tragédie excite la crainte et la pitié pour purger ces deux passions?

Lorsqu'on fait dire à Aristote que l'objet de la tragédie est de purger la pitié, on fait penser à un fameux philosophe d'Athènes qu'il faut endurcir les hommes, et purger leurs cœurs de la compassion; c'est-à-dire, de cette vertu qui, sous ce nom Exeos, avoit à Athènes cet autel qui fait tant d'honneur à la Grèce, dont la divinité n'étoit point représentée par une image, parce qu'elle habite dans les cœurs, comme le dit Stace dans la belle description qu'il a faite de cet autel :

Nulla autem effigies, nulli commissa metallo

Forma Dea; mentes habitare et pectora gaudet.

Cette seule réflexion doit nous empêcher de croire

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