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ils doivent faire en sorte que, dans leurs pièces, l'utile soit le fondement de l'agréable.

Qu'ils soient toujours attentifs à ne nous faire pleurer que sur des sujets dignes de larmes. Le danger de la tragédie n'est pas de nous faire entendre des lamentations, comme le dit en général Platon : ce sont les lamentations amoureuses qui amollissent les âmes, et font perdre à la vertu ses nerfs: Molliunt animos nostros.... Nervos omnes virtutis elidunt, dit Cicéron. «Lorsque, dans ma jeunesse, dit saint Aug., » Conf. 1.2, j'allois au théâtre, je m'affligeois avec les » amans qui étoient obligés de se séparer, j'avois compassion » de leur malheur; et aujourd'hui j'ai compassion de celui qui se réjouit dans une félicité misérable, ou qui s'afflige » de la perdre. Voilà la véritable pitié. » Il seroit bien difficile à un poète tragique d'exciter une pitié de cette nature: ainsi, quoique persuadé qu'une tragédie peut être très-utile, je suis également persuadé du danger de presque toutes les tragédies.

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Je répète à la fin de cet article ce que j'ai dit au commencement. Je n'y ai jamais prétendu justifier les représentations publiques. On dit ordinairement qu'elles sont nécessaires pour occuper une multitude de citoyens oisifs, et que si dans une grande ville il n'y avoit point de plaisirs publics, il y auroit plus de crimes secrets. Je n'examine point ces raisons de la morale humaine. Il ne seroit peut-être pas difficile de prouver que cette morale doit elle-même condamner les spectacles. Sans parler des dangers ordinaires des pièces, quand toutes les nôtres seroient innocentes, quel danger n'y ajoutent pas les acteurs et les actrices? Dangers dont les suites, funestes à l'honneur, au repos et à la fortune des familles, peuvent causer des désordres qui intéressent l'Etat ; dangers qui se trouvent dans la représentation même d'Athalie, pièce qui n'eût jamais paru sur le théâtre public, si les intentions de l'auteur et celles de sa famille avoient été suivies.

M. de Cambrai (Let. à l'Ac.) prétend que, si nous avions

une tragédie qui n'inspirât que l'amour de la vertu, « un tel >> spectacle entreroit fort utilement dans le dessein des meil» leures lois, et n'alarmeroit pas la religion la plus pure. »

Nous avons certainement quelques pièces qui n'inspirent que l'amour de la vertu : peuvent-elles être jouées sans danger? Ce n'est point à moi à discuter cette question : je me contente de dire que mon sentiment est différent de celui de M. de Cambrai, et que je ne crois pas, comme le P. Saverio (1), que le théâtre puisse être jamais une école publique pour les pères de famille, les enfans et le peuple.

Ce Père, qui nomme un acteur de la comédie Italienne qui vivoit comme un saint, et ne montoit jamais sur le théâtre sans avoir mis un cilice sur sa chair, austérité à laquelle l'engageoit sa femme, qui, exerçant la même profession, vivoit dans la même sévérité de mœurs, nous apprend aussi que cette comédienne, deux ans avant sa mort, se retira du théâtre, et exhorta son mari à l'imiter ; ce qu'il ne fit pas. Le P. Saverio nous apprend encore que le fameux Solis, lorsqu'il embrassa l'état ecclésiastique, voulut anéantir les comédies qu'il avoit composées, quoique sages et décentes: Tuttoche savie e decenti, et résistant aux prières, et même aux ordres de ses supérieurs, ne voulut jamais fournir au théâtre des Autos Sacramentales, dont on avoit un grand besoin depuis la mort de Calderon, et quoique ces pièces soient toutes saintes: Tuttoche religiosissime è sacre.

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Ces traits, et plusieurs autres pareils, nous prouvent qu'àprès nous être fait, pendant un temps de notre vie, des principes sur certaines matières, qui nous paroissent certains; dans un autre temps de la vie, où nous voyons les choses d'un autre œil, ces mêmes principes nous paroissent faux;

(1) Jésuite italien qui a fait de savantes recherches sur toutes les espèces de poésie, dans un ouvrage intitulé Della Storia è della Ragione d'ogni Poesia,

et la désobéisance de Solis à ses supérieurs nous apprend ce qu'il pensa quand il fut bien pénétré de ses devoirs, du théâtre et des Autos Sacramentales.

CHAPITRE V.

En quoi consiste le Plaisir de la Comédie, et de ce Sel qui assaisonne les Comédies grecques.

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LORSQU'APRÈS avoir admiré une Muse qu'élève le cothurne, et qui porte le sceptre et la couronne, on voit sa compagne en brodequin, qui n'a d'ornemens que son masque, on est porté à la mépriser : elle a donc un mérite trèsquand, malgré la bassesse apparente de sa condition, et la simplicité de son langage, elle parvient à se faire admirer.

rare,

J'ai rapporté, dans l'histoire de la poésie dramatique chez les Grecs, que, pour rendre la joie au spectateur, attristé par la tragédie, les poètes inventèrent les pièces, satiriques; pièces de mauvais goût, parce qu'il ne peut y avoir d'alliance entre la tragédie et la comédie, deux espèces de, poésie entièrement opposées l'une à l'autre. L'une doit être toujours baignée de larmes ; et telle étoit la tragédie grecque : · l'autre doit toujours rire; et tel étoit le caractère de la vieille comédie. Destinée à l'amusement d'une vile, populace, elle étoit grossière dans ses discours et dans ses bouffonneries, se permettoit toute médisance, toute obscénité; et que d'obscénités devoient remplir un spectacle consacré à la joie, chez un peuple qui, dans sa religion, avoit des fêtes si impures et si extravagantes!

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Aristophane, un de ces génies, heureusement très-rares, parce qu'ils sont très-dangereux, génies qui, sachant assai-, sonner d'un sel fin les choses les plus grossières, savent

faire rire à la fois la canaille et les gens d'esprit, entreprit de rendre utile, non pas aux mœurs, mais au gouvernement public, une comédie si folle et si obscène. Au milieu des bouffonneries dont ses pièces sont remplies, nous voyons que le chœur s'adressoit souvent aux spectateurs pour leur faire observer que ce poète ne les amusoit pas, comme les autres, par un frivole badinage, et leur débitoit d'imporfantes vérités, auxquelles ils devoient faire attention. Quel est, en effet, l'objet de ces pièces où l'auteur paroît ne songer qu'à faire rire? De faire connoître la mauvaise conduite des administrateurs de la république et des généraux d'armée, d'engager le peuple à terminer par une paix nécessaire une guerre qui duroit depuis plusieurs années, de lui faire sentir le ridicule de sa religion, de lui révéler les fourberies de ses prêtres, et de lui inspirer du mépris pour les philosophes, qui ne débitent que de vaines subtilités. Jamais poète ne fut si extravagant en apparence, et ne traita des sujets si sérieux; mais jamais poète ne put traiter de pareils sujets que dans une ville où touté critique étoit bien reçue sur le théâtre, pourvu qu'elle fût tournée de façon qu'elle fit rire. Les Athéniens s'imaginoient que quand Bacchus. étoit fustigé sur le théâtre, ce dieu en rioit lui-même.

Cette liberté de la comédie cessa lorsqu'Athènes eut perdu la sienne la nouvelle comédie fut très-différente. Par les passages qui nous restent de Ménandre, de Philémon, et de plusieurs autres poètes, il paroît qu'elle étoit toute morale et sentencieuse. Elle devint plus utile aux mœurs; mais elle perdit son véritable caractère, qui est d'être plaisante. Elle doit toujours l'être, et il lui est permis de l'être quand elle attaque d'une manière fine et innocente les ridicules des hommes.

Ces ridicules, dépendans des usages, des modes et des différentes manières de penser, suivant les temps et les nations, ne doivent pas, à ce qu'il semble, être toujours

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attaqués de la même façon. Ce qui paroissoit plaisant aux. Athéniens, peut nous paroître froid; et ce qui étoit un bon mot pour eux, peut n'en être point un pour nous. Cependant une de nos comédies, entièrement imitée d'une comédie grecque, a été mise au nombre des bonnes, puisque, depuis tant d'années qu'elle paroît sur notre théâtre, elle fait rire et le parterre et les spectateurs délicats; je parle de celle des Plaideurs. C'est le même ridicule que, dans des siècles si différens, deux poètes ont attaqué de la même façon et avec les mêmes plaisanteries: elles sont donc assaisonnées d'un sel que le temps n'affadit point, et qui plaît à toutes les nations. Avant que d'examiner la nature de ce sel, je vais rechercher la nature du plaisir que nous cause la

comédie.

J'ai dit que la tragédie avoit à Athènes précédé la comédie, parce que les poètes trouvèrent qu'il leur étoit plus aisé de faire pleurer que de faire rire. Je suppose que, tandis que le peuple s'amuse à entendre un baladin monté sur des treteaux, un criminel condamné à un supplice douloureux vienne à passer, le baladin verra presque tous ses auditeurs le quitter et courir au spectacle tragique.

Par quelle bizarrerie l'homme, qui ne souhaite que la joie, va-t-il chercher les objets qui l'attristent, plutôt que ceux qui le font rire? Il est certain, comme dit si bien Cicéron, que la nature nous a faits pour les choses sérieuses, plutôt que pour jouer et folâtrer: Neque enim ita generati à naturâ sumus ut ad ludum et jocum facti esse videamur, sed ad severitatem potius. Il n'est pas nécessaire de faire valoir cette raison : nous conviendrons aisément que la tragédie nous procure un plaisir plus vif que celui de la comédie.

La tragédie, qui excite en nous les deux passions qui nous sont données pour notre conservation et celle des autres, en les excitant, nous fait jouir d'un bien. La vue

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