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en d'autres termes, elle perdoit aussitôt le ton naturel, qu'elle avoit peine à reprendre.

Corneille, qui avoit mis à la mode parmi nous le goût de la comédie espagnole, à la tête d'une pièce qu'il avoit intitulée Comédie héroïque, avoit avancé que la comédie peut se passer du ridicule. Lorsque Molière, qui nous avoit accoutumés à une censure enjouée du ridicule, mourut, Boileau regarda la comédie comme morte avec lui. Ses successeurs ont pris une route différente, et ont travaillé dans un genre qu'ils ont appelé noble, et qui se passe du ridicule. Quelque noble qu'il puisse être, je crois qu'au plaisir de voir des intrigues merveilleusement conduites et dénouées, à celui d'entendre des sentimens délicatement développés et des portraits ingénieusement faits, les hommes préféreront toujours celui d'aller rire d'eux-mêmes, en se regardant dans un miroir qu'un autre Molière leur pré

sentera.

Après avoir dit que la tragédie, poëme qui doit toujours être grave et majestueux, est très-souvent dangereuse, que pourrois-je dire de la comédie, poëme où règne la liberté, l'enjouement et la satire? Il n'est pas impossible qu'elle soit une censure innocente; mais les comédies qu'on peut appeler innocentes sont si rares, que nous pouvons dire en général, avec Quintilien, qu'il faut interdire cette lecture aux jeunes gens, jusqu'à ce que leurs moeurs soient en sûreté : Cum mores in tuto fuerint. Et à quel âge sont-elles en sûreté? (1) Un saint Jean Chrysostôme (supposé que ce qu'on dit de lui soit véritable) pouvoit se délasser à la lecture d'Aristophane, en y cherchant le style élégant de sa

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(1) On dit même que ce Saint avoit toujours Aristophane sous son chevet c'est ce qu'on trouve répété dans plusieurs écrivains modernes. Sur quelle autorité sont-ils fondés? Ménage croit que Manuce est le premier qui en ait parlé dans sa préface sur Aristophane. Si Manuce est le premier, ce fait est fort douteux, et peut-être très-faux,

TOME VI.

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langue; et il étoit permis à un saint Jérôme, dans son désert, de lire Plaute, quoiqu'il se soit reproché le plaisir que lui causoit cette lecture.

CHAPITRE VI.

Histoire de la Poésie dramatique chez les Romains.

PAR un passage de Platon, dans le second livre des Lois; par les vases étrusques, sur lesquels on voit des cothurnes et des masques; et par Varron, qui nomme un poète qui avoit fait des tragédies toscanes, on juge que les spectacles dramatiques furent très-anciens dans l'Italie: mais les Romains, peu curieux des amusemens de l'esprit, les ignorèrent pendant plusieurs siècles.

La religion, ou, pour mieux m'exprimer, la superstition, donna, chez les Romains, comme chez les Grecs, la naissance à des représentations publiques. Elles commencèrent par des jeux bouffons sur un théâtre ; spectacle très-nouveau pour un peuple belliqueux, dit Tite-Live: Nova res bellicoso populo. Les Romains, pour faire cesser la peste qui les affligeoit, introduisirent une nouvelle peste bien plus dangereuse, suivant saint. Augustin: Novam pestem..... quod est multo perniciosius moribus, intulerunt. Ils s'imaginèrent que des jeux sur un théâtre apaiseroient la colère des dieux ils firent venir des baladins de Toscane; et leurs jeux n'ayant point calmé la peste, on chercha un autre remède. Un clou fut enfoncé par la main d'un dictateur au côté droit du temple de Jupiter. Telle étoit alors la stupidité des Romains.

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Il n'y avoit ni action ni vers dans les jeux que représentèrent les baladins de Toscane : ce n'étoient que des danses grossières au son de la flûte, sine carmine ullo. Les jeunes

gens de Rome, les voulant imiter, y ajoutèrent des vers pleins de raillerie, qu'ils chantoient en faisant des mouvemens qu'ils accordoient avec leurs chants: parce que ce mot toscan hister signifioit acteur, ces acteurs furent nommés histriones. Leurs vers, qui n'étoient d'abord que railleurs, devinrent très-mordans; le jeu dégénéra en rage: In rabiem verti cæpit jocus. Hor. Le magistrat y mit ordre; les jeunes gens récitèrent des vers plus sages, en les accompagnant de chants et de danses.

Leurs pièces, qui n'avoient aucune forme dramatique, étant composées de chants, de danses et de vers de toute sorte de mesures, furent nommées satires, du mot latin satura, qui veut dire un mélange de plusieurs choses. Notre mot farce a eu une pareille origine; ces petites pièces étant farcies de plusieurs badinages différens.

Après la première guerre punique, Andronicus fit jouer, pour la première fois, l'an de Rome 514, une pièce divisée en actes, et osa abandonner les satires pour traiter des sujets suivis. Tite-Live emploie ce terme il osa, parce que c'étoit une entreprise hardie de vouloir mettre une forme à un spectacle qui n'en avoit aucune. Andronicus, originaire de la Grèce, et qui pouvoit avoir quelque connoissance {des spectacles grecs, voulut les imiter. Il jouoit lui-même sa pièce, et faisoit d'abord l'acteur et le choeur; il chantoit et dansoit à-la-fois, au son d'une flûte. Comme le peuple le faisoit jouer souvent, et quelquefois lui faisoit répéter les mêmes choses, il s'enroua, et demanda la permission de faire chanter à sa place un homme qui se tiendroit auprès du joueur de flûte. Débarrassé du chant, qui lui faisoit perdre la respiration, il dansa avec plus de vigueur : ce qui fut cause qu'on partagea pour toujours la danse et le chant entre deux personnages. On donna aux acteurs de la pièce, qui conservèrent le nom d'histrions, des chanteurs, qui, pendant que ces histrions dansoient, suivoient, dans leurs chants, leurs

mouvemens et leurs gestes: Ad manum cantari cœptum ; termes de Tite-Live, que je tâcherai d'éclaircir quand je parlerai de la déclamation théâtrale des anciens.

Les pièces d'Andronicus firent oublier aux Romains les satires, ils n'en voulurent plus d'autres, tant que les poètes jouèrent eux-mêmes dans leurs pièces, mais lorsque ces représentations eurent été abandonnées à des personnes viles, les jeunes gens de Rome, n'ayant plus la même considération pour les acteurs, reparurent sur le théâtre pour réciter, à la fin de la pièce sérieuse, quelques vers badins. Ces nouvelles satires furent nommées, par cette raison, exodia, d'un mot grec qui signifie fin, et furent associées aux pièces nommées atellanes, d'Atella, ville de Toscane.

Les atellanes avoient pour objet, comme les pièces satiriques chez les Grecs, de réjouir le spectateur que la tragédie avoit attristé ; mais la sévérité romaine, qui étoit encore dans sa vigueur, n'y permit qu'un élégant badinage : Venustam elegantiam, dit Dona sur Térence; et Valère Maxime dit de même : Hoc genus delectationis italicá severitate temperatum. Cette sagesse qu'exigeoient les magistrats ne dura pas toujours; mais les acteurs des atellanes conservèrent toujours le privilége de n'être point regardés comme histrions Tanquam expertes ludicræ artis. On ne pouvoit, lorsqu'on étoit mécontent de leur jeu, les obliger d'ôter leurs masques, affront que le peuple faisoit aux autres comédiens. La jeunesse romaine, qui se réserva à elle seule le droit de représenter ces pièces, ne voulut point qu'elles fussent profanées par les comédiens: Nec ab histrionibus pollui passa est. Tit. Liv. L'atellane conservoit encore, du temps de Cicéron, sa dignité, puisque, pour dire qu'au lieu d'un aimable plaisant on lui a envoyé un misérable farceur, il s'exprime ainsi : Non atellanum sed mimum introduxisti. L. 9, Ep. 16.

Andronicus, cet Eschyle des Romains, eut un rival dans

Nævius, dont la première pièce fut jouée l'an 519 de Rome. Ses railleries ayant offensé une famille puissante, il fut mis en prison, et ensuite condamné au bannissement. Les enfans des Muses n'imprimèrent pas d'abord un grand respect aux Romains; et le consul qui mena avec lui Ennius dans la province où il alloit commander, fut repris par Caton. comme un homme voluptueux, qui menoit des poètes à sa suite. (Tuscul. 1.)

Pacuvius, Cæcilius, Accius, composèrent plusieurs pièces dramatiques; et tous ces poètes, dont Horace, Perse et Martial, ne parlent qu'avec mépris, sont traités plus favorablement par Quintilien, qui prétend que la perfection ne leur a manqué que parce qu'elle manquoit à leur siècle.

Le peuple prenant goût aux pièces dramatiques, il fallut des théâtres; ils n'étoient d'abord que de planches rassemblées, qu'on retiroit après le spectacle. On fut même long-temps sans accorder aux spectateurs la liberté de s'asseoir : on ne croyoit pas qu'il fût de la dignité de la république de permettre à des Romains de rester long-temps occupés d'amusemens qui ne convenoient qu'à des Grecs, et on craignit que la liberté de s'asseoir ne leur fit passer des journées entières dans l'oisiveté. La sévérité de la discipline faisoit quelquefois abattre les théâtres. Le consul Scipion en fit détruire un comme inutile et pernicieux aux moeurs publiques: Tanquam inutile et nociturum publicis moribus. Tit. Liv. Saint Augustin représente aux Romains qu'un de leurs citoyens a été plus sage que leurs dieux, puisqu'il a condamné des spectacles qu'ils avoient établis pour honorer leurs dieux. Ce Scipion étala dans un long discours les dangers de ces spectacles, disant qu'il falloit laisser aux Grecs leurs vains amusemens: Græcam luxuriam, et ne pas donner entrée à Rome à cette iniquité étrangère : Peregrinae nequitiæ. Nous avons vu à Athènes Solon gémir des spectacles introduits par Thespis: nous voyons à Rome les graves personnages gémir

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