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Cette action si grande est une, entière, et compose un tout parfait. Elle ne demande pas plus de temps que la durée de la représentation, et elle se passe dans le même lieu, puisque le chœur, qui remplit les quatre intervallès, ne laisse jamais de vide; elle est complète, et la fin ne laisse rien à desirer, puisque Joas, proclamé roi par tout le peuple, et délivré de ses ennemis, est paisible possesseur du trône qui lui appartient. Les périls qu'il a courus ont tenu le spectateur dans de continuelles alarmes : ainsi, cette pièce a pour âme les deux passions essentielles à la tragédie, la crainte et la pitié.

Le dénouement arrive par une reconnoissance qui cause une péripétie; et la reconnoissance, comme la péripétie, naît du sujet. Voilà l'espèce de tragédie qui entraine l'âme où elle veut, suivant le terme d'Aristote.

La reconnoissance a toutes les qualités qu'il demande. Elle se fait par un signe extérieur qui cause la surprise, la marque du couteau, deux témoins qui ont vu donner le coup: Josabet et la nourrice ont emporté l'enfant, et ne l'ont jamais quitté. Un autre témoin du coup, celle qui l'a ordonné, le reconnoîtra avec surprise, en disant :

Je reconnois l'endroit où je le fis frapper.

Cette reconnoissance, qui est tirée du sein même de la chose, se forme peu à peu d'une suite vraisemblable. (Je répète les termes d'Aristote.) Le grand-prêtre a promis un roi aux lévites ; quand il le leur présente, il leur en raconte l'histoire :

Josabet dans son sein l'emporta tout sanglant,

Et n'ayant de son vol que moi seul pour complice,
Dans le temple cacha l'enfant et la nourrice.

Ces lévites, qui ont vu l'enfant apporté et élevé dans le temple, doivent, sur ce qu'il est, croire deux personnages aussi respectables pour eux que leur grand-prêtre et son épouse; et quand ils auroient quelque doute, ils sont

TOME VI.

Ii

entièrement convaincus au moment qu'Athalie reconnoit la nourrice :

Vois-tu cette Juive fidelle

Dont tu sais bien qu'alors il suçoit la mamelle?

Et la marque du couteau :

Reine, de ton poignard connois du moins ces marques.

Lorsqu'Athalie est elle-même forcée de reconnoître celui dont elle occupe le trône, celui qui, reconnu son roi, va la faire égorger, personne ne peut plus douter de la certitude d'une reconnoissance qui produit la catastrophe, Athalie perdant une autorité usurpée et succombant sous l'autorité légitime.

A la vérité, la catastrophe est heureuse pour les bons, et, funeste pour les méchans; elle remet l'âme des spectateurs, dans la tranquillité mais une tragédie peut, comme je l'ai dit, être parfaite, sans exciter la terreur; et quand on, ne mettroit celle-ci qu'au second rang, pour obéir à Aris-, tote, on ne l'admirera pas moins.

On croiroit devoir trouver quelque ressemblance entre Héraclius et Athalie, parce qu'il s'agit, dans ces pièces, de remettre sur un trône usurpé un prince à qui ce trône appartient, et ce prince a été sauvé du carnage dans son enfance. Ces deux pièces n'ont cependant aucune ressemblance entr'elles, non-seulement parce qu'il est bien différent de vouloir remettre sur le trône un prince en âge d'agir par lui-même, ou un enfant de huit ans, mais parce que Corneille a conduit son action d'une manière si singulière et si compliquée, que ceux qui l'ont lue plusieurs fois, et même l'ont vu représenter, ont encore de la peine à l'entendre, et qu'on se lasse à la fin

D'un divertissement qui fait une fatigue.

Dans Héraclius, sujet et incidens, tout est de l'invention du génie fécond de Corneille, qui, pour jeter de grands

intérêts, a multiplié des incidens peu vraisemblables. Croira-t-on une mère capable de livrer son propre fils à la mort, pour élever, sous ce nom, le fils de l'empereur mort? Est-il vraisemblable que deux princes, se croyant toujours tous deux ce qu'ils ne sont pas, parce qu'ils ont été changés en nourrice, s'aiment tendrement lorsque leur naissance les oblige à se détester, et même à se perdre? Ces choses ne sont pas impossibles; mais on aime mieux le merveilleux qui naît de la simplicité d'une action, que celui que peut produire cet amas confus d'incidens extraordinaires. Peu de personnes connoissent Héraclius; et qui ne connoît pas Athalie?

Il y a d'ailleurs de grands défauts dans Héraclius. Toute l'action est conduite par un personnage subalterne qui n'intéresse point. C'est la reconnoissance qui fait le sujet, au lieu que la reconnoissance doit naître du sujet, et causer la péripétie. Dans Héraclius, la péripétie précède la reconnoissance. La péripétie est la mort de Phocas: les deux princes ne sont reconnus qu'après cette mort; et comme alors ils n'ont plus à le craindre, qu'importe au spectateur qui des deux soit Héraclius? Il me paroît donc que le poète qui s'est conformé aux principes d'Aristote, et qui a conduit sa pièce dans la simplicité des tragédies grecques, est celui qui a le mieux réussi.

S. II. Des Mœurs.

Les mœurs des hommes sont la cause de leurs actions. La tragédie est l'imitation d'une action; cette action arrive ordinairement, parce que tels personnages ont telles mœurs, telles inclinations, tels caractères : il faut donc qu'une tragédie ait des mœurs.

Ce que je dis ici, d'après Aristote, est si simple, qu'on ne voit pas d'abord la nécessité de le dire; et comme tout

homme a des mœurs, on peut demander s'il est possible qu'il y ait une tragédie sans mœurs.

Il y en a beaucoup parmi nous, et il y en eut parmi les Grecs après le temps de leurs grands poètes, puisqu'Aristote se plaint de ce que la plupart des tragédies de son temps étoient sans mœurs. Il faut donc chercher ce qu'il a voulu dire.

Il compare ces poètes de son temps, qui faisoient des tragédies sans mœurs, à Zeuxis, dont les ouvrages ne portoient aucune idée des mœurs, au lieu que tous les tableaux de Polignote faisoient connoître les mœurs des personnes qu'ils représentoient. Cette comparaison nous fait entendre la pensée d'Aristote.

Un peintre qui n'est que médiocrement habile, se contente de rendre fidellement les traits du visage de la personne qu'il peint; un habile peintre sait peindre le visage et l'âme. Dans un tableau où seront ensemble Hélène et Pénélope, on distinguera du premier coup d'œil l'une de l'autre, si le peintre est du nombre de ceux qui savent peindre les mœurs.

Voilà ce que sait faire un grand poète. Les mœurs, soit bonnes, soit mauvaises, de ses principaux personnages sont si marquées, et, pour me servir d'un terme de peinture dans notre langue, si prononcées, qu'elles nous préparent à ce qui doit arriver : ce qui contribue à la vraisemblance de l'action. On prévoit, en voyant Britannicus imprudent, et toujours prêt à donner dans les piéges qu'on lui tend, qu'il sera la victime d'un frère dissimulé ; on prévoit qu'Agrippine, par ses plaintes continuelles, va perdre le peu de crédit qui lui reste. Les choses arrivent comme on a prévu, parce qu'elles arrivent suivant les mœurs des personnages. Cette vraisemblance ne se trouve pas dans les pièces où les mœurs ne se trouvent pas marquées. C'est ainsi, ce me semble, qu'il faut entendre ce

qu'Aristote dit des mœurs, et je juge de sa pensée par ce qu'il dit dans un autre endroit sur Homère : « Quelque » personnage qu'Homère amène, homme ou femme, tout » personnage parle suivant ses mœurs et son caractère : car » tout a son caractère chez Homère. » Il seroit aisé de faire voir que les personnages de Corneille n'ont pas toujours un caractère marqué, et que, dans les pièces de son successeur,

tout a son caractère.

Le poète fait quelquefois connoître les mœurs des personnages avant qu'ils paroissent, par le rapport des autres. On sait, avant que de voir Pyrrhus, qu'il n'est jamais le maître de lui-même, et qu'il essuie les pleurs qu'il fait couler. Le caractère de Mithridate est si bien connu avant qu'il arrive, que la nouvelle de son arrivée prépare à ce trouble qui va suivre; mais le même poète a souvent l'art de faire connoître les mœurs d'un personnage par les premières paroles qu'il lui fait prononcer. Quand on entend Agrippine dire, en parlant de son fils :

Ah, que de la patrie il soit, s'il veut, le père, etc.

on est instruit qu'une femme de ce caractère s'embarrasse peu du bien public et de la vertu de son fils, pourvu que ce fils la laisse gouverner. A peine Achille est entré sur la scène, qu'on connoît ses mœurs par sa réponse à Ulysse :

Dans les champs phrygiens les effets feront foi, etc.;

et l'on juge qu'un héros de ce caractère ne se laissera pas aisément enlever Iphigénie. Sitôt qu'on entend parler Roxane, on ne doute point que Bajazet ne soit très-malheureux d'en être aimé, et qu'il ne lui en coûte la vie s'il manque de complaisance pour une femme de ce caractère.

Les premiers vers d'Athalie nous font connoître les caractères d'Athalie, de Mathan et d'Abner; et celui du grand-prêtre est connu par le premier vers qu'il prononce. Abner lui vient annoncer des périls qui le menacent :

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