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MONSIEUR A. FIRMIN DIDOT,

SUR QUELQUES POINTS

DE PHILOLOGIE FRANÇAISE.

MONSIEUR ET CHER ÉDITEUR,

Le livre Des variations du langage français, que j'ai publié chez vous il y a quelques mois, a été vivement attaqué dans la Bibliothèque de l'École des chartes, également sortie de vos presses.

Si ces attaques n'atteignaient que mon amour-propre, je ne répondrais pas une syllabe; mais l'intérêt de la science s'y trouve et mêlé et compromis; il s'agit surtout d'un point de grammaire curieux et fondamental: dès lors je suis tenu de défendre ce que je crois la vérité. Cette considération vous fera, j'espère, excuser l'étendue de cette lettre, qui eût pris bien d'autres développements encore, si j'eusse voulu suivre la critique pas à pas, et la combattre à toute occasion. Il suffira de toucher quelques détails saillants; on jugera du reste par analogie.

J'ai refusé de reconnaître, par rapport à l'étude de la vieille langue dans ses monuments, l'importance exagérée qu'on a faite aux patois sous le nom pompeux de dialectes. J'ai dit : Il y avait un centre du royaume, une langue française constituée; les écrivains de la province visaient tous à écrire la

langue du centre. S'il en est autrement, qu'on me montre dans ces écrivains les expressions en dehors de la langue commune, caractéristiques de tel ou tel dialecte. Bien entendu, je n'accepte pas comme autant de mots à part les différences d'orthographe qui se rencontrent souvent dans la même page d'un manuscrit.

Mais comme un élève de l'École des chartes, feu M. Fallot, d'estimable et regrettable mémoire, a laissé un gros volume sur ces dialectes, dont il a plus que personne préconisé l'importance, il fallait bien a priori que mon opinion fût erronée, absurde, monstrueuse et révoltante. Après toutes les vaines déclamations possibles, M. Guessard en vient enfin à m'opposer le témoignage d'un texte.

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Je laisse parler mon adversaire :

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Que le trouvère fit parfois effort pour écrire en français de France, et qu'il y réussît tant bien que mal, c'est pos<«<sible; mais qu'il le voulût toujours, ou que toujours il y parvint, ce n'est pas vrai (1).

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Voyez plutôt ce qui arriva au trouvère Quenes de Bé« thune (2), ce grand seigneur poëte et guerrier, qui mieux

(1) Parfois est bon, comme c'est possible. Lisez, au lieu de parfois, toujours, et au lieu de c'est possible, c'est certain, en attendant que M. Guessard fournisse une preuve du contraire. Un démenti n'en est pas une, si grossier qu'il soit.

(2) M. Guessard écrit toujours Quènes de Béthune, avec un accent grave sur l'e, ce qui force à prononcer caine de Béthune. La vraie prononciation est cane de Béthune (comme femme, fame); et lorsqu'on rencontre ce mot écrit en une syllabe quens, cuens, il faut prononcer can. Les Italiens disent de même : can-grande, can-francesco; facino-cane; can della scala. C'est un titre de dignité répondant à celui de bailli. Ce radical can appartient à la langue tartare, où il signifie roi, prince, chef: le grand khan de Tartarie commandait aux khans inférieurs; Gengis-khan. Les Huns et les Avares ont laissé chez nous ce curieux vestige de leur passage en Europe, au v° siècle : les chroniqueurs latins du moyen âge ont traduit khan par canis, caganus, canesius : « Rex Tartarorum, qui et magnus canis dicitur. » (Chron. Nangii, ann. 1299.) — « Rex Avarorum, quem sua lingua cacanum appellant. » (PAUL WARNEFRIED, de Gest. Langob. IV, 39); « constituerunt canesios, id est baillivos, qui justitiam

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«< que tout autre pouvait s'instruire du beau langage. Il était « Artésien, comme l'indique son nom, et il composait en arté« sien ou en picard; ce qui était tout un. Vers l'an 1180, il << vint à la cour de France, où la régente Alix de Champagne, « et le jeune prince son fils, qui depuis régna sous le nom de «Philippe-Auguste, lui exprimèrent le désir d'entendre quelqu'une de ses chansons. Quenes de Béthune récita donc des « vers très-intelligibles pour ses auditeurs, mais fortement empreints d'un cachet picard; aussi fut-il raillé par les sei«< gneurs de France, repris par la reine et par son fils :

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Voilà le passage fondamental, unique, dont on argumente pour prouver l'emploi des dialectes dans la littérature.

Il est facile de répondre à M. Guessard.

Observez d'abord qu'il s'agit ici d'une pièce récitée, et non de vers écrits. La distinction est essentielle.

facerent. » (Magister ROGERIUS, ap. CANG. in Caganus.) De là est venu le français quens, l'italien can, et peut-être l'anglais king.

On voit, par cet exemple, de quelle importance est la recherche et le maintien de la prononciation véritable. Ce travail offre déjà bien assez de difficultés, sans y en ajouter encore comme à plaisir. Je me suis élevé souvent contre cette barbare manie d'introduire des accents dans les vieux textes l'unique résultat possible est d'égarer le lecteur philologue, et d'effacer les dernières traces d'étymologie. Il serait si simple et raisonnable d'imprimer les manuscrits comme ils sont ! Mais précisément par ce motif il est à craindre qu'on ne l'obtienne jamais des savants éditeurs. On vient encore de publier la Mort de Garin, où les mots que, ce, ne, sont figurés qué, cé, né, même lorsque l'e s'élide. Il faut bien être possédé de la fureur des accents!

(1) Bibliot, de l'Ec. des chartes, t. II (1846), p. 192.

Que le premier venu, en lisant ce couplet, comprenne qu'il est question des mots, c'est une erreur excusable: il est étranger à ces études, et habitué à la précision de notre langue moderne. Mais que M. Guessard s'y trompe, c'est ce que je ne saurais expliquer, s'il n'était bien connu que la passion fait arme et ressource de tout. Lorsque Quenes de Béthune dit qu'on a raillé sa parole, son langage, il entend sa prononciation, son accent picard. Au douzième siècle, ces mots accent, prononciation, n'étaient point encore dans la langue; il fallait, pour en rendre la pensée, se servir d'équivalents approximatifs. J'ai dit mot d'Artois signifie : j'ai parlé à la mode du pays d'Artois; cette dernière expression représente exactement l'équivoque de l'autre : j'ai parlé, s'agit-il des mots que vous avez employés, ou de votre manière de les prononcer?

Ces deux vers, où les mots soulignés par M. Guessard semblent renfermer ma condamnation,

Encor ne soit ma parole françoise,

Si la puet on bien entendre en françois,

signifient, selon M. Guessard: Encore que je parle picard, les Français peuvent bien me comprendre.

Et, selon moi : Encore que je récite avec un accent de province, on peut me comprendre parfaitement dans l'Ile de France; ou, en d'autres termes : Comme je parle d'ailleurs bon français, mon mauvais accent n'empêche pas qu'on ne me comprenne très-bien à Paris.

Ainsi ce passage établit précisément la pureté du style de Quenes de Béthune. M. Guessard, croyant me perdre sans retour, a fait comparaître un témoin dont la déposition m'absout et le condamne.

M. Guessard peut m'en croire : je sais assez le picard pour lui attester 1° que ni les poésies de Quenes de Béthune, ni celles d'Eustache d'Amiens, ni celles de tous les trouvères de la Picardie et de l'Artois, ne sont écrites dans ce dialecte, puisque dialecte il y a; 2° que des poésies picardes, surtout récitées, défieraient l'intelligence de tous les Français, sans en excepter M. Guessard lui-même. La Picardie a fourni, au

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