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vertu d'une négation adjointe. Que fait M. Guessard ? Il m'allègue des exemples où rien nie évidemment, sans être accompagné d'aucune négation exprimée; cela semble péremptoire :

Et sa morale, faite à mépriser le bien,

Sur l'aigreur de sa bile opère comme rien.

(MOLIÈRE.)

Mais ici, et dans une foule de cas semblables, la négation est enfermée dans l'ellipse, sans laquelle il est impossible d'analyser la phrase, ni même d'entendre la pensée : Sa morale opère comme rien n'opère.

Est-il venu quelqu'un ? - Personne. Voyez-vous beaucoup de monde? Ame qui vive. Il serait trop plaisant qu'on vint soutenir que personne, âme, sont des mots négatifs par euxmêmes, sous prétexte qu'ils servent à nier sans l'addition de ne. Ne est dans l'ellipse: il n'est venu personne ; je ne vois âme qui vive. La vivacité du dialogue fait que l'on court aux derniers mots; mais grammaticalement les premiers sont toujours supposés.

Autre exemple: Ce critique a-t-il de la bonne foi? Guère. Tout le monde comprend cela : il n'en a guère; c'est évident! Bien que la négation soit encore dans l'ellipse, personne ne s'y trompera, et n'ira comprendre que le critique beaucoup de bonne foi.

Tout cela est bien expliqué aux pages 504 à 505 de mon livre; mais M. Guessard, cette fois encore, n'a point voulu voir. Seulement il montre un moment cette explication comme de lui, et comme une conjecture possible de son antagoniste; et il se hâte de déclarer «qu'il serait prodigieux de sous-en<< tendre dans une phrase négative ce qui lui donne précisé«ment sa force négative, à savoir la négation.» (Page 345.) Dans une phrase complète, soit; dans une elliptique, non; et voilà toute la finesse : elle n'est pas grande! Si cela est prodigieux, il faut que M. Guessard se résigne à ce prodige, ou à soutenir que personne et âme sont des négations.

Par une autre malice aussi ingénieuse, il affecte de con

fondre dans ses exemples rien, adverbe, avec un rien, substantif, afin de les soumettre à une loi commune. Sa discussion est un mélange d'éléments hétérogènes, qui déroutent le lecteur peu habitué, et l'entraînent d'un principe faux à une conséquence fausse. Une autre encore de ses adresses, est de réfuter en termes généraux ce qu'il ne pourrait attaquer d'une manière directe et de front, en citant, le texte. Quoi de plus simple que ce que je viens de dire sur la négation tantôt exprimée, tantôt elliptique ? Un enfant le saisirait. Aussi M. Guessard s'est-il bien gardé de le reproduire ! il n'aurait pas ensuite pu brouiller quatre pages sur rien. Voici donc comment il s'exprime:

<«< C'est une chose curieuse que de considérer les artifices « d'analyse auxquels M. Génin se livre, les subterfuges, les « faux-fuyants où il s'engage pour échapper à l'évidence qui «<le poursuit, et surtout pour se donner le plaisir de fustiger « l'Académie.» (Page 344.)

Me voilà réfuté sans avoir été cité. Tous ces artifices d'analyse, ces subterfuges, ces faux-fuyants, vous avez vu à quoi cela se réduit. Et comme M. Guessard ne peut supposer dans autrui moins que le mensonge, et le mensonge dans des vues odieuses, il prend sur lui d'affirmer que je m'efforce d'échapper à l'évidence qui me poursuit; et pourquoi ? Pour me donner le plaisir de fustiger l'Académie ! M. Guessard estime bien haut le plaisir de fustiger !

C'est qu'il faut savoir que M. Guessard a résolu de se faire accepter pour le vengeur de l'Académie, et de réduire en poudre les censures que j'ai osé porter contre la dernière édition du célèbre Dictionnaire (1). A voir le zèle singulier qu'il apporte dans cette tâche, on croirait volontiers que toute sa

(1) Un des moyens de M. Guessard pour innocenter l'Académie consiste à dire que son dietionnaire est un almanach. « Il fallait négliger les vieilles expressions (celles de Molière) dans un almanach de la langue. Le Dictionnaire de l'Académie, tel qu'il a été conçu et exécuté, est cet almanach. »> (P. 314.) C'est le cas de lui citer deux vers des Ménechmes :

<<

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Monsieur, une autre fois, ou bien ne parlez pas,
Ou prenez, s'il vous plaît, de meilleurs almanachs.

polémique n'a été entreprise que pour en venir là. Si ce zèle est sincère, s'il est pur de toute vue intéressée, je n'ai, sauf les conclusions grammaticales, rien à y reprendre. Mais jusqu'ici, je l'avoue, je n'ai pas cru que l'excès de générosité fût le défaut de M. Guessard. Comment donc M. Guessard, habituellement si farouche, si ardent à mordre, devient-il tout à coup si doux, si indulgent, si tendre, quand il s'agit de l'Académie? Comment tout son fiel s'est-il changé en miel ? Quelle ardeur à défendre les choses les moins défendables, par exemple: rien, donné pour adverbe de négation! S'il eût trouvé cette erreur dans mon livre, eût-il amoncelé cinq pages d'arguments pour la défendre? J'en doute fort. << M. Génin « rit de l'Académie! L'Académie aurait beau jeu pour ren« voyer la balle à son aristarque!..... L'Académie pourrait « rendre à M. Génin la monnaie de sa pièce! » (P. 332 et 335.) Comme on reconnaît dans ces nobles métaphores le langage exalté de la passion! C'est que M. Guessard peut bien plaisanter quand il ne s'agit que de la science; mais blesser l'Académie, c'est le blesser lui-même à l'endroit le plus sensible; alors il s'irrite, il s'indigne, il s'échauffe jusqu'à la prosopopée, sa figure favorite. Voici comme il fait parler l'Académie, se justifiant d'avoir reçu mie substantif tronqué, pour amie (1):

-«Jugez un peu de son embarras! L'infortuné jeune homme « eût été capable de le confondre avec mie de pain; et si par « ma faute il était tombé dans une telle erreur, il n'aurait pas « eu assez de tout son esprit pour me railler; dans son dépit, Monsieur, il eût encore emprunté le vôtre; et alors c'eût été << fait de moi! on eût bientôt lu, sur le monument élevé à ma « mémoire : Ci-gît l'Académie française, morte des traits d'esprit que lui décochèrent un jour M. Génin et un jeune Prus« sien. Priez pour elle! » (P. 333.)

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Je ne pense pas que l'Académie se reconnaisse à ce langage. Elle sera touchée, comme elle doit l'être, de la protection

(1) Je ne lui reprochais pas l'admission de ce mot, mais de n'y avoir pas joint un avertissement. J'avais supposé un jeune étranger cherchant inutilement dans le Dictionnaire de l'Académie certains mots de Molière.

que lui accorde M. Guessard; mais je suis bien trompé, si jamais elle lui donne chez elle la charge d'orateur. Si elle couronne quelque chose de M. Guessard, ce ne sera pas ce discours-là (1).

«

Mon adversaire a manqué d'art, sinon d'artifice, dans son procédé. Sa manœuvre est trop à découvert; les tons de son tableau sont trop crus et trop heurtés; il a trop négligé les ombres et les voiles, partes velare tegendas. Le contraste perpétuel qu'il a soin d'établir sous les yeux de l'Académie entre sa conduite et la mienne, entre mes censures et ses apologies, pourra choquer la délicatesse de ceux-là même qui se sont montrés offensés de mes critiques. M. Guessard s'alarme avec trop de faste d'un danger qui n'a point d'apparence; il s'empresse trop de jeter des cris de détresse et de voler au secours. Il voudrait faire croire que l'Académie a peur de moi, et par conséquent besoin de lui. C'est se faire de fête où l'on n'est point nécessaire, et l'Académie est assez forte toute seule. Apparemment M. Guessard trouve dans son rôle de grands sujets d'espérance: je ne vois dans le mien aucun sujet d'inquiétude. Ainsi nous avons tous deux bonne confiance en l'Académie, mais par des motifs diamétralement opposés. En cet endroit, si l'on me trouve obscur, c'est que j'aime mieux manquer de clarté que de pudeur. Avant peu, l'on connaîtra le secret de cette polémique, et l'on pourra dignement apprécier le bon

(1) M. Guessard et moi concourions alors pour le prix sur la langue de Molière. L'Académie l'a partagé entre nous deux ; mais les amis et admirateurs de M. Guessard écrivent, dans l'Univers, qu'une fausse couleur de voltairianisme répandue dans mes écrits « a trompé le goût émoussé de quelques vieillards, et qu'ainsi s'expliquent les récents succès de « M. Génin à l'Académie française. » (L'Univers du 24 octobre 1846.) C'est de la part des amis de M. Guessard un vote de confiance contre moi, car je ne suppose pas que l'Académie ait communiqué mon manuscrit aux abbés de l'Univers. Mais je le publie, et ils pourront désormais me déchirer sans trahir l'excès de leur passion par l'excès de leur maladresse. Si mon travail resserré en un volume est incomplet, il sera complété par la publication de celui de M. Guessard, bien autrement important, puisque, au su de tout le monde, le manuscrit ne formait pas moins de dix volumes in-folio. (Note écrite au mois d'octobre.)

goût, l'élévation d'âme qui a combiné cette défense de l'Académie auprès de ces attaques contre mon ouvrage. Je ne sais quel en sera le dernier succès; je sais seulement qu'en certaines circonstances données, les flatteries me sembleraient plus injurieuses que les censures. Les raisons de M. Guessard en faveur de l'Académie se présentent avec une négligence qui provoque l'attaque par l'appât d'une victoire aisée. Le piége est bien grossier! Je l'ai vu, je le méprise, et je passe.

La lecture de cette immense diatribe m'a pourtant appris quelque chose dont, je l'avoue, je ne me doutais pas : c'est que je n'ai pas fait mon livre; je l'ai pillé de tous côtés. Si j'en crois la formidable mémoire de mon critique, il n'est personne parmi les vivants ou les morts qui n'ait à revendiquer son bien dans ce que je croyais mon ouvrage. M. Raynouard, M. Ampère, M. Paulin Paris, M. Francis Wey, M. Francisque Michel, M. Guessard lui-même (proh pudor!), Robert Estienne, Fabry, Roquefort, Du Cange, l'inappréciable Du Cange (Du Cange n'attendait plus que cette épithète de M. Guessard), tous ces noms ne forment pas la moitié de la litanie des savants dépouillés par mes larcins: larcin est le mot, car M. Guessard ne suppose jamais qu'on ne sache point par cœur ses écrits et ceux de ses amis ; il n'admet pas de rencontre fortuite, ce sont toujours des vols prémédités : or, il ne reçoit dans un livre de philologie que des idées toutes neuves, absolument inédites; ou bien, chaque fois qu'on passe devant une idée précédemment effleurée ou entrevue par un autre, il faut tirer son chapeau et rendre hommage. C'est ainsi qu'on en use dans les coteries du jour : -Je suis redevable de ce mot au savant M. un tel, dont l'inépuisable érudition égale l'obligeance infatigable. Je le prie de recevoir ici mes remerciments. Le lendemain, M. un tel fait imprimer à son tour, et n'oublie pas de mettre en note dans le bel endroit : Je saisis cette occasion d'offrir le tribut de ma reconnaissance publique à mon savant ami M. tel autre, dont les vastes lumières sont d'un si grand secours à tous ceux qui s'occupent de ces questions.

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- La France s'honore de ses travaux ! - l'étranger nous l'en

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