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en lui, et M. Poquelin le père vit avec horreur, comme la famille Boileau, dans la poussière de sa boutique, un poëte naissant. Il fallut céder toutefois, et Jean Poquelin consentit à ce que son fils Jean-Baptiste fréquentât comme externe le collége de Clermont. Autre sujet de rapprochement : l'auteur futur de Tartufe étudiant chez les jésuites!

Molière à dix ans était orphelin de mère, et n'avait pour le gáter que son aieul Nicolas Poquelin. De fortune, il se trouva que ce grand-père aimait le théâtre, et conduisait volontiers son petit-fils à la comédie. On la jouait à l'hôtel de Bourgogne, et les grands acteurs comiques de ce temps-là étaient Gautier - Garguille, Gros-Guillaume, et Turlupin. Les poëtes en renom s'appelaient Monchrétien, Hardy, Baro, Scudéry, Desmarets; et à leur suite, fort éloigné de pouvoir lutter contre de tels maîtres, un jeune homme, natif de Rouen, nommé Pierre Corneille : mais celui-ci ne comptait pas. Ce fut l'école où Molière allait étudier l'art dramatique, et qui, sans doute, éveilla dans son sein les premières ardeurs du génie.

Il terminait en même temps de solides études. Son cours de philosophie, qu'il fit sous Gassendi avec Bernier, Hénault, Chapelle et Cyrano de Bergerac, eut cet avantage, observe Voltaire, que les élèves du bon prêtre de Digne échappèrent du moins à la barbarie scolastique. Molière étudia ensuite le droit et même la théologie, si l'on en croit le témoignage de Tallemant des Réaux. Tallemant veut que Molière, destiné par sa famille à l'état ecclésiastique, ait déserté la Sorbonne, et se soit fait comédien de campagne pour suivre la Béjart, dont il était amoureux. Mais c'est là une historiette au moins suspecte, comme bon nombre d'autres recueillies par le même auteur.

Le cardinal de Richelieu, passionné pour le théâtre, en avait généralement répandu le goût la comédie bourgeoise était à la mode. Au commencement de la régence, nous retrouvons Molière à la tête d'un théâtre de société qui avait pris le nom pompeux de l'Illustre Théâtre. Bientôt les troubles politiques obligèrent les acteurs de cet illustre théâtre à quitter Paris, et à courir la province. Molière mena quelques années cette vie nomade et aventureuse, si plaisamment dépeinte par Scarron. A Bordeaux, il fait jouer une tragédie de sa façon, la Thébaide, dont plus tard il donnera le sujet au petit Racine; à Nantes, il lutte avec désavantage contre les marionnettes d'un Vénitien; Vienne le console par des applaudissements fructueux; puis il revient à Paris, et va faire la révérence au prince de Conti, son ancien camarade du collége de Clermont, désormais son fidèle protecteur; puis il repart pour Lyon, auteur, acteur, directeur, et, par-dessus le marché, amant tantôt heureux, tantôt rebuté, de Madeleine Béjart, de mademoiselle du Parc, et de mademoiselle de Brie. Il visite Avignon, Béziers, Pézénas, Narbonne, Montpellier, où il a l'honneur de divertir les états de Languedoc, tenus par le prince de Conti. Il échappe au poste éminent de secrétaire de son altesse, il garde son indépendance, qu'il promène d'Avignon à Rouen avec des fortunes diverses, sifflé dans un endroit, accueilli dans un autre, souvent malaisé, et toujours honnête homme.

Contre les écueils dont une pareille vie est semée, combien eussent fait naufrage! Molière en sortit sain et sauf, parce que le ciel lui avait départi une droiture et une probité aussi extraordinaires que son génie. Grâce à cette libéralité peu commune de la nature, Molière se donna impunément la meilleure éducation que puisse

recevoir un poëte comique: il eut de bonne heure l'expérience de la vie, et à peu près gratis, puisqu'il n'en coûta rien à son caractère, ni à ses mœurs.

Dans cette pratique de la philosophie qu'il avait apprise chez Gassendi, il atteignait la quarantaine. C'est alors qu'il rentra à Paris pour s'y fixer, pour utiliser son abondante récolte d'observations, et commencer cette éclatante carrière qui aurait pu se prolonger un demi-siècle, et qui se ferma au bout de treize ans!

Molière, arrivé à trente-huit ans, n'avait encore produit que quelques canevas informes, le Docteur amoureux, la Jalousie de Barbouillé, le Grand benêt de fils, et deux comédies régulières, l'Étourdi et le Dépit amoureux, toutes deux calquées sur les imbroglios italiens, mais où se font déjà remarquer des traits précieux de vérité qui décèlent Molière. La comédie moderne n'existait pas, ou n'existait que comme une imitation de la comédie antique, soit que cette imitation fût directe, soit qu'elle passât par l'intermédiaire de l'Espagne ou de l'Italie. Les poëtes, depuis la renaissance, avaient toujours tenu les yeux attachés sur les Romains et les Grecs; personne ne s'était encore avisé de regarder ses contemporains. Le poëte doué de l'originalité la plus puissante, Molière, à son début, suivit la route commune: il imita.

Les Précieuses ridicules (1659) ouvrirent une ère nouvelle. A partir de ce moment, Molière sentit qu'il avait trouvé sa voie. « Je n'ai plus que faire, dit-il, d'étudier Aristophane, Térence, ni Plaute. » Il n'avait, sans porter si loin ses regards, qu'à copier les ridicules qui vivaient et se mouvaient autour de lui. Désormais les anciens lui fourniront encore quelques détails accessoires, quelques procédés dramatiques, mais ils ne

seront plus ses modèles. Ses modèles seront pris dans la société contemporaine.

Il est certain, quoi qu'en aient dit Voltaire et M. Roderer après lui, que les Précieuses furent composées à Paris, et représentées pour la première fois à Paris. Il ne s'agit point là d'un ridicule de province, mais du ridicule de l'hôtel de Rambouillet. M. Roederer, dans son Histoire de la société polie, a beaucoup insisté sur l'injustice prétendue de Molière, et sur les éminents services rendus au langage par la coterie de madame de Rambouillet. Cette thèse a fait fortune, par un air piquant et paradoxal. Que l'hôtel de Rambouillet ait exercé une grande influence sur la langue française, je ne prétends pas le nier; mais que cette influence ait été salutaire, c'est ce qui est très-contestable. Pour moi, je suis d'un avis opposé. Ce n'est pas ici le lieu de discuter ce point : je me contenterai de dire en bref que les précieuses ont réformé ce que, les trois quarts du temps, elles ne comprenaient pas ; et qu'à la franche allure, à l'ampleur native de notre langue, elles ont substitué un esprit de circonspection étroite, des habitudes guindées, maniérées, en un mot, une préciosité qui est devenue son caractère essentiel, et dont il est à craindre qu'elle ne puisse jamais se débarrasser. C'est payer bien cher une douzaine de mots dont les précieuses ont enrichi le dictionnaire. Molière en écrivant s'est constamment affranchi de leur joug; autant en a fait la Fontaine: mais qui oserait aujourd'hui écrire la langue de la Fontaine et de Molière? Celle de Rabelais ou de Montaigne, il n'en faut point parler : ce sont trésors à jamais fermés; nous sommes condamnés à les admirer de loin sans en pouvoir approcher, condamnés à écrire et à parler précieux.

Molière, dans son instinct de vieux Gaulois, avait

parfaitement senti la portée de cette société polie et de son œuvre. Il l'attaqua dès son premier pas dans la lice; et lorsque la mort vint le surprendre, elle le trouva encore occupé à combattre les précieuses ou les femmes savantes (1).

CHAPITRE II.

Mariage de Molière. Molière se brouille avec Racine.

d'inceste. Louis XIV le protége.

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Le 20 février 1662, qui était le jour du lundi gras de cette année, à la paroisse de Saint-Germain l'Auxerrois, Molière épousa Armande-Gresinde-Claire-Élisabeth Béjart, sœur et non pas fille de Madeleine Béjart, avec qui il avait entretenu une longue et intime liaison. Molière avait quarante ans, et sa femme dix-sept! Elle était charmante, remplie de grâces et de talents, chantant à merveille le français et l'italien; excellente actrice, et sachant animer la scène lors même qu'elle ne faisait qu'écouter; mais d'une coquetterie indomptable, qui fit le désespoir et le malheur de Molière, car il en fut, jusqu'à la fin de sa vie, éperdument amoureux. Madame ou plutôt mademoiselle Molière, comme l'on disait alors, n'était pas cependant une beauté accomplie : mademoiselle Poisson nous la représente petite, avec une très-grande bouche et de très-petits yeux (2). Il est vrai que mademoiselle Poisson était la camarade de mademoiselle Molière; mais Molière a tracé de sa

(1) Les Précieuses ridicules sont de 1659; les Femmes savantes, de 1672. Molière mourut au commencement de 1673.

(2) Lettre sur la vie et les ouvrages de Molière, dans le Mercure de mai 1740.

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