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femme le même portrait, dans une scène du Bourgeois gentilhomme:

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« COVIELLE. Vous trouverez cent personnes qui seront

plus dignes de vous. Premièrement, elle a les yeux petits. CLÉONTE. Cela est vrai, elle les

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a yeux pe

tits; mais elle les a pleins de feu, les plus brillants,

<< les plus perçants du monde, et les plus touchants

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qu'on puisse voir.-Elle a la bouche grande.—Oui; << mais on y voit des grâces qu'on ne voit point aux « autres bouches; et cette bouche, en la voyant, inspire des désirs; elle est la plus attrayante, la plus amoureuse du monde. Pour sa taille, elle n'est Non, mais elle est aisée et bien

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« pas grande.

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prise (1), etc., etc. »

-

C'est ainsi qu'un amant dont l'ardeur est extrême

Aime jusqu'aux défauts des personnes qu'il aime.

Molière, comme l'on voit, avait pour l'objet de son amour d'aussi bons yeux qu'Alceste en a pour a pour Célimène. Son malheur était de voir sa faiblesse, d'en rougir, et de ne pouvoir la surmonter. Toutes les fois qu'il peint des scènes de tendresse, de jalousie, de brouille et de raccommodement, c'est sa femme qu'il regarde, c'est sa propre histoire qu'il retrace. Il ne faut donc pas s'étonner de la vérité du tableau, mais plaindre le

malheureux artiste.

Les torts d'Armande Béjart furent si répétés et ses infidélités si publiques, qu'après trois ans de mariage et la naissance de leur second enfant, il fallut en venir à une séparation. Seulement, par égard pour les bienséances, Molière exigea que sa femme n'allât point demeurer dans un autre logis que le sien; mais ils ne se voyaient plus qu'au théâtre. Molière avait une petite

(1) Acte III, scène 9.

maison à Auteuil, où il se réfugiait, au milieu de ses amis, contre le bruit de la ville et les chagrins domestiques. C'est dans une de ces réunions qu'eut lieu l'anecdote si connue du souper, attestée par Racine fils, qui la tenait de son père. Nous voyons qu'à cette époque déjà la santé de Molière était altérée, puisqu'il était au régime du lait pour sa poitrine, et dut à cette circonstance d'échapper à l'ivresse générale de ses convives.

L'École des maris, les Fâcheux, l'École des femmes, qui se succédèrent rapidement, avaient placé Molière très-haut dans l'estime du public, et commencé de lui donner part dans l'amitié du roi, cette amitié qui lui fut si utile, et lui servit de bouclier contre la rage envenimée de ses ennemis. Molière, bien venu à la cour, bien venu du surintendant Fouquet, lié avec Racine, Boileau, Chapelle et la Fontaine; Molière, admiré, fêté, il n'en fallait pas la moitié tant pour déchaîner l'envie. Molière jouait au Palais-Royal: Montfleury, l'homme important de la troupe rivale, qui jouait à l'hôtel de Bourgogne, osa présenter au roi une requête dans laquelle il accusait Molière d'avoir épousé sa propre fille! Molière n'eut pas de peine à repousser cette infàme calomnie, à laquelle personne n'ajouta foi un seul instant. Racine, pour qui Molière avait été un bienfaiteur, Racine, brouillé avec Molière pour un intérêt d'amourpropre, une misérable querelle de coulisses, Racine, écrivant cette indignité à son fils, ajoute froidement : Mais Montfleury n'est pas écouté à la cour. Il est triste d'être obligé de le dire, Racine n'avait pas une de ces âmes énergiquement trempées à la façon de Corneille ou de Molière; il n'était pas susceptible d'éprouver

b.

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Que doit donner le vice aux âmes vertueuses.

On sait comment il se retourna contre ses maîtres de Port-Royal. Racine était dévot et courtisan : dévot sincère, je le veux croire; et courtisan malhabile, cela est évident. En cette occasion, il ne devina pas la pensée du roi. Louis XIV ferma la bouche aux calomniateurs, en tenant sur les fonts de baptême le premier enfant de Molière; madame Henriette fut la marraine (1).

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faire

Louis XIV ne manqua jamais l'occasion de témoigner l'estime qu'il faisait de Molière. Il l'honorait d'une familiarité publique; il lui avait accordé les petites entrées; un jour il le fit manger dans sa chambre, et dit aux courtisans survenus: « Vous me voyez occupé de manger Molière, que mes officiers ne trouvent « pas assez bonne compagnie pour eux. » On sait que le roi avait dansé un rôle d'Égyptien dans le ballet du Mariage forcé. Une autre fois il tança vertement le duc de la Feuillade, son impertinent favori, qui s'était permis envers Molière un outrage brutal. Enfin, Louis XIV aimait Molière, cela soit dit à l'éternel honneur de l'un et de l'autre ; il l'aimait non par égoïsme, comme on l'a voulu dire, et pour le plaisir d'en être flatté. Si la vanité du monarque eût seule inspiré son affection, on l'eût vu en montrer une pareille à Lulli, à Racine, à tant d'autres, plus empressés courtisans que Molière; et il est certain que de tous les grands hommes de ce règne aucun ne posséda au même degré que Molière l'amitié de Louis XIV. Ne cherchons pas à rabaisser

(1) Le roi fut représenté par le duc de Créquy, premier gentilhomme de la chambre, ambassadeur à Rome; madame de Choiseul, maréchale du Plessis, représenta madame Henriette. L'acte est du 28 février 1664; il est rapporté dans l'Histoire de la vie et des ouvrages de Molière, par M. J. Taschereau, 3° édit., p. 237.

par une interprétation malveillante le prix d'un noble sentiment: Louis XIV aimait Molière en vertu de cette sympathie qui rapproche invinciblement les grandes âmes. Le roi s'est honoré en protégeant le poëte; aujourd'hui qu'ils sont entrés l'un et l'autre dans la postérité, les rôles sont intervertis, et c'est la mémoire du grand poëte qui protége à son tour la mémoire du grand roi.

Le moment est arrivé où Molière va le plus avoir besoin de l'appui de Louis XIV, Tourner en ridicule les petits marquis, c'était déjà passablement audacieux ; mais attaquer les hypocrites!... Nous allons voir Molière préluder au coup terrible qu'il leur porta dans Tartufe.

CHAPITRE III.

Le Don Juan de Tirso de Molina et celui de Molière. Fureur des hypocrites en voyant les Provinciales transportées sur le théâtre.

On jouait alors sur tous les théâtres de Paris, sans en excepter celui des Marionnettes, le Festin de Pierre, traduit ou imité de l'espagnol, de Tirso de Molina. Le héros de cette pièce, don Juan Tenorio, a véritablement existé. Les chroniques de Séville en font mention; il siégeait parmi ces magistrats ou administrateurs publics qu'on appelait les vingt-quatre; il enleva réellement doña Anna, et lui tua son père, sans qu'il fût possible à la famille outragée d'obtenir justice. Les franciscains résolurent de délivrer Séville d'un homme qui était l'effroi général. Ils trouvèrent moyen, par l'appât d'un rendez-vous, d'attirer don Juan, le soir, dans leur église, où était enterré le commandeur. Don Juan ne reparut jamais. Les moines répandirent sur son

compte cette terrible et merveilleuse légende, qui est devenue la source de tant de poésie.

Un religieux de la Merci, Fray-Gabriel Tellez, qui, sous le nom de Tirso de Molina, a enrichi la scène espagnole de plusieurs chefs-d'œuvre, envisagea le sujet de don Juan avec l'œil du génie. Son drame est profondément empreint d'une horreur religieuse. Les scènes de la statue avec le débauché, le souper dans le sépulcre du commandeur, sont de nature à faire frissonner un auditoire populaire, surtout un auditoire espagnol. Çà et là étincellent de grands traits, des mots sublimes; je n'en citerai qu'un. Dans la premiere scène entre don Juan et la statue du commandeur, le meurtrier demande à sa victime en quel état la mort l'a surpris, quel est son sort dans l'autre vie, en un mot s'il est sauvé ou damné. Le spectre ne répond pas à cette question; mais à la fin de cette terrible scène, lorsque don Juan prend une bougie pour reconduire le commandeur, celui-ci l'arrête, et dit solennellement : «Ne m'éclaire pas; JE SUIS EN ÉTAT DE GRACE! » Quel mot ! et comme, après cette longue anxiété, l'auditoire catholique devait respirer! Dans Molière la statue dit aussi : « On n'a pas besoin de lumière quand on est conduit par « le ciel. » Mais ici la révélation est indifférente et la phrase sans portée, parce qu'elle ne répond à rien. C'est une froide équivoque sur le mot lumière, une maxime aussi convenable dans la bouche d'un philosophe que dans celle d'un revenant. Le don Juan espagnol n'a donc que les semblants de l'incrédulité; c'est un fanfaron d'athéisme, et il n'en est que plus dramatique. Molière, pressé par sa troupe, qui voulait avoir aussi son Festin de Pierre, ne pouvait accepter complétement la donnée de Tirso. L'imagination n'était pas le caractère du XVIIe siècle, encore moins l'imagination fantastique : c'est la raison,

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