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les soins d'une politique corrompue, Louis XIV avait été élevé dans un oubli complet de ses devoirs, mais dans l'habitude de toutes les pratiques extérieures de la religion. Livré à l'ignorance et à ses passions, un moyen naturel s'offrait à lui de tout concilier, de satisfaire à la fois la vieille cour et la nouvelle : l'hypocrisie lui tendait les bras, il n'avait qu'à s'y jeter. En ce péril, Molière se dévoua pour sauver le roi et la nation. Le comédien entreprit de démasquer publiquement l'hypocrisie, à la veille peut-être de monter sur le trône; il résolut d'éclairer cette hideuse figure d'une telle lumière, qu'elle fit naître en même temps l'effroi, le dégoût, et l'envie de rire. Quel problème d'art! Car il n'est peut-être pas, l'ingrat excepté, un seul caractère plus opposé que celui de l'hypocrite aux mœurs de la comédie; et l'ingrat et l'hypocrite sont réunis dans le Tartufe.

L'audace vertueuse de Molière n'eut peur de rien, ne déguisa rien. Lorsque Cléante presse Tartufe de remettre en grâce Damis avec son père, et lui rappelle que la religion prescrit le pardon des injures, Tartufe échappe à l'argument par la direction d'intention: Hélas! je le voudrais, quant à moi, de bon cœur, etc. La même théorie lui fournit un prétexte pour enlever à un fils son héritage : c'est de peur que tout ce bien ne tombe en de méchantes mains. Vous retrouvez la maxime favorite de Loyola : La fin justifie les moyens. Quand Elmire oppose le ciel aux voeux de Tartufe: Si ce n'est que le ciel! répond-il. Et tout de suite il lui développe cette précieuse doctrine de la direction d'intention :

Selon divers besoins, il est une science
D'étendre les liens de notre conscience,

Et de rectifier le mal de l'action

Avec la pureté de notre intention.

Il semble qu'on lise la neuvième Provinciale, fortifiée

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du charme d'une versification nerveuse et facile. Et pourquoi Orgon a-t-il confié aux mains de Tartufe la cassette compromettante d'Argas? Il vous le dit: c'est par suite de la doctrine des restrictions mentales,

Afin que pour nier, en cas de quelque enquête,
J'eusse d'un faux-fuyant la faveur toute prête,
Par où ma conscience eût pleine sûreté

A faire des serments contre la vérité.

Orgon n'a point à se plaindre: il est puni par où il a péché. La société humaine ne subsiste que par la bonne foi donc l'hypocrisie attaque la société dans sa base. C'est la moralité évidente de la pièce.

Ensuite Molière fait appel à tous les nobles instincts de la grande âme de Louis XIV; il sollicite son amour de la gloire et de la louange. Au dénoûment, cet éloge du roi, que Voltaire a blâmé comme un hors-d'œuvre (1), est tout ce qu'il y a de plus adroit et de plus équitable. Adroit, en ce que le conseil se glisse sous la forme de la louange, et que le poëte, par de fines allusions, lie, pour ainsi dire, le monarque, et lui fait contracter l'obligation de réprimer l'hypocrisie et de châtier les hypocrites. Équitable; sans Louis XIV est-ce que Tartufe eût jamais été représenté? Et qui sauva Molière en butte aux saintes fureurs de ceux qu'il dévoilait? Contre ce torrent d'injures, d'anathèmes, d'intrigues, de libelles, quel autre bras s'opposa que le bras de Louis XIV? quel autre s'y fût opposé efficacement? Une reconnaissance légitime, une affection réciproque excuserait encore Molière, s'il se fût avancé trop loin; mais Molière n'a pas besoin d'excuse il n'a jamais loué dans Louis XIV que ce qui était louable.

Aujourd'hui que le retour des mêmes intérêts nous

(1) Voyez dans le Lexique l'article IL.

fait assister aux mêmes violences, il est encore impossible de se figurer jusqu'où fut porté le déchaînement contre l'auteur du Tartufe. Un curé de Paris publia un libelle où il appelle Molière « un démon vêtu de « chair, habillé en homme; un libertin, tin impie di« gne d'être brûlé publiquement. » Il serait dommage que la postérité ne sût pas le nom de ce bon prêtre ; elle en aura l'obligation à M. J. Taschereau, qui a découvert qu'il se nommait Pierre Roullês, curé de SaintBarthélemy; digne, comme on voit, de desservir l'autel placé sous cette invocation sinistre.

L'archevêque de Paris, Harlay de Champvallon, prêtre indigne, dont les mœurs dissolues déshonoraient publiquement le sacerdoce, donna un mandement dans lequel il excommunie quiconque lirait ou verrait jouer Tartufe; en quoi il faut avouer qu'il agit moins par ressentiment personnel que par esprit de corps, car il ne se donnait même pas la peine d'être hypocrite. C'est de lui que Fénelon écrivait à Louis XIV : « Vous avez un « archevêque corrompu, scandaleux, incorrigible, faux, « malin, artificieux, ennemi de toute vertu, et qui fait « gémir tous les gens de bien. Vous vous en accommodez, parce qu'il ne songe qu'à vous plaire par ses flat«teries. Il y a plus de vingt ans qu'en prostituant son « honneur, il jouit de votre confiance. Vous lui livrez « les gens de bien, et lui laissez tyranniser l'Église (1). » Voilà le saint personnage qui lance l'anathème contre Molière, parce que sa comédie, « sous prétexte de cona damner la fausse dévotion et l'hypocrisie, donne lieu « d'en accusér ceux qui font profession de la plus so« lide piété, et les expose aux railleries des libertins. » Le père Bourdaloue ne rougit pas dé prêcher en chaire

(1) Lettre de Fénelon à Louis XIV, p. 32, éd. de M. Renouard.

C.

contre Molière, ce qui revient à prendre en main la cause de Tartufe et de ses pareils. L'argument du jésuite est celui de l'archevêque : « Comme la véritable « et la fausse dévotion ont un grand nombre d'actions qui leur sont communes, et comme les dehors de «< l'une et de l'autre sont presque tout semblables, les << traits dont on peint celle-ci défigurent celle-là (1). »

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Nullement. Molière, qui avait prévu et ce danger et ce reproche, s'est appliqué à les éviter, en traçant avec un soin religieux la ligne de démarcation entre le vrai et le faux zèle. C'est là, je le répète, le but principal de ce rôle éloquent de Cléante. Mais on veut l'ignorer, pour se ménager un prétexte de déclamations, et se livrer à son aise à des alarmes affectées.

Ainsi voilà, par le raisonnement de Bourdaloue, la plus cruelle ennemie de la piété, l'hypocrisie, rendue inviolable au nom de la religion! Il faudra, suivant Bourdaloue, ne toucher à aucun abus, de peur de nuire à l'usage, et respecter le mensonge par égard pour la vérité! Désormais le sanctuaire abritera au même titre les saints confondus avec les impies, ou plutôt les impies seront ceux qui tâchent de discerner les boucs des brebis, le crime de la vertu, l'hypocrisie de la piété! Parce qu'il y a des hommes qui aiment Dieu et veulent faire prospérer son culte, il faut assurer, non-seulement l'impunité, mais les honneurs de la vertu à ceux dont la conduite ferait détester la religion, et tend à la ruine du culte! C'est pourtant là l'argument unique que, depuis un siècle et demi, l'on veut faire prévaloir contre la comédie de Molière et les adversaires de la tartuferie! Combien plus sensé et plus judicieux est celui qui écrit : L'hypocrite est le plus dangereux des méchants, la

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(1) Sermon pour le septième dimanche après Pâques.

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« fausse piété étant cause que les hommes n'osent plus se « fier à la véritable. Les hypocrites souffrent dans les en«fers des peines plus cruelles que les enfants qui ont égorgé leurs pères et leurs mères, que les épouses qui « ont trempé leurs mains dans le sang de leurs époux, <que les traîtres qui ont livré leur patrie après avoir violé « tous leurs serments. » — Je reconnais le langage d'un honnête homme et d'un chrétien : c'est celui de Fénelon (1).

Aussi Fénelon prit-il ouvertement le parti de Molière et de sa comédie. Il n'hésita point à blâmer tout haut la sortie de Bourdaloue : « Bourdaloue, disait-il, n'est point Tartufe; mais ses ennemis diront qu'il est jésuite (2). » >> Le mot est dur pour les jésuites.

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On vit alors ce qui s'est renouvelé depuis, la violence avec les dévots agresseurs, et la modération avec les laïques offensés. Molière ne répondit que par ses Placets au roi, et peut-être par la Lettre sur l'Imposteur, où brille une si profonde entente de la scène, qu'il est permis de la lui attribuer, malgré les incorrections probablement préméditées d'un style qui se déguise.

Tartufe obtint un succès immense. Il est humiliant pour l'esprit humain que la Femme juge et partie l'ait contre-balancé par un succès égal, et que Montfleury ait brillé un instant au niveau de Molière. Ces égarements de l'opinion publique ne durent pas. L'unique suffrage littéraire qui ait manqué au Tartufe, est celui de la Bruyère; mais, tandis que Tartufe soulève encore d'implacables ressentiments, l'Onuphre de la Bruyère n'a jamais offensé personne.

Qui ne connaît l'anecdote de Molière notifiant au public la défense qu'il venait de recevoir de représenter

(1) Télémaque, livre xvIII. — (2) D'ALEMBERT, Eloge de Fénelon.

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