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Tartufe? M. le premier président ne veut pas qu'on le joue. Le fait est aussi faux qu'il est accrédité. Sous un roi comme Louis XIV, une plaisanterie si déplacée, un si grossier outrage lancé publiquement par un comédien contre un magistrat, contre l'illustre Lamoignon, ne fût certainement pas resté impuni: Molière, aimé de Louis XIV, était d'ailleurs l'homme de France le plus incapable de blesser à ce point les convenances, sans parler des égards qu'il devait à Boileau, honoré de l'intimité de M. de Lamoignon. Ce conte, beaucoup plus vieux que Molière, a été ramassé dans les Anas espagnols, qui attribuent ce mot à Lope ou à Calderon, au sujet d'une comédie de l'Alcade: L'alcade ne veut pas qu'on le joue. Quelqu'un a trouvé spirituel de transporter cette facétie à Molière, et l'invention a fait fortune. La biographie des grands hommes est remplie de ces impertinences: c'est le devoir de la critique de les signaler, et d'en obtenir justice.

CHAPITRE VI.

Amphitryon, George Dandin, l'Avare. Les farces de Molière. Ses derniers ouvrages.

Amphitryon, George Dandin, l'Avare, parurent l'année suivante. De ces trois comédies, les deux premières ont encouru le reproche d'immoralité, et, toujours emporté par son amour du paradoxe, Jean-Jacques ne l'a pas épargné même à la troisième, à cause d'un mot: « Je n'ai que faire de vos dons. » Cette ironie de Cléante est criminelle, d'accord; Molière l'entend bien ainsi : il veut montrer comment un père avare amène son fils à lui manquer de respect. Personne ne peut s'y méprendre. S'il était dit sérieusement, c'est alors que le

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mot serait immoral. C'est ce que M, Saint-Marc Girardin fait toucher avec autant de bon sens que de finesse, en traduisant je n'ai que faire de vos dons en style du drame moderne « HARPAGON. Je te maudis ! CLEANTE (gravement). Vous n'en avez plus le droit. Maudire, ceļa est d'un père; vous êtes mon rival. Maudire, cela est d'un prêtre; mais où sont en vous les signes du prêtre, la colère vaincue et les passions domptées ? Vous n'êtes ni père ni prêtre : (avec solennité et intention) JE N'açCEPTE PAS VOTRE MALÉDICTION! »

« Quel est, demande ensuite M. Saint-Marc Girardin, quel est de ces deux mots le plus corrupteur? Lequel met le plus en discussion le mystère de l'autorité paternelle?» (Cours de littérature dramatique, page 325,)

Dans Amphitryon, l'éloignement des temps, des lieux, la différence des mœurs grecques avec les nôtres, l'intervention des personnages mythologiques, la banalité d'une légende connue même des enfants, mille circonstances, écartent le danger. Amphitryon est une étude d'après l'antique, et n'est pas plus immoral que la Diane chasseresse ou l'Apollon du Belvédère ne sont indécents.

George Dandin, c'est autre chose : « La coquet«terie de la femme, dit Voltaire, n'est que la pu«< nition de la sottise que fait George Dandin d'épou« ser la fille d'un gentilhomme ridicule. » Soit; mais, en attendant, le vice d'Angélique joue le rôle avantageux, il triomphe, et les conséquences de ce vice sont plus funestes à la société que celles de la sottise de George Dandin. Toutefois, ce n'est pas à Rousseau à se plaindre et à déclamer si haut; car la récrimination serait facile contre lui. L'adultère de madame de Wolmar est d'un pire exemple que celui d'Angélique. Le vice d'Angélique n'est que spirituel; dans Julie, il est intéressant,

ennobli par la passion; il emprunte les dehors de la vertu, tout au plus est-il présenté comme une faiblesse rachetable. On ne peut s'empêcher de mépriser Angélique; mais Rousseau prétend faire estimer Julie, Julie qui n'a pas, comme Angélique, l'excuse d'un mari sot, d'un George Dandin. Enfin, quand on a ri à la comédie de Molière, toutes les conséquences, ou à peu près, en sont épuisées, il n'en reste guère de trace; au contraire, la Nouvelle Héloïse a fondé cette école de l'adultère sentimental, qui, de nos jours, a envahi le roman, le théâtre, et jusqu'à certaines théories philosophiques.

Mais George Dandin offre aussi son côté moral. Les bourgeois, en 1668, sont pris d'une manie qui va devenir épidémique : ils veulent sortir de leur sphère, monter, contracter de grandes alliances et de grandes amitiés; ils se hissent sur leur coffre-fort pour atteindre jusqu'à l'aristocratie et s'y mêler. De son côté, l'aristocratie est fort disposée à se baisser, à descendre, à se mêler familièrement aux bourgeois pour puiser dans leur caisse, tout en raillant et en méprisant ceux qu'elle pressure. La roture opulente passant un marché avec la noblesse besoigneuse, cette donnée qui a défrayé tout le théâtre de Dancourt et quelques-unes des meilleures comédies du dix-hutième siècle, c'est Molière qui le premier l'a trouvée. Molière, avant le Sage et d'Allainval, a châtié la sotte vanité des uns et la cupidité avilissante des autres. George Dandin et M. Jourdain sont les types du ridicule des bourgeois, et le marquis Dorante personnifie la bassesse de certains gentilshommes d'alors. Seulement M. Jourdain possède un travers de plus que le rustique Dandin: à l'ambition de la noblesse, il joint celle des belles manières et du savoir. Molière semble l'avoir créé tout exprès pour servir de preuve et de

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commentaire à la pensée de Montaigne : « La sotte chose qu'un vieillard abecedaire! on peut continuer en tout temps l'estude, mais non pas l'escholage. » Les trois premiers actes du Bourgeois gentilhomme égalent ce que Molière a produit de meilleur : quel dommage que l'impatience et les ordres de Louis XIV aient précipité les deux derniers dans la farce! Au reste, cette farce joyeuse n'est pas si loin de la vérité qu'elle le paraît. L'abbé de Saint-Martin, célèbre dans ce temps-là, justifie la réception du Mamamouchi : on lui fit accroire que le roi de Siam l'avait créé mandarin et marquis de Miskou, et il apposa sa signature à ces deux diplômes (1). Molière n'est jamais sorti de la nature; ce n'est pas sa faute si le vrai n'est pas toujours vraisemblable.

Ceux qui cultivent les lettres ou les arts ont souvent à lutter contre des préjugés et des obstacles dont la postérité ne peut se faire d'idée. Croirait-on, par exemple, que l'emploi de la prose, dans une comédie de caractère en cinq actes, compromit gravement le succès de l'Avare? Le témoignage des contemporains, en particulier de Grimarest, confirmé par Voltaire, ne permet pas d'en douter. Quant aux inculpations plus graves de Rousseau, Marmontel y a répondu ; et un sens droit, à défaut de Marmontel, en eût fait justice. J'aime mieux invoquer en faveur de la comédie de Molière le mot connu d'un confrère d'Harpagon: « Il y a beaucoup à

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profiter dans cette pièce : on y peut prendre d'excel« lentes leçons d'économie (2).

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(1) On publia en trois volumes le récit de cette plaisanterie, sous le titre d'Histoire comique du mandarinat de l'abbé de Saint-Martin.

(2) Grandménil, qui jouait Harpagon au naturel, trouvait aussi la pièce fort bonne : il y avait pourtant remarqué une faute. — Laquelle ? C'est au sujet du diamant qu'au nom de son père Éraste fait accepter à Élise. Plus tard, au dénoùment, le mariage d'Harpagon est rompu, c'est Éraste

Diderot, avec son exagération habituelle, dit quelque part : « Si l'on croit qu'il y ait beaucoup plus d'hommes << capables de faire Pourceaugnac que de faire Tartufe ou le Misanthrope, on se trompe. » Sans aller si loin, on peut dire que Monsieur de Pourceaugnac, les Fourberies de Scapin et le Malade imaginaire sont des farces où abondent des scènes de haute comédie, des farces remplies de verve, de sel, d'une intarissable gaieté, telles enfin qu'un génie supérieur pouvait seul les composer. Il faut se rappeler que Molière était directeur de spectacle, obligé, comme il le disait, de donner du pain à tant de pauvres gens, et que les connaisseurs au goût pur et austère ne forment, dans tous les temps, qu'une très-petite minorité.

Molière termina sa carrière comme il l'avait commencée, en immolant les précieuses, les pédants et les pédantes, Les Femmes savantes furent son dernier chefd'œuvre, comparable au Misanthrope et au Tartufe, sinon par l'élévation du but, au moins par le style, par les détails, et l'art de féconder, d'étendre un sujet ingrat, stérile et borné. On a reproché à Molière d'avoir joué l'abbé Cotin en plein théâtre; Cotin, dit-on, en mourut de chagrin. On a prétendu de même que les satires de Boileau avaient rendu fou l'abbé Cassagne. Ces rumeurs ont été accueillies par Voltaire mal à propos. Il est prouvé que Cassagne mourut en pleine jouissance de son bon sens, tel que Dieu le lui avait départi, et que l'abbé Cotin survécut dix ans aux Femmes savantes. Il n'est pas moins prouvé que ces deux hommes avaient fait tout leur possible pour nuire à Despréaux et à Molière,

qui épouse Élise, et il n'est plus question de ce diamant! Harpagon devrait le réclamer. L'art a beau être habile, la nature garde toujours sa supériorité.

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