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et s'étaient attiré le rude châtiment auquel ils doivent

d'être immortels.

CHAPITRE VII.

Caractère privé de Molière. Sa mort. Son talent comme auteur.

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Qui jugerait du caractère des auteurs par celui de leurs ouvrages s'exposerait à des erreurs étranges. Les plus folles comédies de Molière furent composées à la fin de sa vie, lorsqu'il était tourmenté de souffrances morales. Molière réunissait deux dispositions d'esprit en apparence contradictoires, et que néanmoins on trouve souvent associées, l'enjouement des paroles et la mélancolie de l'âme : l'un résulte de la vivacité de l'esprit, l'autre de la tendresse du cœur. Personne ne fut meilleur que Molière, personne peut-être ne fut plus malheureux intérieurement. Il était très-porté à l'amour: sa passion pour Armande Béjart, passion qui sembla s'accroître par le mariage, empoisonna son existence. Les galanteries de mademoiselle Molière étaient publiques, tantôt avec Lauzun, tantôt avec le duc de Guiche, tantôt avec un autre grand seigneur; car du moins elle n'encanaillait pas ses amours. Sa coquetterie ne se contint pas même devant le fils adoptif de Molière, le jeune Baron, que Molière chérissait paternellement, et se plaisait à former. Les bienfaits de cet infortuné grand homme tournaient contre lui : c'est ainsi qu'il s'était vu trahi par Racine, mais d'une façon pourtant moins sensible et cruelle. La Fameuse comédienne, biographie satirique de mademoiselle Molière, rapporte une longue conversation entre Molière et Chapelle, dans laquelle le premier expose à son ami la vivacité et la tyrannie de ce funeste amour. Les traits en sont désespérés, et cette

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peinture est à la fois si naïve et si véhémente, qu'il n'est guère possible qu'elle ne soit vraie. — « Mes bontés, « dit le pauvre Molière, ne l'ont point changée. Je me « suis donc déterminé à vivre avec elle comme si elle «< n'était point ma femme; mais si vous saviez ce que je souffre, vous auriez pitié de moi! Ma passion est « venue à un tel point, qu'elle va jusqu'à entrer avec compassion dans ses intérêts; et quand je considère combien il m'est impossible de vaincre ce que je sens pour elle, je me dis en même temps qu'elle a peut« être la même difficulté à détruire le penchant qu'elle « a d'être coquette, et je me trouve plus de disposition « à la plaindre qu'à la blâmer. Vous me direz sans doute qu'il faut être poëte pour aimer de cette manière;

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mais, pour moi, je crois qu'il n'y a qu'une sorte d'a<<mour, et que les gens qui n'ont point senti de sem« blables délicatesses n'ont jamais aimé véritablement... Quand je la vois, une émotion qu'on peut sentir, mais qu'on ne saurait exprimer, m'ôte l'usage de la ré«< flexion. Je n'ai plus d'yeux pour ses défauts : il << m'en reste seulement pour ce qu'elle a d'aimable. C'est exactement l'amour d'Alceste pour Célimène. Molière, devant ce même public qu'il avait tant réjoui aux dépens des maris trompés, voulut une fois épancher noblement la douleur qui navrait son âme. De là vient que le Misanthrope, sans action, est si intéressant : c'est le cœur du poëte qui s'ouvre, c'est dans le cœur de Molière que vous lisez, sans vous en douter; tout cet esprit si fin, cette délicatesse élevée, cette jalousie vigilante et confuse d'elle-même, cette fière vertu rebelle à la passion qui la dompte, c'est Molière, c'est lui qui se plaint, qui se débat, qui s'indigne; c'est lui que vous aimez, que vous admirez, de qui vous riez d'un rire si plein de bienveillance et de respect. Quel homme que

celui qui, pour créer un tel chef-d'œuvre, n'a eu besoin que de se peindre au naturel! Et quel spectacle quand Molière jouait Alceste, et mademoiselle Molière Célimène! Ce n'était plus l'illusion, c'était la réalité. Lorsque vous verrez le Misanthrope, songez à Molière, à son infortune profonde; persuadez-vous bien que, sous le nom d'Alceste, c'est lui-même que vous avez devant les yeux, et vous sentirez quelle douleur amère se cache au fond de ce charmant plaisir.

Le cœur se serre de tristesse quand on entend Molière dire à son ami Rohault, le célèbre physicien : Oui, mon cher monsieur Rohault, je suis le plus << malheureux des hommes, et je n'ai que ce que je mé«rite (1). x

On lit toujours avec plaisir deux traits qui peignent la générosité du cœur de Molière.

Un pauvre comédien de campagne appelé Mondorge, qui avait jadis fait partie de la troupe de Molière, n'osant, à cause de son extrême misère, se présenter devant lui, fit solliciter par Baron quelques secours, afin de pouvoir rejoindre sa troupe. Molière, qui ne perdait pas une occasion d'exercer son élève, lui demande combien il fallait donner. Baron répond au hasard : « Quatre pistoles. Donnez-lui, dit Molière,

ces quatre pistoles pour moi; mais en voilà vingt qu'il faut que vous lui donniez pour vous, car je veux qu'il vous ait l'obligation de ce service. » Ce qui fut exécuté. Molière ne s'en tint pas là : il voulut voir son ancien camarade; il le consola et l'embrassa, dit Laserre (2), et mit le comble à ce bon accueil par le cadeau d'un magnifique habit de théâtre.

(1) Grimarest, Vie de Molière.

(2) Mémoires sur la vie et les ouvrages de Molière.

Une autre fois, un mendiant lui demanda l'aumône. Molière, qui était fort charitable, lui jette une pièce de monnaie; le mendiant court après la voiture où Molière s'entretenait avec Charpentier, qui composa la musique du Malade imaginaire: « Monsieur, dit le pauvre, vous n'aviez probablement pas dessein de me donner un louis d'or ; je viens vous le rendre.- Tiens, mon ami, dit Molière, en voilà un autre. » Et comme son génie était continuellement en sentinellé, il s'écria : << Où la vertu va-t-elle se nicher! »

Molière était taciturne, comme Corneille; Boileau l'avait surnommé le contemplateur. Avec cette humeur sérieuse, il était obligé de représenter les personnages comiques ou ridicules, où il était, dit-on, incomparable. Ses rôles habituels étaient Mascarille, George Dandin, Scapin, Sganarelle, Pourceaugnac: il se dédommageait par des rôles d'un comique plus relevé, dans Arnolphe, Orgon, Harpagon, surtout dans Alceste et le bonhomme Chrysale; mais peignez-vous le grave Molière jouant Sosie dans Amphitryon, Zéphire dans Psyché, ou Moron de la Princesse d'Élide! Encore s'il n'eût joué que ses ouvrages! mais il était obligé de faire valoir en conscience toutes les platitudes, soit en vers, soit en prose, dont les auteurs ses rivaux voulaient bien gratifier son théâtre. Il est plus que probable que lorsqu'on représentait Don Japhet, l'Héritier ridicule et les Jodelet de Scarron, Molière remplissait le principal rôle de ces ignobles comédies, qui avaient encore l'honneur d'être jouées à la cour devant le roi. Apparemment aussi ces rôles donnèrent lieu à une foulé de particularités concernant Molière, qui nous sembleraient bien piquantes si nous pouvions les savoir. Une seule anecdote, conservée par Grimarest, servira d'échantillon. Molière jouait Sancho dans le Don Quichotte de Guérin du Bouscal,

et se tenait dans la coulisse, monté sur son âne, guettant le moment d'entrer. « Mais l'âne, qui ne savait pas son rôle par cœur, n'observa point ce moment, et dès

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qu'il fut dans la coulisse il voulut entrer en scène, quelques efforts que Molière employât pour qu'il n'en & fit rien. Molière tirait le licou de toute sa force; l'âne n'obéissait point, et voulait paraître. Molière appelait : « Baron! Laforêt! à moi!... ce maudit áne veut entrer! « Cette femme était dans la coulisse opposée, d'où elle « ne pouvait passer par-dessus le théâtre pour arrêter « l'àne; et elle riait de tout son cœur de voir son maî« tre renversé sur le derrière de cet animal, tant il met«tait de force à tirer le licou pour le retenir. Enfin, destitué de tout secours et désespérant de vaincre l'opiniâtreté de son âne, il prit le parti de se retenir aux « ailes du théâtre, et de laisser glisser l'animal entre ses jambes, pour aller faire telle scène qu'il jugerait à propos. Quand on fait réflexion au caractère d'esprit « de Molière, à la gravité de sa conversation, il est ri<<"sible que ce philosophe fût exposé à de pareilles aven« tures, et prît sur lui les personnages les plus comiques. >>

Ce genre de vie, qui avait été la vocation de sa jeunesse, était devenu l'affliction de son âge mûr. Grimarest rapporte qu'un jour, s'en expliquant à un de ses amis: «< Ne me plaignez-vous pas, lui dit-il, d'être d'une

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profession si opposée à l'humeur et aux sentiments « que j'ai maintenant? J'aime la vie tranquille, et la « mienne est agitée par une infinité de détails communs « et turbulents sur lesquels je n'avais pas compté, et aux

quels il faut que je me livre tout entier. » Et comme cet ami cherchait à lui faire envisager certains côtés moins tristes de sa condition, Molière ajouta : « Vous « croyez peut-être qu'elle a ses agréments? vous vous trompez. Il est vrai que nous sommes en apparence

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