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prunté une idée tantôt à Térence, tantôt à Aristophane; un caractère ou un bon mot à Plaute; à Cyrano le fond de deux scènes; le Médecin malgré lui à un fabliau du xi siècle; la Princesse d'Élide à Augustin Moreto (il eût mieux fait de la lui laisser); un trait de Tartufe à Scarron. Et qu'importe ? tout cela était enfoui, inconnu, méprisé, sans valeur. Reprocheriez-vous à un alchimiste d'avoir ramassé dans la rue un morceau de plomb, pour le changer en or? Ce que Molière a pris à tout le monde, personne ne le reprendra sur lui, et l'on ne lui arrachera pas davantage ce qu'il n'a pris à personne.

Il était toujours à la piste de la vérité, et, dans l'ardente recherche qu'il en faisait, il ne dédaignait pas d'aller s'asseoir au théâtre de Polichinelle, ni de s'arrêter devant les tréteaux de Tabarin; il en rapporta un jour la fameuse scène du sac, que Boileau lui a tant reprochée. Il furetait également les livres italiens et espagnols, romans, recueils de bons mots, facéties, etc. Il n'est, dit l'auteur de la Guerre comique, point de bouquin qui se sauve de ses mains; mais le bon usage qu'il fait de ces choses le rend encore plus louable. » Et de Visé, dans sa rapsodie de Zélinde, dirigée cependant contre Molière : « Pour réussir, il faut prendre « la manière de Molière lire tous les livres satiriques, prendre dans l'espagnol, prendre dans l'italien, et « lire tous les vieux bouquins. Il faut avouer que c'est << un galant homme, et qu'il est louable de se servir de « tout ce qu'il lit de bon (1).»

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(1) Zélinde, ou la véritable critique de l'Ecole des femmes, acte Ier, scène 7. - La Guerre comique ou la Défense de l'Ecole des femmes, par le sieur de Lacroix (1664), se compose d'un dialogue entre Apollon et Momus, suivi de quatre Disputes. Dans la dernière dispute on voit figurer le personnage de la Rancune, du Roman comique.

Le génie de Molière était si éminemment dramatique, qu'il a employé toutes les formes du drame, y compris celles que l'on croirait plus modernes ; tous les tons et toutes les nuances de la comédie, cela va sans dire; la tragédie et le drame héroïque dans Don Garcie de Navarre, dont les meilleures scènes ont enrichi le Misanthrope; la tragédie lyrique dans Psyché; l'opéra-ballet dans Mélicerte, dans la Princesse d'Élide, et dans les nombreux intermèdes de ses autres pièces; et jusqu'à l'opéra-comique dans le Sicilien, qui peut à bon droit passer pour le premier essai du genre.

Voltaire a reproché à Molière des dénoûments postiches et peu naturels, et cette opinion a trouvé de nombreux échos. Cette question, examinée de près, atteste, je crois, l'étude profonde que Molière avait faite de la nature et de l'art. En effet, il n'y a point de dénoûments dans la nature : j'entends de ces péripéties qui tout d'un coup placent un nombre donné de personnages, tous en même temps, dans une situation arrêtée, définitive, et qui ne laisse plus à s'enquérir de rien sur leur compte. Par rapport à l'art, une pièce de théâtre n'est point faite pour le dénoûment; au contraire, le dénoûment n'est qu'un prétexte pour faire la pièce. Quand vous sortez pour vous promener, est-ce le terme de la promenade qui en est l'objet véritable? Nullement le vrai but, c'est de parcourir lentement, curieusement, le chemin. L'art consiste à vous faire avancer par des sentiers dont les sinuosités et les retours ont été savamment calculés, embellis à droite et à gauche de toutes sortes de fleurs et d'agréments qui vous attirent : c'est là votre plaisir, et l'artifice du jardinier ou du poëte. Mais ce que vous trouverez à la fin, vous le savez d'avance, et c'est votre moindre souci. La preuve que la curiosité n'est ici pour rien,

c'est que l'on reverra cent fois la même pièce. Il n'y a au théâtre que deux dénoûments: la mort dans la tragédie, dans la comédie le mariage. Le talent du poëte est d'accumuler au-devant des obstacles en apparence invincibles; et quand il les a fait disparaître un à un, ce qu'il a de mieux à faire, c'est de tourner court, et de disparaître lui-même. Il vous a donné ce que vous lui demandiez : le plaisir de la promenade. Quelles sont donc les conditions rigoureuses d'un bon dénoûment? C'est de satisfaire la raison, le jugement, les sympathies ou les antipathies excitées dans le cours de l'ouvrage; l'imagination n'a rien à y réclamer, elle a eu sa part. Considérés de ce point de vue, les dénoûments de Molière n'offrent plus rien à reprendre.

L'arrêt porté par Boileau est d'une sévérité qui va jusqu'à l'injustice :

C'est par là que Molière, illustrant ses écrits,
Peut-être de son art eût remporté le prix,

Si, moins ami du peuple, en ses doctes peintures
Il n'eût point fait souvent grimacer ses figures,
Quitté pour le bouffon l'agréable et le fin,
Et sans honte à Térence allié Tabarin.
Dans ce sac ridicule où Scapin l'enveloppe,
Je ne reconnais plus l'auteur du Misanthrope.

Que vous le reconnaissiez ou non, il n'en est pas moins cet auteur. Quand il s'agit d'apprécier et de classer définitivement un écrivain, on doit considérer non le point où il est descendu, mais le point où il s'est élevé. La raison en est simple : les bons ouvrages avancent l'art; les mauvais ne le font pas reculer. La postérité ne voit de Corneille que le Cid, Horace, Cinna, Polyeucte; quant à Théodore, Agésilas, Attila, Suréna, elle les ignore ou les oublie.

Boileau était le maître de choisir son public; il ne s'embarrassa de plaire qu'à Louis XIV, à un duc de

Beauvilliers, à un duc de Montausier, à Guilleragues, à Seignelay, aux esprits d'élite. C'est pour eux qu'il écrit, pour eux seuls. Molière subissait des conditions tout à fait différentes : il a travaillé tantôt pour la cour, tantôt pour le peuple, et il est arrivé que ses ouvrages ont été goûtés universellement. Est-il juste de lui en faire un crime? Mais, au contraire, cette austérité inflexible, ce puritanisme de goût qui bannit une certaine variété, sera toujours, aux yeux de beaucoup de gens, un titre d'exclusion contre Boileau.

Enfin, si Molière n'emporte pas le prix dans son art, qui l'emportera? à qui réserve-t-on ce prix?

A Shakspeare, à Caldéron, répond Schlegel. Nous n'opposerons à l'adoption de cette sentence qu'une petite difficulté Schlegel, qui condamne Racine et méprise Molière, ne les entend pas assez; et il entend trop Caldéron et Shakspeare.

Saint-Évremond, cet esprit si fin, si juste, et en même temps si sobre dans l'expression, me paraît avoir, en deux lignes, jugé Molière mieux et plus complétement que personne : « Molière a pris les anciens pour modèles, inimitable à ceux qu'il a imités, s'ils vivaient

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<< encore. »>

Le style de Molière a été déprécié par deux juges d'une autorité imposante : la Bruyère et Fénelon. Voici d'abord l'opinion de l'auteur du Télémaque, qui, fidèle ́à son caractère de mansuétude, s'exprime avec moins de dureté que l'auteur des Caractères.

« En pensant bien, il parle souvent mal. Il se sert « des phrases les plus forcées et les moins naturelles. « Térence dit en quatre mots, avec la plus grande sim«plicité, ce que celui-ci ne dit qu'avec une multitude « de métaphores qui approchent du galimatias. J'aime « bien mieux sa prose que ses vers. L'Avare, par exem

«ple, est moins mal écrit que les pièces qui sont en « vers. Il est vrai que la versification française l'a gêné... Mais, en général, il me paraît jusque dans sa prose

«

« ne point parler assez simplement pour exprimer toutes « les passions. (Lettre sur l'Éloquence.)

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La Bruyère ne fait que résumer ce jugement, en exagérant les termes presque jusqu'à l'injure :

«

« Il n'a manqué à Molière que d'éviter le jargon et le barbarisme, et d'écrire purement. >>

(Des ouvrages de l'esprit.) Incorrection, jargon, et barbarisme, voilà, suivant la Bruyère, les caractères du style de notre grand comique. Il ne laisse, lui, aucun refuge à Molière; il ne distingue pas entre la prose et les vers, et ne s'avise pas de demander aux difficultés de la versification une circonstance atténuante; il est impitoyable et brutal : La mort, sans phrases!

Sur cette distinction entre la prose et les vers de Molière, laissons parler d'abord un troisième juge, dont la compétence en matière de goût et de style est irrécu

sable:

« On s'est piqué à l'envi, dans quelques dictionnaires « nouveaux, de décrier les vers de Molière en faveur de « sa prose, sur la parole de l'archevêque de Cambrai, Fénelon, qui semble en effet donner la préférence à ⚫ la prose de ce grand comique, et qui avait ses raisons « pour n'aimer que la prose poétique: mais Boileau ne pensait pas ainsi. Il faut convenir que, à quelques négligences près, négligences que la comédie tolère, Mo« lière est plein de vers admirables, qui s'impriment facilement dans la mémoire. Le Misanthrope, les Fem« mes savantes, le Tartufe, sont écrits comme les satires « de Boileau ; l'Amphitryon est un recueil d'épigrammes

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