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« et de madrigaux faits avec un art qu'on n'a point «imité depuis. La poésie est à la bonne prose ce que la « danse est à une simple démarche noble, ce que la musique est au récit ordinaire, ce que les couleurs << sont à des dessins au crayon.

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(VOLTAIRE, Siècle de Louis XIV.)

A cette réponse sans réplique, on pourrait ajouter une autre observation, à quoi Fénelon ni Voltaire n'ont pris garde c'est que l'Avare, comme plusieurs autres comédies en prose de Molière, est presque tout entier en vers blancs (1). Le rhythme et la mesure y sont déjà ; il n'y manque plus que la rime. Une telle prose assurément ne peut se dire affranchie des contraintes de la versification, auxquelles Fénelon attribue le méchant style des vers de Molière. Ainsi l'exemple de l'Avare est très-malheureusement choisi ; ce qu'il aurait fallu citer comme modèle de belle et franche prose, c'était le Don Juan, la Critique de l'École des femmes, ou le Malade imaginaire.

J'espère montrer, contre l'opinion de Fénelon et même de Voltaire, que beaucoup d'expressions des vers de Molière, qu'on regarde comme suggérées par le besoin de la rime ou de la mesure, parce qu'elles sont aujourd'hui hors d'usage, étaient alors du langage commun; et l'on n'en doutera point, lorsqu'on les retrouvera dans la prose de Pascal et dans celle de Bossuet.

Il ne s'agit point de comparer Molière à Térence, et de décider si le français de l'un est moins élégant et moins pur que le latin de l'autre. Térence, quand Féne lon lui donnait le prix, avait l'avantage d'être mort depuis longtemps, et aussi sa langue. Il est à craindre que l'heureux imitateur d'Homère n'ait trop cédé à

(1) Voyez l'article VERS BLANCS, du Lexique.

ses préoccupations en faveur des anciens. Nous devons croire à l'élégance et à la pureté de Térence, dont il y a tant de bons témoins; mais y croire d'une manière absolue, et sans nous mêler de faire concourir le poëte latin avec les écrivains d'un autre idiome. Nous avons un mémorable exemple du danger où nous nous exposerions, puisque le sentiment excessif des mérites de Térence a pu faire paraître le Misanthrope, Tartufe, et les Femmes savantes, des pièces mal écrites : «L'Avare est moins mal « écrit que les pièces qui sont en vers. » Il faut ranger cette proposition de l'archevêque de Cambrai parmi les Maximes des saints, qui ne sont point orthodoxes.

Je ne sais si la simplicité des termes, et l'absence ou l'humilité des figures, est le caractère essentiel du langage des passions. J'en doute fort quand je lis Eschyle, Sophocle, et Homère lui-même. Je demanderai quelles passions Molière a mal exprimées, pour leur avoir prêté un langage trop chargé de figures : est-ce l'avarice, l'amour, la jalousie ?

Sortons un peu des accusations vagues et des termes généraux. Molière, dit Fénelon, pense bien, mais il parle mal. C'est quelque chose déjà que de bien penser ; et j'ajoute qu'il est rare, quand la pensée est juste, que l'expression soit fausse. Mais enfin, depuis Fénelon et la Bruyère, on a souvent fait à Molière ce reproche de ne pas écrire purement. Il ne faut qu'une délicatesse de goût médiocre et une attention superficielle pour sentir, dans le style de Molière, une différence avec les autres grands écrivains du xvII° siècle, Racine, Boileau, Fénelon, la Bruyère, etc. Mais cette différence est-elle de l'incorrection?

Nous sommes accoutumés, nous qui regardons déjà de loin cette époque, à confondre un peu les plans du tableau, et à mêler les personnages : sous prétexte qu'ils

ont vécu ensemble, nous faisons Molière absolument contemporain de Boileau, de Racine, de Bossuet et de Fénelon; et ce que nous donnent les uns, nous pensons avoir le droit de l'exiger aussi de l'autre. C'est mal à propos. Molière enseigna tout ce monde, et les seuls vraiment grands écrivains dont l'exemple put lui servir furent Corneille et Pascal. Songez que Molière écrivit de 1653 à 1672, de l'âge de vingt et un ans à celui de cinquante. Durant cette période de vingt-neuf années, que se produisit-il? Corneille était fini: l'Étourdi naquit la même année que Pertharite; OEdipe en tombant vit le succès des Précieuses. Molière s'avança dans la carrière tout seul, ou à peu près, jusqu'en 1667, que Racine fit son véritable début dans Andromaque. La Fontaine venait de publier le premier recueil de ses contes; on avait de Boileau son Discours au roi, plusieurs satires, et de la Rochefoucauld, le livre des Maximes. Voilà tout. Et Molière, où en était-il, lui? Il avait déjà donné à la littérature française Don Juan, le Misanthrope, et Tartufe! De ce point jusqu'au moment où la tombe l'engloutit dans toute la force de son génie, Racine donna les Plaideurs, Britannicus, Bérénice, et Bajazet; la Fontaine, un second volume de contes et les premiers livres de ses fables; Boileau, trois épîtres; Bossuet, deux oraisons funèbres : celle de la reine d'Angleterre, et celle de la duchesse d'Orléans.

La Bruyère, Fénelon, madame de Sévigné, Fontenelle, n'avaient point encore paru.

C'est seulement après la mort de Molière que nous voyons éclore tous ces illustres chefs-d'œuvre du xvII° siècle : Mithridate, Iphigénie, Phèdre, Esther, et Athalie; les six derniers livres des fables de la Fontaine; les épîtres de Boileau, ses deux meilleures satires (X et XI), l'Art poétique, et le Lutrin; dans un autre

genre, l'oraison funèbre du prince de Condé, l'Histoire des Variations, et le Discours sur l'histoire universelle. Entre la mort de Molière et Télémaque, il y a neuf ans; et, pour aller jusqu'aux Caractères de la Bruyère, il y en a quatorze. Durant cet intervalle, la langue française changea beaucoup.

Je ne vois, dans le xvii siècle, que quatre hommes qui aient parlé la même langue : Pascal, la Fontaine, Molière, et Bossuet.

Le caractère essentiel de cette langue, c'est une indépendance complète, un esprit d'initiative très-hardi, sous la surveillance d'une logique rigoureuse. Le premier devoir de cette langue, c'est de traduire la pensée; le second, de satisfaire la grammaire aujourd'hui la grammaire passe devant, et souvent contraint la pensée à plier. Du temps de Molière, l'esprit géométrique ne s'était pas encore rendu maître de la langue : elle ne souffrait d'être gouvernée que par son génie natif, reconnaissant les engagements pris à l'origine, mais aussi leur laissant leur plein effet. On écrivait le français alors avec la liberté de Rabelais et de Montaigne. Mais bientôt cette liberté reçut des entraves, qui chaque jour allèrent se resserrant; on accepta des lois tyranniques et des distinctions arbitraires: l'emploi de telle construction fut admis avec tel mot et proscrit avec tel autre, sans qu'on sût pourquoi : la langue tendait à se mettre en formules. On n'examina point si une locution était juste et utile; on dit : Elle est vieille, nous la rejetons! Quantité de détails, dont on ne comprenait plus l'usage, eurent le même sort. Il fallut aux femmes et aux beaux esprits des modes nouvelles, où le caprice remplaçait la raison. Je ne dis pas qu'à ces épurations le style n'ait absolument rien gagné, mais je suis persuadé qu'en somme la langue y a perdu. Eh! que peut-on gagner qui

vaille l'indépendance? quels galons, fussent-ils d'or, compensent la perte de la liberté ?

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Cependant la Bruyère félicite la langue de ses progrès. Le passage vaut d'être cité : « On écrit régulièrement de" puis vingt années; on est esclave de la construction; on << a enrichi la langue de nouveaux mots, secoué le joug du << latinisme, et réduit le style à la phrase purement française. On a presque retrouvé le nombre que Malherbe « et Balzac avaient les premiers rencontré, et que tant << d'auteurs depuis eux ont laissé perdre; on a mis enfin << dans le discours tout l'ordre et toute la netteté dont « il est capable: cela conduit insensiblement à y mettre << de l'esprit.

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On sent au fond de cette apologie la satisfaction d'une bonne conscience; mais la sincérité n'exclut pas l'erreur. Il paraît un peu dur de prétendre qu'on n'écrivait pas régulièrement avant 1687, et de reléguer ainsi, parmi les ouvrages d'un style irrégulier, les Lettres provinciales, l'École des maris, l'École des femmes, Don Juan, et même Tartufe, dont les trois premiers actes furent joués en 1664. La langue française étant une transformation de la latine, ne peut abjurer le génie de sa mère sans anéantir le sien. Ces mots, réduire le style à la phrase purement française (1), n'offrent donc point de sens; et cela est si vrai, que Bossuet, Fénelon et Racine sont remplis de latinismes. On est esclave de la construction, cela signifie qu'on emploie des constructions beaucoup moins variées; que l'inversion, par exemple, a été supprimée, dont nos vieux écrivains sa

(1) Cette expression semble bizarre, surtout au moment où la Bruyère se glorifie de la netteté de son discours. Comment peut-on réduire le style, qui est un terme général, à la phrase, qui est un terme particulier ? Le contraire se comprendrait mieux : on ramena la phrase au style français. C'est ce qu'a voulu dire la Bruyère,

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