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seule façon d'agir eût été plus chrétienne encore : c'était de prier Dieu pour celui qu'on supposait en avoir tant besoin. C'est ce que fit sans doute Fénelon, sans orgueil et sans bruit.

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Saint-Évremond, après une longue vie passée tout entière dans le plus dur scepticisme, Saint-Évremond mourant écrit à un de ses amis : - « Je ne sais comment << on a pu empêcher si longtemps la représentation de Tartufe. Si je me sauve, je lui devrai mon salut. La « dévotion est si raisonnable dans la bouche de Cléante, qu'elle me fait renoncer à toute ma philosophie; et « les faux dévots sont si bien dépeints, que la honte de << leur peinture les fera renoncer à toute leur hypo«< crisie. Sainte piété, que de bien vous allez apporter « au monde (1)! »

Ne semble-t-il pas que ce langage soit celui du prélat, et que les violences de Bossuet sortent de la bouche du vieil incrédule ?

Molière a répondu d'avance à Bossuet dans cette admirable préface de Tartufe, où la question morale du théâtre est traitée solidement, complétement, et qui suffirait seule pour mettre Molière au premier rang de nos écrivains. La réfutation est si exacte, qu'on dirait que l'auteur avait sous les yeux le plan de son adversaire. Entendons-le à son tour:

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« Je sais qu'il y a des esprits dont la délicatesse ne

peut souffrir aucune comédie; qui disent que les plus honnêtes sont les plus dangereuses, que les passions qu'on y dépeint sont d'autant plus touchantes qu'elles « sont pleines de vertu, et que les âmes sont attendries << par ces sortes de représentations. Je ne vois pas quel

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grand crime c'est que de s'attendrir à la vue d'une passion honnête. C'est un haut étage de vertu que « cette pleine insensibilité où ils veulent faire monter « notre âme. Je doute qu'une si grande perfection soit « dans les forces de la nature humaine, et je ne sais s'il « n'est pas mieux de travailler à rectifier et adoucir les passions des hommes, que de vouloir les retrancher « entièrement. »>

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Voilà, en dix lignes, toute la question. Le génie impétueux de Bossuet poursuit, en foulant aux pieds tous les obstacles, un résultat chimérique : la perfection absolue de l'homme par la religion. Molière ne demande aux hommes qu'une perfection relative, et tâche à tirer d'eux le meilleur parti possible par les leçons du théâtre.

CHAPITRE X.

D'une opinion très-particulière de l'historien de la société polie.

Qui croirait que, parmi nos contemporains, Molière a rencontré en France un censeur plus sévère, un adversaire à lui seul plus rigoureux que Bossuet, Bourdaloue et Jean-Jacques réunis? Dans un livre où les faits et les personnages du XVIIe siècle sont violentés, torturés de la manière la plus étrange, sous prétexte de faire l'histoire de la société polie, M. Roederer n'a pas entrepris moins que la réhabilitation complète des précieuses et de l'hôtel de Rambouillet. Il fausse librement toutes les vues, toutes les données de l'histoire, pour les faire cadrer à son bizarre système. En voici un aperçu:

Selon M. Roederer, la société polie ce sont les pré

cieuses; la préciosité, la morale et la vertu, c'est tout un. Or M. Roederer imagine un complot de quatre poëtes, ou plutôt quatre scélérats, ligués contre la morale publique et la vertu : ce sont Molière, Boileau, Racine, et la Fontaine. Dans quel intérêt, direz-vous? Dans l'intérêt, répond M. Roederer, de plaire à Louis XIV en flattant ses penchants vicieux. Ces quatre poëtes travaillant sous la protection du roi, c'est ce que M. Roederer appelle « le quatrumvirat placé sous les créneaux de Louis XIV. » Je ne m'étonne plus de la sympathie de M. Roederer pour les précieuses. M. Roederer nous peint les membres du quatrumvirat réunis et de concert « pour « favoriser les mœurs de la cour, célébrer les maîtresses, « exalter sous le nom de munificence royale des profu«sions ruineuses, au grand préjudice des mœurs géné« rales. On faisait tomber des ridicules, mais on les immolait au vice; et l'honnêteté des femmes était traitée. d'hypocrisie, comme si le désordre eût été une règle « sans exception. » (Société polie, p. 206.)

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Je ne voudrais pas jurer que. M. Roederer n'ait retrouvé le contrat d'association, tant il paraît sûr de son fait. Vainement lui ferait-on observer que Molière et Racine sont restés brouillés depuis la représentation d'Andromaque, c'est-à-dire, depuis le véritable début de Racine; que Louis XIV, loin de protéger la Fontaine, témoigna toujours contre le fabuliste et contre ses ouvrages une invincible antipathie; M. Roederer ne s'arrête pas à si peu:

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« Le quatrumvirat placé sous les créneaux de Louis XIV obtint une victoire facile sur le ridicule; mais il suc« comba devant l'honnêteté, parce qu'elle était appuyée « sur la haute société, qui joignait le bon goût à la dé<< licatesse des mœurs. Cette société faisait cause com« mune avec la cour contre le mauvais langage et les

<< mauvaises manières, et eut peut-être la plus grande part « à leur réprobation; mais elle faisait cause commune <«< avec les bonnes mœurs de la préciosité contre la li« cence de la cour et contre celle des écrivains nou«< veaux, et elle eut la plus grande part à leur défaite. (P. 24.)

Certes, avant M. Roederer personne n'avait soupçonné ni cette association de Molière, Boileau, la Fontaine et Racine contre les bonnes mœurs et l'honnêteté, ni surtout la défaite du quatrumvirat. Molière et Boileau défaits par les précieuses! Ceux qui aiment le nouveau, quoi qu'il coûte, auront ici lieu d'être satisfaits.

Et quel but pensez-vous que se proposât Molière dans le Misanthrope? Peindre la vertu, et la faire estimer et chérir jusque dans les excès comiques où elle peut s'emporter? Point du tout! La véritable intention de Molière était de servir les maîtresses de Louis XIV; et en cela il était soufflé par Louis XIV lui-même. Préparer le triomphe du vice, tel est le sens mystérieux du caractère d'Alceste:

« En considérant la position de Molière et le plaisir «< que le roi prenait à diriger son talent, on se persua<< derait sans peine qu'en approchant l'oreille des ri« deaux du roi, on surprendrait quelques paroles dites «< à demi-voix pour désigner à Molière ce caractère qui, << bien que respecté au fond du cœur, avait quelque chose d'importun pour les maîtresses, et pour les femmes qui aspiraient à le devenir. » (P. 219.)

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Vous en seriez-vous douté? Non. C'est que vous n'avez pas, comme M. Roederer, approché l'oreille des rideaux de Louis XIV.

Et Amphitryon? Vous croyez bonnement que c'est une imitation de Plaute; que les personnages de cette

comédie sont Jupiter, Alcmène et Amphitryon? Pauvres gens vues bornées! détrompez-vous: apprenez de M. Roederer qu'il faut entendre sous ces noms Louis XIV, madame de Montespan, et M. de Montespan; dès lors vous comprenez la malice de ces vers:

Un partage avec Jupiter

N'a rien du tout qui déshonore.

C'est ingénieux, n'est-ce pas ? M. Roederer fait des découvertes admirables dans les pièces de Molière! Mais ce n'est pas tout, et voyez jusqu'où va son talent: cet Amphitryon si gai, si comique, M. Roederer trouve le moyen de le tourner à la tragédie; il mêle là-dedans la mort de madame de Montausier, et veut en rendre Molière responsable. Comment? madame de Montausier serait-elle morte de rire à Amphitryon? Nullement; elle mourut des suites d'une frayeur causée par une vision, une apparition en plein jour. Saint-Simon et mademoiselle de Montpensier s'accordent sur cette histoire : << Madame de Montausier étant dans un passage, derrière « la chambre de la reine, où l'on met ordinairement un « flambeau en plein jour, elle vit une grande femme qui «< venait droit à elle, et qui, lorsqu'elle en fut proche, disparut à ses yeux; ce qui lui fit une si grande impression dans la tête et une si grande crainte, qu'elle « en tomba malade. » ( Mémoires de Mademoiselle.)

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Saint-Simon ajoute que la grande femme était mal mise, qu'elle parla à l'oreille de madame de Montausier; et que celle-ci étant sujette à certains dérangements de cerveau, l'on ne sut jamais ce qu'il y avait de réel ou de fantastique dans cette scène.

Vous n'apercevez, je gage, aucun rapport entre cette aventure lugubre et Amphitryon? C'est que vous n'avez les yeux de lynx de M. Roederer.

pas

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