Images de page
PDF
ePub

D'abord cette royauté nouvelle veut se développer à l'aise, se créer à elle-même son enveloppe, et pour ainsi dire sa forme. Elle abandonne le Louvre, qu'elle vient pourtant de marquer de son empreinte, et où le médecin Claude Perrault a élevé cette imposante colonnade, à la fois si noble et si correcte c'est à Versailles qu'elle va étaler toutes ses splendeurs. Le Louvre n'est qu'un palais, enveloppé et comme englouti par la grande cité populaire, où la royauté croit encore entendre les derniers murmures de l'émeute qui outragea son enfance; il lui faut une ville, et une ville qu'elle fasse, qu'elle remplisse seule. « Saint-Germain, remarque Saint-Simon, offrait à Louis XIV une ville toute faite et que sa position entretenait par elle-même. Il l'abandonna pour Versailles, le plus triste et le plus ingrat de tous les lieux, sans vue, sans bois, sans eau, sans terre, parce que tout y est sable mouvant ou marécage. Il se plut à y tyranniser la nature, à la dompter à force d'art et de trésors. Il n'y avait là qu'un très-misérable cabaret; il y bâtit une ville entière. Ce lieu, comme le dit spirituellement le duc de Créquy, est un favori sans mérite, qui devra tout au maitre et ne lui en plaira que davantage.

>>

Versailles est l'œuvre symbolique du règne de Louis XIV. Il en révèle la pensée, les grandeurs, l'immense et cruel égoïsme. La façade du levant, qui regarde Paris, présente un entassement irrégulier d'édifices, où le modeste château de Louis XIII, avec ses murailles de briques, est enveloppé par les nouvelles et vastes constructions. Trois cours d'inégale grandeur vous conduisent jusqu'au sanctuaire où repose la majesté royale. C'est au couchant que Versailles est vraiment lui-même. Là, une façade immense s'étale avec une régularité parfaite; rien n'altère la sérénité de son dévelop pement. Plus de tourelles, de cages, d'escaliers; rien qui rappelle la vieille architecture nationale. Un seul corps de bâtiment fait saillie au milieu de cette longue ligne droite. C'est là qu'habite le maître les deux ailes se reculent et gardent une respectueuse distance.

Jules Hardouin Mansart a construit ce palais; Lebrun le peuple de peintures. Avec son ampleur imposante, sa

science de l'effet théâtral, il jette tout l'Olympe aux pieds du roi de France. La mythologie n'est plus qu'une allégorie magnifique dont Louis XIV est la réalité. Les nations vaincues y sont personnifiées : l'Allemagne, la Hollande, l'Espagne, Rome elle-même y plient humblement les genoux, mais nulle part n'apparaît la figure de la France; on n'y voit que celle de Louis.

Un troisième artiste a complété Mansart et Lebrun: Le Nôtre a créé une campagne pour cette maison. Des fenêtres de son incomparable galerie de glaces, Louis ne voit rien qui ne soit lui-même. L'horizon entier est son ouvrage, car son jardin est tout l'horizon. Ces bosquets, ces avenues si droites, ne sont que la prolongation indéfinie du palais; c'est une architecture végétale qui reproduit et complète l'architecture de pierre. Les arbres ne végètent que sous la règle et l'équerre; les eaux, amenées à grands frais dans ces lieux arides, ne jaillissent qu'en dessins réguliers. Mille statues de marbre et de bronze sont les tableaux mythologiques de ce château de verdure, et, comme ceux de Lebrun, forment l'apothéose du roi et de ses amours.

La France a payé pour construire Versailles une somme qui équivaudrait aujourd'hui à quatre cents millions. Le luxe de la paix a été presque aussi fatal au peuple que les ambitions de la guerre. Mais le roi peut se contempler, s'admirer dans la naïveté de son égoïsme; il a créé autour de lui un petit univers dont il est le centre et la vie. C'est là le modèle qu'il propose aux artistes; c'est là le symbole' que les poëtes et les écrivains vont tous plus ou moins reproduire'. Versailles, quoique rajeuni par l'heureuse pensée du dernier de nos rois, n'est encore que l'ombre de lui-même. Pour le retrouver tout entier, il faut le repeupler par l'imagination, lui rendre sa foule brillante et parée, ses fêtes splendides telles que nous les montre Mme de Sévigné. « Que vous dirai-je? Magnificence, illumination, toute la France, habits rebattus et rebrochés d'or, pierreries, brasiers de feu

4. Voyez, sur le symbolisme de Versailles, deux remarquables chapitres des Fastes de Versailles, par M. H. Fortoul, et les pages où M. Martin les résume avec goût et talent, Histoire de France, t. XV, p. 105 et suivantes.

et de fleurs, embarras de carrosses, cris dans la rue, flambeaux allumés, reculements et gens roués; enfin le tourbil lon, la dissipation, les demandes sans réponses, les compliments sans savoir ce qu'on dit, les civilités sans savoir à qui l'on parle, les pieds entortillés dans les queues. » Il faut revoir Versailles à travers les allusions transparentes de Bérénice:

De cette nuit, Phénice, as-tu vu la splendeur?
Tes yeux ne sont-ils pas tout pleins de sa grandeur!
Ces flambeaux, ce bûcher, cette nuit enflammée,
Ces aigles, ces faisceaux, ce peuple, cette armée,
Cette foule de rois, ces consuls, ce sénat,
Qui tous de mon amant empruntaient leur éclat :
Cette pourpre, cet or que rehaussait sa gloire,
Et ces lauriers enfin, témoins de sa victoire,
Tous ces yeux qu'on voyait venir de toutes parts
Confondre sur lui seul leurs avides regards;
Ce port majestueux, cette douce présence....
Ciel! avec quel respect et quelle complaisance
Tous les cœurs en secret l'assuraient de leur foi!
Parle peut-on le voir sans penser, comme moi,
Qu'en quelque obscurité que le sort l'eût fait naître
Le monde en le voyant eût reconnu son maître ?...

Louis est en effet l'âme de sa cour comme de son palais. C'est lui qui inspire la grâce et l'esprit aux femmes, la valeur et la politesse aux hommes de guerre, l'émulation et presque le génie aux artistes. Les courtisans vivent et meurent de ses regards. Loin de fuir la représentation comme un fardeau, il est à son aise dans son rôle de roi: il le joue avec la satisfaction et le bonheur d'un grand artiste. Il entraîne autour de lui et distribue avec goût ce monde brillant qui lui appartient. Mieux que Mansart, Lebrun et Le Nôtre, il a fait lui-même son Versailles, un Versailles vivant, plein aussi d'élégance et de majesté.

Il est aisé de pressentir le caractère de la littérature sous un pareil monarque. Entraînée dans la sphère royale, elle deviendra une partie du vaste ensemble monarchique. La fière indépendance des Pascal, des Descartes va faire place à cet esprit de suite qui manquait à Corneille. « Tout ce qui s'éloigne trop de Lulli, de Racine et de Lebrun est con

damné, » dit La Bruyère'. La poésie sera taillée et émondée comme les ifs du tapis vert: Boileau continuera Le Nôtre. Au reste, les lettres ne réfléchiront pas seulement la régularité du grand règne, elles en recevront la politesse et la grace. La société des femmes, ces longues causeries dont le fond n'est rien, où la broderie est tout, le besoin de tout dire, l'obligation de voiler certaines choses, les intrigues du cœur, la science des passions et des ridicules, la cour en un mot, quelle excellente école pour assouplir le talent, pour le rompre à la plus savante escrime du langage! Louis XIV, nous dit Saint-Simon, « n'a jamais passé devant la moindre. coiffe, sans soulever son chapeau, je dis aux femmes de chambre, et qu'il connaissait pour telles. » Les poëtes français aussi respecteront les femmes; même quand ils médiront d'elles, ils songeront à leur plaire; et ce respect leur portera bonheur le siècle de Louis XIV sera le siècle du goût.

Si la littérature de cette époque n'eût été que le reflet des mœurs élégantes de la cour, elle pourrait attirer la curiosité de l'historien, elle ne mériterait pas l'étude et l'admiration de l'artiste; elle tiendrait dans les annales de l'esprit humain la même place que la poésie éphémère des troubadours. Mais heureusement elle reçut deux autres influences plus décisives que celles de la monarchie, quoique moins faciles à saisir. D'abord celle du christianisme qui, infiltrée dans la nation pendant tout le moyen âge, avait laissé dans les esprits des penchants, des habitudes, non moins que des croyances. Les disputes de la réforme avaient bien pu élever quelques nuages autour du sanctuaire, mais non pas tarir dans les cœurs le sang chrétien qui les faisait vivre. Les âmes se repliaient toujours sur elles-mêmes, s'observaient, s'étudiaient avec crainte sous le regard d'un Dieu juste et jaloux. De là cette science des passions, cette profonde analyse du cœur; de là cette sensibilité toujours combattue et par conséquent si orageuse, si puissante.

1. Chapitre Des Grands.

2. T. XXIV, p. 444, édit. 4840.

De plus, l'antiquité gréco-romaine avait été retrouvée par le xvi siècle; mais, fier el content de sa conquête, il s'en était fait le gardien plutôt que le maître; pareil au dragon des Hespérides, il avait veillé avec jalousie sur les pommes d'or. Le siècle de Louis XIV fit comme le vieil Esope, il allégea son fardeau en se nourrissant des pains qu'il portait. Parmi les pensées et les expressions de l'antiquité, il s'assimila tout ce qui était analogue à sa nature; il en prit surtout la régularité, la sagesse, le bon sens et le bon goût. De ces influences diverses se forma une littérature parfaitement homogène, un édifice majestueux et immortel. Au premier aspect, on y découvre l'unité, la convenance, la dignité monarchique. Bientôt, au naturel, à la justesse parfaite, à l'impérissable solidité des matériaux, on reconnaît la tradition antique. Enfin le parfum religieux, et en quelque sorte l'odeur d'encens qu'on y respire de toute part, révèle la présence du christianisme. La combinaison harmonieuse de ces éléments fut la grande affaire des écrivains de cette époque; témoin les querelles passionnées au sujet des anciens et des modernes, où l'on vit figurer d'un côté Boisrobert, Desmarets de Saint-Sorlin, Charles Perrault et Lamotte; de l'autre, Boileau, La Fontaine et Mme Dacier. Mais ce ne fut point par des dissertations que les grands génies de l'époque résolurent le problème, ce fut par des chefs-d'œuvre. Pour prouver le mouvement, il leur suffit de

marcher.

Tableau de la cour; Mme de Sévigné.

Le fruit le plus naturel, le plus spontané de cette époque brillante, l'œuvre littéraire où la société se confond pour ainsi dire avec son image, c'est la correspondance de Mme de Sévigné. Il appartenait au règne de la cour, c'est-à-dire de l'esprit de société, de faire de la conversation écrite un genre littéraire, et d'un recueil de lettres un de ses plus remarquables ouvrages. L'âge précédent s'était exprimé sur tout par les mémoires, espèce de conversation entre un auteur et la postérité. Le xvir siècle eut bien aussi ses mémoires. Sans parler des curieuses, mais peu authentiques

« PrécédentContinuer »