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Et vous peignant galamment,

Portez de tous côtés vos regards brusquement;
Et, ceux que vous pourrez connaître,
Ne manquez pas, d'un haut ton,

De les saluer par leur nom,

De quelque rang qu'ils puissent être.
Cette familiarité

Donne à quiconque en use un air de qualité.
Grattez du peigne à la porte

De la chambre du roi;
Ou si, comme je prévoi,

La presse s'y trouve forte,
Montrez de loin votre chapeau,

Ou montez sur quelque chose
Pour faire voir votre museau;
Et criez, sans aucune pause,
D'un ton rien moins que naturel:

« Monsieur l'huissier, pour le marquis un tel. »
Jetez-vous dans la foule et tranchez du notable,
Coudoyez un chacun, point du tout de quartier;
Pressez, poussez, faites le diable

Pour vous mettre le premier'.

Le marquis est le plastron de Molière. « Oui, toujours des marquis, nous dit-il. Le marquis est aujourd'hui le plaisant de la comédie et comme dans toutes les comédies anciennes, on voit toujours un valet bouffon qui fait rire les auditeurs, de même dans toutes nos pièces de maintenant, il faut toujours un marquis ridicule qui divertisse la compagnie 2. »

L'instinct plébéien du fils du tapissier trouvait un illustre complice dans l'instinct dominateur du roi. Tous deux s'entendaient à merveille pour établir l'égalité aux pieds du trône. L'aristocratie elle-même pardonnait facilement au poëte. Personne ne voulant se reconnaître dans ses peintures moqueuses, chacun lui savait bon gré de rabaisser l'arrogance du voisin. « Je pense, marquis, que c'est toi qu'il joue dans la Critique. Moi? Je suis ton valet; c'est toimême en propre personne3. » D'ailleurs il y avait presque toujours dans la pièce un courtisan honnête homme. C'était une ressource pour tous les amours -propres. Enfin Molière

1. Remerciment au roi, 1663.

2. L'Impromptu de Versailles, scène 1. 3. L'Impromptu de Versailles, scène 1.

dédommageait la cour en daubant la province, et consolait les nobles en frappant encore plus fort sur les parvenus insolents. La Comtesse d'Escarbagnas faisait passer l'Impromptu de Versailles, et le Bourgeois gentilhomme guérissait les blessures des Fâcheux.

La seconde des grandes inspirations de la poésie sérieuse, l'antiquité classique, appelle aussi l'attention de Molière; mais tandis que Racine montre par son exemple comment il faut en profiter, c'est au grand comique qu'il appartient de faire voir comment il ne faut pas s'en servir. L'un ouvre le chemin à l'imitation féconde, l'autre flagelle par derrière le stérile pédantisme; tous deux entraînent leur siècle loin de l'ornière du xvi. Il suffit de nommer les Vadius et les Trissotin, qui savent du grec autant qu'homme de France et qui n'en sont pas moins des sots,

Des sots savants, plus sots que des sots ignorants,

les Marphurius, les Pancrace, argumentant en baroco et en barbara sur la figure d'un chapeau, et surtout ces excellents et savantissimes médecins, ce docto corpore de la faculté, si habile à nommer en grec toutes nos maladies, et à nous faire trépasser selon les règles de l'art.

C'est de la même façon que la religion inspire la verve de Molière. Plein de respect pour elle quand elle est sincère, il la venge elle aussi de ses pédants qui la défigurent et de ses hypocrites qui l'outragent. Tartufe (1667) est comme la seconde partie des Provinciales. C'est la suite de la même guerre, mais élevée à un caractère de généralité tout nouveau. D'un côté l'attaque ne vient plus d'un sectaire, mais d'un philosophe; de l'autre l'adversaire attaqué n'est plus le jésuite, mais l'athée travesti. Ajoutez que l'absence de toute discussion scolastique et un intérêt dramatique encore plus puissant rendent ce chef-d'œuvre populaire. Tartufe est l'Athalie du théâtre comique. Il en a l'à-propos comme la perfection. Au milieu des années brillantes de Louis XIV, l'auteur semble pressentir, par la divination du génie, le triste fléau qui infectera la fin du règne. En vrai poëte national, il donne une expression immortelle à la plus vivace

de nos haines, et, par une merveille dont lui seul était capable, il inflige au plus odieux des vices le châtiment le plus terrible chez les Français, le ridicule.

Du reste Molière se rattache moins que ses illustres contemporains à la pensée toute chrétienne du siècle. L'élève de Gassendi, l'ami de Bernier et de Chapelle peint la nature. humaine en elle-même, dans sa généralité de tous les temps; et, sans être le moins du monde hostile au christianisme, il s'en préoccupe assez peu. Le genre qu'il traitait semblait permettre cet oubli. Molière n'échappe pourtant point à la manière spiritualiste de tous les grands artistes de son époque. Son triomphe c'est la comédie de caractère, c'està-dire l'étude de l'esprit humain. Son procédé, comme celui de Corneille et Racine, c'est l'abstraction vivifiée par le génie. L'Avare (1668), le Misanthrope (1666), son œuvre capitale avec Tartufe, sont développés d'après les mêmes principes que les tragédies de Racine. Les deux poëtes saisissent une qualité unique d'un individu, anéantissant par la pensée toutes les autres, la mettent ensuite en action et même quelquefois en plaidoirie et comme en procès avec les qualités opposées. Rien de plus contraire que ce procédé au faire dramatique de Calderon et de Shakspere; rien de plus conforme à l'esprit du xvII siècle et en général à l'esprit français.

La plus grande gloire de Molière c'est d'avoir été le poëte de l'humanité en même temps que celui de son époque. Nonseulement il a châtié et aperçu le premier le ridicule, dans des choses que ses contemporains estimaient et prenaient au sérieux, mais il a incarné ces vices et ces travers dans des créations d'une vérité impérissable. Il a su réunir la généralité dans les passions et la propriété dans les caractères. Ses personnages ont une physionomie si distincte, si personnelle, qu'on les reconnaît entre mille; on croit avoir vécu avec eux, et néanmoins chaque siècle retrouve en eux ses penchants et ses vices: ils sont à la fois réels comme des individus et éternellement vrais comme des types.

Cette représentation de la vie n'est pas seulement une peinture; c'est avant tout une poésie. Ces personnages ne

sont pas des portraits, mais des créations. Molière produit comme la nature, et d'après les mêmes lois, mais il ne la calque pas. Comme elle il tire d'un germe unique ses plus belles conceptions.

L'intrigue qui entraîne ses acteurs et les enveloppe comme une atmosphère, est toute resplendissante du feu de son imagination. C'est une verve de gaieté qui échauffe, qui passionne tout ce monde comique, et rejaillit de tous les objets, comme la lumière d'un ciel du midi, en mille effets brillants. Cet éclat de joyeuse humeur, cet entrain d'imagination, croît chez Molière avec le don sévère de l'observation philosophique. A mesure que sa raison devient plus profonde et son coup d'oeil plus pénétrant, sa verve comique monte et bouillonne de plus en plus. C'est pour ainsi dire le lyrisme de l'ironique et mordante gaieté, aux ébats purs, au rire étincelant. Le Malade imaginaire, avec son étourdissante cérémonie, en est le dernier terme et le plus frappant exemple. Molière y touche à cet idéal de l'imagination libre et sans frein, qui faisait le charme et la poésie de l'ancienne comédie grecque.

Si l'on considère cette étonnante réunion des plus belles et des plus rares qualités de l'intelligence, cette profonde sagacité, cette verve inépuisable; si l'on songe à la fécondité de ce talent qui suffisait à la fois aux plaisirs de la cour, à l'amusement du peuple, aux besoins de la troupe et à l'admiration des connaisseurs; si l'on tient compte de cette rapidité d'exécution, de cette composition grande et hardie, espèce de peinture à fresque qui ne laisse pas la brosse se reposer un instant; si l'on place tout cela au milieu d'une vie active, occupée de mille soins, tourmentée par mille chagrins domestiques, et par tous les soucis d'acteur, d'auteur, de directeur, de courtisan, on se gardera bien de contredire Boileau, qui, le jour où Louis XIV lui demanda. quel était le plus grand poëte du siècle, répondit sans hésiter: « C'est Molière. » Nous concevons pourtant que plus d'un lecteur, plus sensible aux pompeuses merveilles de Racine, ou à la naïveté si charmante et si riche de La Fontaine, réplique avec Louis XIV: « Je ne le croyais pas. »

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Tandis que Racine et Molière dotaient la France de leurs chefs-d'œuvre, Boileau-Despréaux, leur ami, apprenait au public à les comprendre et à les admirer. Avant lui le goût incertain admettait confusément le bon et le médiocre. Une foule d'auteurs sans mérite encombraient la route des grands écrivains; Scudéry était admiré à côté de Corneille; le bel esprit, moqué par Molière, n'était pas catégoriquement proscrit et condamné. On vénérait la mémoire de Voiture, on se récriait devant les concetti de Saint-Amant et de Chapelain. On n'avait pas encore laissé à l'Espagne et à l'Italie

De tous leurs faux brillants l'éclatante folie.

Le grand Corneille lui-même est peut-être l'exemple le plus frappant de ce mélange du mauvais avec l'excellent, du faux goût avec le sublime. En un mot, il y avait alors des modèles; il n'y avait pas de doctrine. L'œuvre de Boileau fut de débrouiller l'art confus du xvne siècle, d'assigner à chaque homme et à chaque chose son rang dans l'estime publique; sa gloire, c'est de l'avoir fait avec un discernement presque infaillible, avec un courage intrépide, et enfin d'avoir rendu ses arrêts dans une forme si heureuse, dans un langage si parfait qu'on ne sera pas plus tenté de les refaire que de les infirmer.

Le culte du bon sens, la souveraineté de la raison en matière de goût, tel est le mérite durable de la doctrine de Boileau. C'est là le trait de ressemblance qui l'unit aux autres grands hommes du siècle. C'est l'esprit de Descartes transporté dans la poésie.

On ne reconnaît pas moins dans sa critique les autres ca

1. Né à Paris, ou à Crosne, près Paris, en 1636; mort en 1744.

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