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nardin de Saint-Pierre comme un moraliste poëte, qui pour proclamer Dieu et la Providence compose son langage de tous les phénomènes les plus éclatants de la création. Luimême nous donne une idée de l'esprit dans lequel il poursuit ses Études: il se représente dans « une humble vallée, occupé à cueillir des herbes et des fleurs trop heureux, ajouta-t-il, s'il en peut former quelques guirlandes pour parer le frontispice du temple que ses faibles mains ont osé élever à la majesté de la Nature. » Ce qu'il cherche à découvrir c'est la pensée, l'intention bienfaisante de Dieu dans la perpétuelle beauté de l'univers : il ne s'occupe que des causes finales qui président à la naissance de tous les phénomènes et des effets gracieux ou imposants qui en résultent. Nul n'a mieux compris l'harmonieux concert des diverses saisons, depuis les premiers frémissements d'amour et d'espérance qui parcourent la campagne au printemps, jusqu'aux sombres et terribles magnificences de l'hiver1. Il ne décrit pourtant pas, il n'analyse pas minutieusement les objets, il les observe « autant seulement qu'il est permis à l'homme de les apercevoir, et à son cœur d'en être ému. » a Descriptions, conjectures, aperçus, vues, objections, doutes, et jusqu'à ses ignorances, il a tout ramassé, et il a donné à toutes ces ruines le nom d'Études, comme un peintre aux études d'un grand tableau auquel il n'a pu mettre la dernière main2. » Bernardin avait en effet plus de grâce et de sensibilité que de force, il n'a fait qu'effleurer un immense sujet, la description de la nature, animée par l'idée de la Providence. Ses peintures sont exquises par le détail, mais ce sont plutôt de beaux fragments qu'un vaste ensemble. Lui-même se juge encore avec une modestie aimable, qui ne laisse pas d'avoir sa vérité : « Je ne suis, dit-il, par rapport à la nature, ni un grand peintre ni un grand physicien, mais un petit ruisseau souvent troublé, qui, dans ses moments de calme, la réfléchit le long de ses rivages. Pour goûter tout le charme des Études de la nature, et

4. Étude quatrième.

2. Étude première, p. 86.

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en bien apprécier l'originalité, il ne faut pas les lire après les poésies plus modernes dont elles ont été l'antécédent ou le modèle; il faut les replacer par la pensée dans le milieu qui les vit naître, dans cette société mondaine et sceptique, où l'élégance corrompue et savante avait desséché les sources naïves de l'émotion. La littérature académique était toute livrée à l'imitation du vieux Voltaire : on faisait ou de la tragédie faussement noble ou des petits vers de salon et de boudoir. Delille disséquait la nature sans la sentir, et prodiguait son immense talent d'écrivain à d'habiles tours de force qu'on prenait pour de la poésie. Les esprits sérieux s'occupaient de la science nouvelle qui venait de naître avec Turgot et Necker. La révolution allait sortir des idées et passer dans les événements; Bernardin continua le schisme de Rousseau : il en appela de la société à la nature, de la discussion au sentiment.

Il eut, comme Jean-Jacques, une longue et douloureuse éducation de poëte. Dès son enfance il voyage, il parcourt le monde; un instinct vague et inquiet le pousse de l'Inde en Allemagne, des rives de la Néwa aux mornes de l'Ile de France. Pauvre, sans amis, aigri par des tracasseries indignes de son talent, il reporte sur la nature tout l'amour qu'il ne peut donner aux hommes qui l'entourent ; il est malade d'idéal. C'est seulement à l'âge de trente-six ans qu'il se fait écrivain. Bientôt il se lie avec Rousseau, qui vivait comme lui seul et mécontent au milieu de sa gloire. Souvent ces deux hommes si bien faits pour se comprendre se promenaient ensemble dans les campagnes voisines de Paris; et la tendre misanthropie du voyageur s'allumait à la verve encore puissante de l'énergique vieillard. Sans doute Rousseau développait chez son ami son déisme sincère, qui prenait dans l'âme de Bernardin plus de douceur et d'émotion: il le tenait en garde contre la sèche et froide analyse, et lui faisait remarquer que quand l'homme commence à rai

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sonner, il cesse de sentir. »

C'est de ces voyages, de cette solitude, de cette amitié que

1. Bernardin rapporte ce mot qu'il avait recueilli de la bouche de Rousseau dans une de leurs promenades. Etude première, p. 66.

naquit le livre des Études de la nature (1784). Il porte le cachet de l'illustre écrivain qui contribua sans doute à l'inspirer, mais il ne rappelle Rousseau qu'en l'affaiblissant. L'éloquence entraînante du maître tourne à l'élégie dans le disciple, et l'indignation amère du premier n'est dans le second que de la mauvaise humeur.

Il est arrivé plusieurs fois à des écrivains d'un génie secondaire d'avoir dans leur vie un jour d'inspiration si heureux, qu'ils produisent une œuvre, courte, il est vrai, mais excellente et impérissable, une œuvre qui résume tout leur talent, toute leur pensée dans sa forme la plus favorable, et assure l'immortalité à leur nom. C'est ainsi que l'abbé Prévost avait rencontré son éloquente nouvelle de Manon Lescaut, que Millevoye écrivit sa touchante élégie de la Chute des feuilles, que, peu de jours avant sa mort, l'infortuné Gilbert composa sur son lit d'hôpital quelques stances qu'on n'oubliera jamais. Mieux partagé encore, Bernardin de Saint-Pierre eut aussi son jour de bonheur, et ce jour produisit un des chefs-d'œuvre de notre littérature, Paul et Virginie, création charmante qu'on admire avec le cœur et qu'on n'applaudit qu'en pleurant. Cet ouvrage ne différait pas au fond de toutes les autres compositions de Bernardin : c'était la même inspiration morale, le même idéal de religion et de vertu sous l'œil d'un Dieu indulgent et au sein d'une imposante nature. Seulement l'imagination du poëte souvent flottante et vagabonde, s'était concentrée cette fois dans une simple et heureuse fiction. Pareil à ces physionomies ordinairement agréables qui, dans une circonstance solennelle, s'illuminant tout à coup, parviennent à tout l'idéal de leur expression, Bernardin eut, en composant Paul et Virginie, tout le génie de sa pensée.

4. Gilbert, tué par la misère à l'âge de vingt-neuf ans (1780), avant d'avoir pu perfectionner l'énergique talent dont il avait donné quelques preuves, trouve aussi difficilement sa place dans l'histoire de la littérature que dans la société de son époque. Séparé du mouvement philosophique, sans être assez fort pour l'entraver, il marche seul sans être grand. Il est, avec plus de verve, l'héritier de Louis Racine et de Lefranc de Pompignan. Sa Satire du XVIII° siècle et la dernière partie de son Ode imitée de plusieurs psaumes contiennent d'admirables vers.

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Ce roman, ou plutôt ce poëme délicieux, eut le double bonheur de déplaire aux coryphées de la littérature et d'obtenir un succès immense dans le public. C'est le sort de tout chef-d'œuvre qui ouvre une voie nouvelle Polyeucte avait déplu à l'hôtel de Rambouillet: Paul et Virginie fut dédaigné de l'hôtel Necker: les grandes dames qui assistaient à la première lecture étaient toutes confuses de pleurer sur les amours naïves de deux pauvres enfants : l'emphatique Thomas témoigna sa froideur, et M. de Buffon demanda à haute voix sa voiture. L'accueil du vrai public dédommagea bien Bernardin outre les éditions avouées par l'auteur, cinquante contrefaçons se succédèrent en une seule année: ce fut un succès de vogue : les enfants recevaient au baptême les noms de ces jeunes créoles devenus chers à tous les lecteurs. Cette dissidence entre une nation et sa littérature officielle, annonçait une révolution dans le goût. On se lassait de l'analyse, de la sécheresse noble on aspirait à quelque chose de simplement et naturellement beau. On retrouvait avec charme l'image du bonheur et de la vertu dans la peinture la plus vraie de la vie commune et vulgaire.

André Chénler.

L'année même où Bernardin écrivait Paul et Virginie, ce poëme touchant revêtu d'une admirable prose, André Chénier revenait, après quelques voyages, se fixer à Paris, et s'y livrer en silence à ses curieuses études qui devaient régénérer la poésie en vers. André était l'aîné des deux fils du consul général de France à Constantinople. Leur mère, jeune Grecque pleine d'esprit et de beauté, se chargea de leur première éducation et leur inspira l'amour de l'art et de la simplicité antiques. Marie-Joseph entraîné dans le tourbillon de la littérature contemporaine par un amour pré

4. Auteur d'une ode sur le Temps, d'un poëme épique sur Pierre le Grand; plus connu par ses Eloges, espèces de discours académiques, d'une élégance affectée et d'une noblesse prétentieuse, que Voltaire appelait du Gals-Thomas. Son Essai sur les Eloges est le meilleur de ses ouvrages.

2. Né à Constantinople en 4762, guillotiné en 1794, le 25 juillet, trois jours avant le 9 thermidor qui l'eût sauvé! - OEuvres : idylles, élégies, poésies diverses.

maturé de la gloire, perdit bientôt cette originalité native. Il fit, comme tout le monde, mais avec plus de talent que la plupart, des tragédies classiques, pleines d'allusions philosophiques et de tirades à effet. André, fidèle au culte de la Grèce, traduisait dès l'âge de quatorze ans Anacréon et Sappho en étudiant leur langue, alors très-négligée, il semblait, dit heureusement M. Villemain, se souvenir des jeux de son enfance et des chants de sa mère. Les Analecta de Brunk, qui avaient paru en 1776, et qui contiennent ce qu'il y a de plus gracieux, de plus familier, quelquefois de plus mignard dans la poésie grecque, devinrent sa lecture ordinaire. C'est de là qu'avec un art infini, il tirait ces esquisses si élégamment simples, ces images si pures, ces expressions qui sentent le miel sauvage du mont Hymette; c'est après de pareilles études

Qu'il chantait de ces airs qu'à sa voix jeune et tendre

Les lyres de la Grèce ont su jadis apprendre.

De là ces idylles, si différentes des fadeurs pastorales de Florian, et dans lesquelles il sut

Ramenant Palès des climats étrangers

Faire entendre à la Seine enfin de vrais bergers.

De là ces Élégies, qui semblent un écho des chants de Tibulle, où

Il va chantant Zéphyr, les nymphes, les bocages
Et les fleurs du printemps et leurs riches couleurs,
Et ses belles amours plus belles que les fleurs.

André Chénier voulait introduire le génie antique, le génie grec, dans la poésie française, avec moins d'exclusion, avec moins de dédaigneuse réserve que les grands poëtes du XVIIe siècle. Racine avait moissonné les plus hauts et les plus riches épis André voulait glaner modestement au fond des sillons négligés, sûr d'y trouver mille charmantes et naïves choses. Il voulait trouver par étude et par système ce que La Fontaine avait parfois deviné par l'heureux instinct de sa nature; il essayait en vers ce que P. L. Courier tenta plus tard pour la prose. André n'est pas du tout de son siècle :

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