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reurs de raisonnement, par suite de l'autorité trop grande qu'il accordait à la combinaison logique de certaines formes de langage; qu'il pousse trop loin la recherche des analogies; qu'il y a dans son intelligence une tendance trop prononcée à dogmatiser et à tout réduire en formule 1. » M. de Bonald lui-même a frappé modestement son ouvrage d'un jugement qui nous dispense d'être sévère. Il appelle son système «< un rêve politique qui demande à prendre place parmi tant de fictions et de romans moins innocents. »

Le second des deux chefs de l'école théocratique est le comte de Maistre. Ancien sénateur du Piémont et longtemps ministre plénipotentiaire de Sardaigne à la cour de Russie, Joseph de Maistre a voué une haine mortelle à toute idée de liberté, et s'est réfugié, par haine de la révolution française, jusque dans la théocratie la plus systématique, telle que l'avaient inutilement rêvée les Grégoire VII et les Innocent III. Cet esprit audacieux et puissant a fait ce que de plus grands génies n'ont pas eu le courage d'achever: il a suivi, complété, épuisé son propre système. » Ses trois ouvrages, les Soirées de Saint-Pétersbourg, le Pape et l'Eglise gallicane, sont des anneaux indissolubles de la même chaîne ; le même principe de servitude, posé d'abord d'une manière générale et dans l'ordre le plus élevé de l'abstraction, se resserre progressivement, comme les cercles de l'Enfer de Dante, jusqu'à ce qu'il saisisse et étreigne la France. L'homme naturellement pervers, la nécessité de la souffrance comme expiation, la peinture et la glorification du bourreau, le despotisme souverain d'un seul homme, le pape, son contrôle suprême et unique sur tous les gouvernements de la terre, telles sont les idées qui dominent et se développent avec une terrible et invariable uniformité dans les écrits du comte de Maistre. Jamais l'idéal de la servitude ne fut plus régulièrement, plus hardiment proposé. C'est Hobbes devenu catholique. Certaines pages de ces livres exhalent une odeur de sang et de supplices; toutes ont

4. Alfred Nettement, Histoire de la littérature française sous la Restauration, t. 1, p. 72.

2. Villemain, Tableau du XVIII• siècle, xx leçon.

quelque chose d'amer et de repoussant'. On y croit entendre le contre-coup des fureurs populaires de nos troubles civils. Une verve sombre et démocratiqne anime ces pamphlets du patricien, luttant avec haine contre les idées modernes, et révolutionnaire à son tour au profit d'un passé auquel luimême ne croit plus. Joseph de Maistre est un de ces esprits d'une seule pièce, étroits et inflexibles comme une ligne droite, pleins de passion et de vigueur, qui ont plus de raisonnement que de raison, et qui laissant de ce côté la variété multiple de la vérité concrète, s'attachent avec obstination à un seul principe isolé, exclusif, et le poussent éloquemment jusqu'à l'absurde. « L'écrivain, dit M. de Lamartine qui a connu particulièrement le comte de Maistre, était bien supérieur en lui au penseur, mais l'homme était très-supérieur encore au penseur et à l'écrivain. C'était une vertu antique, ou plutôt une vertu rude et à grands traits de l'Ancien Testament, tel que ce Moïse de Michel-Ange, dont les formes ont encore l'empreinte du ciseau qui les a ébauchées. Sous l'homme on sent encore le rocher. Ainsi ce génie n'était que dégrossi, mais il l'était à grandes proportions. Voilà pourquoi M. de Maistre est populaire. Plus harmonieux et plus parfait, il plairait moins à la foule, qui ne regarde jamais de près. C'est un Bossuet sauvage, et un Tertullien illettré 2.

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Ainsi, dès le commencement du siècle, en face de l'école de Voltaire épuisée et impuissante, se posait avec plus ou moins de décision le principe même du moyen âge, comme si l'esprit humain n'avait de choix qu'entre les excès! Une femme cependant ouvrait courageusement aux lettres la route de l'avenir, et sans abdiquer l'esprit de la révolution, elle le purifiait, l'ennoblissait par une éclatante auréole de religion et de poésie.

4. Les passages où le style s'adoucit, et prend tout à coup une grâce et une élégance toute nouvelle, comme par exemple l'Introduction des Soirees de Saint-Pétersbourg, page qui rappelle le commencement de certains dialogues de Platon, sont dus à la collaboration de Xavier de Maistre, frère du comte Joseph, auteur de la pathétique nouvelle du Lépreux de la cite d'Aoste et du spirituel Voyage autour de ma chambre.

2. Confidences, la Presse, 8 février 1849.

Madame de Staël.

Jamais peut-être l'esprit français ne se déploya d'une manière plus complète et plus admirable que dans la personne de Louise-Germaine Necker, femme du baron de Staël'. Douée de tous les talents, accessible à toutes les idées vraies, à toutes les émotions généreuses, amie de la liberté, passionnée pour les élégances de la société et des arts, parcourant tour à tour toutes les régions de la pensée, depuis les considérations sévères de la politique et de la philosophie jusqu'aux sphères les plus brillantes de l'imagination, elle réunit les éléments les plus divers, mais sans confusion et sans disparate. Une harmonie pleine de beauté coordonne chez elle toutes les forces de l'esprit et du cœur. Ce qui éclate dans cette heureuse nature, ce n'est pas une ou deux facultés particulières, grandies et alimentées aux dépens de toutes les autres : c'est l'être tout entier dans une noble et féconde unité. C'est bien d'elle qu'on peut dire, ce qu'elle regardait comme l'éloge suprême d'un grand écrivain, non pas: elle a de l'esprit, elle a de l'imagination, mais simplement elle a de l'ame; son talent, c'est elle-même, c'est sa vie mise à chaque instant au dehors par une expansion naturelle. Aussi sa conversation était-elle, au témoignage de tous ceux qui l'ont connue, plus admirable encore que ses écrits, parce qu'elle exprimait davantage toute sa personne. Ce don si séduisant de la parole, était comme l'empreinte nationale mise sur les idées les plus diverses auxquelles s'ouvrait sa merveilleuse intelligence. Car c'est surtout en France qu'est vrai ce mot d'un des chapitres de son Allemagne : « L'esprit doit savoir causer. »

C'est un spectacle plein d'intérêt que le développement progressif et non interrompu de ce brillant génie, qui, parti des opinions du XVIIIe siècle, s'élève naturellement, sans effort, sans rétractation, et par le seul épanouissement de ses rares facultés, à ce que l'enthousiasme a de plus grand et le sentiment religieux de plus auguste. Tandis que la réac

4. 1766-1817.

tion monarchique de 1800 prétendait détruire l'esprit moderne sous prétexte de l'amender, c'est au sein de la philosophie que Mme de Staël sut propager le spiritualisme sans sacrifier la cause de la liberté.

La première période de sa vie littéraire nous la montre à la fin du XVIIIe siècle environnée des derniers représentants de cette époque, des Buffon, des Thomas, des Marmontel, des Sedaine, des Raynal, dans le salon de son père, le ministre philosophe, écoutant de savantes conversations, occupée de sérieuses lectures, s'exerçant au grand art d'écrire par diverses compositions dramatiques, et révélant les tendances de sa pensée et le point de départ de ses opinions par ses Lettres sur le caractère et les écrits de J. J. Rousseau (1788). Comme Chateaubriand, Germaine Necker procédait de JeanJacques, et le reconnaissait hautement pour son maître. L'imagination suppléait alors chez elle à l'expérience. Sa critique déjà pleine de sens et de pensée, ne descend point encore jusque dans les derniers replis de l'âme. Elle manque de ces profonds accents qui donnèrent plus tard tant de charme à ses écrits.

Cependant la révolution éclate Mlle Necker devient Mme de Staël, et en 1796 paraît le livre de l'Influence des passions sur le bonheur des individus et des nations. Un changement profond signale ce nouvel écrit. Ce n'est plus une jeune fille intelligente, qui conjecture plutôt qu'elle ne connaît le monde, et effleure de graves questions au milieu des applaudissements d'une brillante société. C'est une femme qui a trouvé en elle-même et auprès d'elle la réalité qu'elle veut peindre. Il y a déjà des larmes dans ce livre; c'est l'âme qui l'a dicté, mais une âme qui sait réfléchir. Les passions y sont décrites avec une profondeur qui étonne : tout est vivant et animé les abstractions deviennent des portraits. Cependant l'auteur ne s'est pas encore élevée audessus du point de vue de l'école sensualiste. Si elle examine les passions, ce n'est pas sous le rapport du devoir, mais sous celui du bonheur.

Là se termine la première époque de la vie de Mme de Staël. Désormais les lettres ne seront plus pour elle l'expression

de la sensibilité seule elle en va faire en outre l'organe d'une haute raison. A défaut du bonheur, qu'un mariage mal assorti lui refuse, elle va aspirer au talent. « Relevonsnous, dit-elle, sous le poids de l'existence. Puisqu'on réduit à chercher la gloire ceux qui se seraient contentés des affections, eh bien! il faut l'atteindre. »

Comme fruit de cette résolution nouvelle parurent coup sur coup le livre de la Littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (1800), et le roman de Delphine, publié un an plus tard. Le premier de ces deux ouvrages, malgré les imperfections qui devaient nécessairement résulter d'une érudition insuffisante, élevait l'auteur à la fois au-dessus de ses amis et de ses adversaires. L'idéologie des rédacteurs de la Décade philosophique, des Ginguené, des Cabanis, des Garat, des Tracy, des Chénier, était bien pâle auprès de cette croyance hautement spiritualiste; et d'un autre côté la réaction religieuse et monarchique représentée par les écrivains du Mercure de France et du Journal des Débats, Hoffmann, Fontanes, Feletz, Geoffroy, n'avait ni cette grandeur ni cette ardente conviction. Le dogme du progrès était ici proclamé, établi. La loi suprême de la Providence, la marche de Dieu à travers le monde et l'histoire, cette manifestation continuelle et progressive du Verbe, étaient des aperçus aussi nouveaux que profonds. Chateaubriand devait publier l'année suivante son Génie du christianisme : Germaine de Staël donnait le Génie de l'humanité. Le christianisme s'y trouvait sans doute à la plus belle place, mais il n'y était point seul. L'auteur renouvelait en même temps l'esprit de la critique littéraire. Son titre même disait ce qu'on avait trop ignoré jusqu'alors, ce qu'on a peut-être trop répété depuis', que « la littérature est l'expression de la société. »

Delphine prouva que G. de Staël, pour acquérir de nouvelles qualités, ne perdait aucunement les premières. La sensibilité profonde du livre des Passions se retrouvait ici dans un cadre idéal et dramatique. Toutefois l'élément poétique ne s'y dégageait pas encore dans toute sa pureté. Delphine est un roman un peu métaphysique et, qui pis est, un

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