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juxtaposés dans sa recension. En voici un exemple tiré d'un des endroits les plus remarquables de la chanson de Roland.

L'arrière-garde des Francs a été attaquée et détruite par les Sarrasins, au delà des Ports, tandis que Charlemagne les avait déjà passés à la tête de l'avant-garde. Tous les guerriers ont été tués. Onze des douze pairs ont péri. Il ne reste plus que le seul Roland, mais déjà si blessé et si harassé qu'il n'a plus qu'à rendre l'âme. Il se retire, pour mourir en paix, sous un grand rocher, à l'ombre d'un pin. Là il veut briser sa fameuse épée, sa Durandal, de peur qu'elle ne tombe entre les mains des infidèles :

Roland sent qu'il a perdu la vue;

Se lève sur ses pieds, tant qu'il peut s'évertue;
En son visage sa couleur a perdue.

Devant lui se dressait une pierre brune :
De dépit et fâcherie il y détache dix coups.
L'acier grince, sans rompre ni s'ébrécher.
"Ah! dit le comte, sainte Marie, aidez-moi!
Eh! bonne Durandal, je plains votre malheur;
Vous m'êtes inutile à cette heure; indifférente, jamais.
J'ai par vous gagné tant de batailles,

Tant de pays, tant de terres conquises,
Qu'aujourd'hui possède Charles à la barbe chenue!

Jamais homme ne soit votre maître à qui un autre homme fera peur.
Longtemps vous fûtes aux mains d'un capitaine,

Dont jamais le pareil ne sera vu, en France, pays libre'.

1. Nous citons ici le texte même sans aucune altération, pour donner une idée du langage de la plus ancienne de nos chansons de Geste.

Co sent Rollans la veue ad perdue;

Met sei sur piez, quanqu'il poet s'esvertuet;
En sun visage sa couleur ad perdue.
De devans lui ot une perre brune

X Colps i fiert par doel e par rancune;
Cruist li acers, ne freint ne n'esguignet;
E dist li quens : « Sancte Marie, aiue!
E, Durendal bone, si mare fustes!
Quant jo n'ai prod de vos n'en ai mescure!
Tantes batailles en camp en ai veneues,

E tantes teres larges escumbatues
Que Charles tient, ki la barbe ad canue!
Ne vos ait hume ki pur altre feiet!
Mult bon vassal vos ad lung tens tenue:
Jamais n'ert tel en France la solue. »

Vers 859 et suiv. Édit. Génin.

Cette strophe contient, comme on le voit, la peinture d'une situation héroïque fort touchante, et ce tableau est un, complet, et tel que l'auteur a dû et voulu le faire.

Maintenant ce qui suit ce tableau, ce n'est pas la mort de Roland, c'est une tirade de vingt-six vers, laquelle n'est autre chose qu'une répétition du tableau précédent, seulement en d'autres termes, sur une autre rime et avec des variantes dans les détails et les accessoires':

Rollans férit sur la pierre de Sardoine;
L'acier grince, sans rompre ni s'ébrécher.
Voyant alors qu'il n'en peut rien briser,
Il commence à la plaindre à part soi.

a Eh! Durandal, comme tu es claire et blanche !
Comme au soleil tu reluis et reflamboies!
Charles était aux vallons de Maurienne,
Quand Dieu du haut du ciel lui manda par un ange
De te donner à un franc capitaine;

Donc me la ceignit le noble roi le Magne.
Par elle je lui conquis Normandie et Bretagne;
Je lui conquis le Poitou et le Maine;

4. Le texte original:

Rollans ferit el perron de Sardonie :
Cruit li acer, ne briset ne n'esgrunie.
Quand il ço vit que n'en pout mie freindre,
A sei meismes la commencet a pleindre
«E, Durendel, com es clere e blanche!
Cuntre soleil si luises e reflambes!
Carles esteit es vals de Moriane,

Quant Deus del cel li mandat par sun angle
Qu'il te dunast a un cunte cataigne ;
Donc la me ceinst li gentilz reis, li magnes;
Jo l'en cunquis Normandie e Bretagne,
Si l'en cunquis e Peitou e le Maine,
Jo l'en cunquis Burguigne e Loheraigne,
Si l'en cunquis Provence e Equitaigne,
E Lumbardie e trestute Romaine;
Jo l'en cunquis Baivière et tute Flandres,
É Alemaigne e trestute Puillanie,
Constantinople, dont il ont la fience,
En saisonnie fait il ço qu'il demandet
Jo l'en cunquis Escosse, Guale, Irlande,
Et Engleterre que il teneit sa cambre;
Cunquis l'en ai païs e teres tantes
Que Carles tient, Li a la barbe blanche,
Pur ceste épée ai dulor e pesance!

Mielz voeill murir qu'entre païens remaigne.

Damnes Deus père n'en lais et hunir France! >

Je lui conquis et Bourgogne et Lorraine,
Je lui conquis Provence et Aquitaine,
Et Lombardie et toute la Romagne;
Je lui conquis la Bavière et toute la Flandre.
Et l'Allemagne et toute la Pologne,
Constantinople, dont il reçut la foi;
Le pays des Saxons, soumis à son plaisir,
Je lui conquis Ecosse, Gaule, Irlande,
Et l'Angleterre, qu'il estimait sa chambre;
Par elle j'ai conquis tant de terres et de pays
Qu'aujourd'hui possède Charles à la barbe blanche.
Pour cette épée j'ai douleur et peine.
Mieux vaut mourir qu'aux païens la laisser!

Dieu veuille épargner cette honte à la France. »>

Après cette tirade, qui n'est ni un complément ni une suite de la première, mais une simple variante, il en vient une troisième, qui redit encore les mêmes choses. Il y a des Chansons de Geste où ces variantes successives sont au nombre de cinq ou six. J'en ai compté neuf de suite dans celle de Berte aus grans piés. Elle ont toutes pour objet de peindre l'isolement et les plaintes de la reine perdue dans la forêt; toutes commencent par des mots qui annoncent, non pas une description nouvelle, mais la redite de la même description; toutes contiennent une prière renfermant les mêmes idées, et conçue presque dans les mêmes termes 1.

Je citerai encore d'après Fauriel un dernier exemple plus curieux que les précédents et qui prouve d'une manière plus décisive que les poëmes chevaleresques, sous leur forme actuelle, renferment des fragments composés par différents

auteurs.

1. Voici les premiers vers de quelques-unes des variantes dont nous parlons :

4re version. La dame fut el bois qui durement ploura....

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Par le bois va la dame qui grand paour avoit....
En la forest fut Berte, qui ert gente et adroite....
La fille Blanchefleur, la royne au clair vis
Fut dedans la forest, moult ert son cœur pensis.
La dame fut el bois dessous un arbre assise...
Berte fut ens el bois, assise sous un fo (fagus, hêtre)....
Berte gist sur la terre, qui est dure com groe (gravier)........

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Élie, comte de Saint-Gilles, a été proscrit par Louis le Débonnaire et vit dans une forêt des landes de Gascogne, ayant pour tout voisinage un ermite et pour toute société sa femme et son fils Aiol. Elie est un héros du vieux temps, une espèce de géant pour la taille et la force. Sa lance est si longue ou sa chaumière si petite qu'il n'a pu loger l'une dans l'autre, et pour y faire entrer son épée, il a fallu qu'il en raccourcit la lame de trois pieds et d'une palme: ainsi rognée, elle surpassait encore d'une aune la plus longue épée de France. Quand son fils Aiol fut en âge de porter de pareilles armes, le comte l'envoya chercher fortune par le monde, et lui confia tout ce qu'il avait de plus précieux, sa grande lance, son épée, son écu et son fameux destrier, l'incomparable Marchegay. Aiol se mit au service de Louis le Débonnaire, et fit si bien qu'il devint pour le moins l'égal de l'empereur. Dans sa prospérité, son premier soin fut d'en

oyer chercher son père et sa mère et de les réconcilier avec Louis. Le vieux Elie aime ses armes et son cheval à peu près dautant qu'il aime son fils; aussi n'a-t-il rien de plus pressé que de les lui redemander. Cette situation est présentée deux fois dans le poëme qui a pour titre Aiol de Saint-Gilles. Elle donne lieu à deux scènes tellement différentes, quoique placées à la suite l'une de l'autre, qu'il est impossible de croire qu'elles soient de la même main.

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La première raconte la scène avec une simplicité voisine de la froideur.

Aiol ne veut quereller ni disputer avec son père :
Il lui amène Marchegay par la rêne dorée,

Le haubert, le blanc heaume et la tranchante épée,
La targe (l'écu) que l'on voit moult bien enluminée;

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Et la lance fourbie et moult bien façonnée.

Sire, voilà les armes que vous m'avez données,

Faites-en vos plaisirs et tout ce que voulez.

- Beau fils, lui dit Elie, je vous en tiens quitte.

La seconde version, qui dans le manuscrit suit immédiatement la première, est conduite avec plus d'art; on y aperçoit une intention dramatique qui ne manque pas d'effet.

<< Beau fils, lui dit Elie, moult avez bien agi
Qui reconquis m'avez tous mes héritages.
J'étais pauvre hier soir, aujourd'hui je suis puissant.
Mes armes, mon cheval, rendez-moi à cette heure,
Qu'autrefois vous donnai dans le bois au départ.

- Sire, ce dit Aiol, je n'ouis onques telle demande. L'heaume et le blanc haubert n'ont pu durer si longtemps, La lance et l'écu, je les perdis au joûter,

Et Marchegay est mort, à sa fin est allé.

Dès longtemps l'ont mangé les chiens dans un fossé.
Il ne pouvait plus courir, il était tout lourdaut. »
Quand Elie l'entend, peu s'en faut qu'il n'enrage:
<< Glouton, lui dit le duc, mal l'osâtes vous dire
Que Marchegay soit mort, mon excellent destrier,
Jamais autre si bon ne sera retrouvé.

Sortez hors de ma terre: n'en aurez onc un pied
Lors les barons de France se mettent à plaisanter,
Le roi Louis lui-même en a un ris jeté.
Quand Aiol vit son père, à lui si courroucé,
Rapidement et tôt lui est aux pieds allé.

- Sire, merci pour Dieu! dit Aiol le brave,
Le cheval et les armes vous puis encore montrer. >>
Il les fait toutes alors sur la place apporter,
Il les a richement toutes fait bien orner,
Et d'or fin et d'argent très-richement garnir.
Et devant lui il fit Marchegay amener.
Le cheval était gras, pleins avait les côtés,
Car Aiol l'avait fait longuement reposer.
Par deux chaînes d'argent il le fait amener.
Elie écarte un peu son vêtement d'hermine
Et caresse au cheval les flancs et les côtés.

Nous surprenons ici la main d'un nouveau poëte, qui reprend en sous-œuvre et développe avec plus d'art une donnée déjà traitée par ses prédécesseurs. Puis vient le rédacteur, le diascévaste qui réunit deux traditions diverses, en négligeant cette fois de choisir et de fondre.

Il est donc certain, comme l'a avancé Fauriel, qu'à l'époque où l'imagination poétique commença à s'épuiser, où les compositions originales et isolées devinrent plus rares, il y eut des hommes auxquels vint l'idée de lier, de coordonner dans un même tout celles de ces productions qui avaient entre elles le plus de rapport. Ces grandes épopées, amalgame ou fusion de plusieurs autres, formèrent de véritables

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