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LE SPECTATEUR

FRANCOIS.

PREMIERE

FEUILLE.

ECTEUR, je ne veux

L point vous tromper, & je

vous avertis d'avance que

ce n'eft point un Auteur que vous allez lire ici. Un Auteur eft un homme, à qui dans fon loifir il prend une envie vague de penfer fur une ou plufieurs matieres; & l'on pourroit appeller cela, réfléchir à propos de rien, Ce genre de travail nous a fouvent produit d'excellentes chofes, j'en conviens; mais pour l'ordinaire, on y fent plus de foupleffe d'efprit, que de naïveté & de vérité: du moins eft-il vrai de dire qu'il y a

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toujours, je ne fçais quel goût artifi ciel dans la liaison des penfées, aufquelles on s'excite. Car enfin, le choix de ces penfées eft alors purement arbitraire, & c'eft-là réfléchir en Auteur: ne feroit-il pas plus curieux de nous voir penfer en hommes? En un mot, l'efprit humain quand le hazard des objets, ou l'occafion l'infpire, ne produiroit-il pas des idées plus fenfibles & moins étrangeres à nous, qu'il n'en produit dans cet exercice forcé qu'il fe donne en compofant?

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Pour moi, ce fut toujours mon fentiment, ainfi je ne fuis point Auteur, & j'aurois été, je penfe, fort embarraffé de le devenir. Quoi ! donner la torture à son esprit pour en tirer des réflexions qu'on n'auroit point, fi l'on ne s'avifoit d'y tâcher: cela me paffe, je ne fçais point créer, je fçais feulement furprendre en moi les penfées que le hazard" me fait, & je ferois fâché d'y mettre rien du mien, Je n'examine pas fi celle-ci eft fine, fi celle-ci l'eft moins; car mon deffein n'eft de penfer ni bien ni mal; máis feulement de recueillir fidéle

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ment ce qui me vient d'après le tour d'imagination que me donnent les chofes que je vois ou que j'entends; & c'eft de ce tour d'imagination pour mieux dire, de ce qu'il produit, que je voudrois que les hommes nous rendiffent compte, quand les objets les frappent.

Peut-être, dira-t'on, ce qu'ils imagineroient alors, nous ennuyeroit-il. Et moi, je n'en crois rien: feroit-ce qu'il y auroit moins d'efprit, moins de délicateffe, ou moins de force dans les idées de ce genre? point du tout: il y regneroit feulement une autre forte d'efprit, de délicateffe, & de force, & cette autre forte-là vaudroit bien celle qui naît du travail & de l'attention.

Tout ce que je dis là, n'est auffi qu'une réfléxion que le hazard m'a fournie: voici comment.

Je viens de voir un homme qui attendoit un grand Seigneur dans fa Salle: je l'examinois, parce que je lui trouvois un air de probité, mêlé d'une trifteffe timide: fa phyfionomie & les chagrins que je lui fuppofois m'intéreffoient en fa faveur. Hélas! A ÿj

difois-je en moi-même, l'honnête homme eft prefque toujours trifte, prefque toujours fans biens, prefque toujours humilié ; il n'a point d'amis parce que fon amitié n'eft bonne à rien: on dit de lui, c'est un honnête homme; mais ceux qui le difent le fuyent, le dédaignent, le méprifent, rougiffent même de fe trouver avec lui: & pourquoi? c'eft qu'il n'eft qu'eftimable.

En faifant cette réflexion, je voyois dans la même Salle des hommes d'une phyfionomie libre & hardie, d'une démarche ferme, d'un regard brufque & aifé: je leur devinois un cœur dur, à travers l'air tranquille, & fatisfait de leur vifage: il n'y avoit pas jufqu'à leur embonpoint qui ne me choquât. Celui-ci, difois-je, eft vêtu fimplement; mais dans un goût de fimplicité, garant de fon opulence: & l'on voit bien à fon habit, que fon équipage, & fes valets l'attendent à la porte,

L'or & l'argent brillent fur les habits de cet autre. Ne rougit-il pas d'étaler fur lui plus de biens que je n'ai de revenu? Non, difois-je, il n'en Lougit point,

Je fais le Philofophe ici; mais fi j'avois affaire à lui, je verrois s'il a tort de s'habiller ainfi, & fi fes habits fuperbes ne reprendroient pas fur mon imagination, les droits que ma morale leur difpute.

C'étoit donc dans de pareilles penfées que je m'amufois avec moi-même, quand le grand Seigneur vint dans la Salle. L'homme, pour qui je m'intéressois, ne se présenta à lui que le dernier. Sa difcretion n'étoit pas fans mystère; c'eft que fon vifage indigent n'étoit pas de mife avec celui de tant de gens heureux.

Enfin, il s'avança, mais le grand Seigneur fortoit déja de la Salle quand il l'aborda. Il le fuivit donc du mieux qu'il put, car l'autre marchoit à grand pas; je voyois mon homme effoufflé tâcher de vaincre, à force de poitrine, la difficulté de s'exprimer en marchant trop vîte mais il avoit beau faire, il articuloit fort mal. Quand on demande des graces aux Puiffáns de ce monde, & qu'on a le coeur bien placé, on a toujours l'haleine courte.

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J'entendis le grand Seigneur lui ré

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