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garde à vous, qui prouvait que l'ennemi avait l'éveil et s'attendait à une attaque. Quelques coups de feu isolés partirent des embuscades; toutefois aucun mouvement apparent ne se manifesta du côté de l'ennemi.

A trois heures moins dix minutes environ, plusieurs bombes à traces fusantes, parties de la redoute Brancion, firent croire au général Mayran que c'était le signal. Déjà pendant la nuit plusieurs bombes avaient produit le même effet; vainement ses aides de camp lui objectèrent que ce ne devait point être le signal, puisque l'heure n'était pas encore arrivée :

« C'est le signal, répondit-il; d'ailleurs, quand on va à l'ennemi, il vaut mieux être en avance qu'en retard. »

Et immédiatement il donna l'ordre aux colonnes d'attaque de partir, faisant dire au général de Failly, massé en arrière sur le versant du ravin, d'avancer avec sa brigade. Le général Mayran se dirigea ensuite de sa personne vers une petite embuscade placée entre le petit Redan et la batterie de la Pointe.

A peine nos troupes se furent-elles lancées en avant, qu'une pluie de mitraille et de balles vint les assaillir de toutes parts.

LXVI.

Le général Regnaud de Saint-Jean-d'Angély se trouvait déjà à la batterie Lancastre, où le général en chef lui avait donné ordre de se rendre à deux heures et demie. Étonné d'entendre sur la droite une vive fusillade, entrecoupée de coups pressés de mi

traille, et ne pouvant supposer que la division Mayran attaquât, puisque le signal n'avait pas encore été donné, il crut à une invasion des Russes, et envoya un officier s'en informer en toute hâte; il ne tarda pas à apprendre que le général Mayran avait lancé ses têtes de colonnes.

Certes les angoisses du général Regnaud de Saint-Jeand'Angély durent être grandes, lié qu'il était d'une manière absolue par l'ordre du général en chef, et ne pouvant donner le signal; cependant il n'était pas douteux pour lui que la division Mayran s'épuisait en efforts impuissants, pendant lesquels deux autres divisions attendaient l'arme au bras. On ne peut dire, on ne peut apprécier d'une manière exacte à quelle heure fut donné le signal, car, dans de pareils moments, les minutes sont des siècles; mais ceux qui entendaient la vivacité du combat à droite, pendant qu'au centre et à gauche tout restait silencieux, sentirent leurs poitrines délivrées d'un poids immense, lorsqu'ils aperçurent dans le demi-jour arriver le général en chef avec son état-major, et que le signal tant désiré partit enfin de la redoute Victoria.

En effet, le général Pélissier était encore à plus de 1000 mètres de la batterie Lancastre, lorsque l'attaque du général Mayran se dessinait déjà sur la droite, ôtant. ainsi par une erreur fatale aux projets arrêtés la soudaineté si précieuse de leur ensemble.

LXVII.

Une fatalité étrange semblait s'être réunie contre nos armes dans cette néfaste journée. La division

d'Autemarre se lance vigoureusement sur son point d'attaque; mais la division Brunet, qui avait dû opérer son mouvement au milieu des tranchées par des cheminements étroits et difficiles, avait éprouvé du retard; les troupes n'avaient pu encore s'établir d'une manière exacte dans les positions qui leur avaient été assignées, et les dernières dispositions du général n'étaient pas entièrement prises, lorsque la gerbe de fusées étoilées vint lui dire de lancer ses colonnes d'assaut. Les bataillons d'attaque, par suite de ce retard, flottent un instant indécis et sortent avec difficulté des tranchées.

Le général Brunet a gravi les parapets extérieurs et dispose lui-même ses troupes un peu confuses; celles-ci, pleines d'élan, se précipitent aux cris mille fois répétés de vive l'Empereur ! mais le général a fait à peine quelques pas, qu'une balle, l'atteignant en pleine poitrine, le renverse sans vie, perte cruelle pour la France et pour l'armée (1). Non loin de lui venait

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Le général Brunet avait 52 ans; c'était un brave et vigoureux officier, aimant avec passion la carrière des armes, dont il avait fait l'unique pensée de sa vie. A sa vigueur et à son énergie dans le combat, se joignaient de solides qualités, fruit d'études sérieuses.

Il était âgé de 16 ans, lorsqu'il entra à l'école de Saint-Cyr, en 1819; il en sortit en 1821, sous-lieutenant au 51° régiment d'infanterie de ligne; en 1825 il était lieutenant, et s'embarquait pour la Guadeloupe, où il resta avec son régiment jusqu'en 1832. C'est à cette époque qu'il fut nommé capitaine.

Chef de bataillon en 1840, il partit pour l'Afrique avec le 48°. Sa carrière n'avait pas été rapide, car les occasions lui avaient fait défaut jusque-là; mais les généraux inspecteurs l'avaient déjà signalé : « Officier, disaient-ils, d'une instruction solide, d'un dévouement entier à ses devoirs et très-digne d'avancement. » Aussi, dès l'année

de tomber un brave officier, modèle de courage, de feu sacré, et auquel l'avenir réservait de hautes destinées; le lieutenant-colonel de La Boussinière, commandant l'artillerie d'attaque, avait été frappé d'un biscaïen qui lui avait brisé la tête (1).

suivante, faisant partie de l'expédition qui allait ravitailler Médeah, il fut cité à l'ordre de l'armée. C'était son premier titre réel conquis sur un champ de combat; et à la fin de la même année, son intrépidité pendant la campagne de Milianah, mettait encore son nom à l'ordre du jour.

Il fut appelé au commandement supérieur de Milianah. Dans ces importantes fonctions, l'activité de son esprit, l'intelligence de ses devoirs lui valúrent les éloges et l'attention particulière de ses chefs. Proposé pour le grade de lieutenant-colonel, il rentra, peu de temps après, en France. Son séjour en Afrique avait été de courte durée, mais avait dit ce que l'on pouvait attendre de son caractère ferme et résolu, de son instruction accomplie. Appelé à faire partie du jury d'inspection des études à l'école de Saint-Cyr, il fut nommé colonel en 1845, et officier de la Légion d'honneur deux ans plus tard. En 1848, il présidait le conseil de guerre de la 1re division militaire, et était élevé, en 1851, au grade de général de brigade.

Général de division en 1854, il fut appelé au commandement de la 9 division d'infanterie de l'armée d'Orient.

Le sort des combats devait frapper le général sur ce terrain glorieux, conquis pas à pas par le sang de la France. ¿

Le 7 juin, il était cité à l'ordre de l'armée par le général en chef, et tombait, en soldat, le 18 du même mois, inscrivant sur ses états de service cette dernière ligne, titre d'honneur :

Tué à l'ennemi, le 18 juin 1855. »

(1)

LE LIEUTENANT-COLONEL DE LA BOUSSINIÈRE.

Les batailles de l'Alma et d'Inkermann avaient placé le colonel de La Boussinière à la tête des officiers supérieurs les plus distingués de l'artillerie. A l'Alma, il avait fait preuve d'audace, de résolution et d'infatigable énergie; partout où le danger était le plus grand, il avait conduit ses batteries, que l'on voyait accourir avec une rapidité incroyable d'un point à un autre, traversant les ravins, gravissant les collines, et venant jeter le désordre et la mort dans les rangs ennemis. A Inkermann, le général Bosquet, qui se connaît en courage,

LXVIII. De tous côtés la lutte est engagée avec acharnement, et les tourbillons de fumée qui montent jus

disait Les deux batteries du commandant de La Boussinière ont eu à supporter un rude duel avec l'artillerie russe, qui se composait d'un nombre considérable de pièces de campagne. « Ce rude duel, le commandant l'avait soutenu avec cet énergique sang-froid, ce calme courage qui le caractérisaient sans cesse au milieu de ses batteries, il animait par sa présence et par son audace soldats et officiers.

Alma et Inkermann l'avaient épargné; mais il devait trouver la mort d'un soldat en combattant.

Ce fut un triste jour que celui où, de bouche en bouche, on entendit ces mots : « La Boussinière est tué!» Ce fut un deuil dans l'armée; car l'armée sentait la perte réelle qu'elle venait de faire. Ce fut un deuil dans tous les coeurs; car chacun l'aimait et l'appréciait.

C'est un hommage rendu à sa mémoire que de jeter un regard sur ce passé, si jeune encore.

Né en 1814, il entra à l'École polytechnique en 1832.

Elève sous-lieutenant à l'École d'application de Metz en 1834, il sortit en tête de sa promotion, et fut nommé lieutenant au corps de l'artillerie en 1837. En 1846, il était capitaine en 1er. En 1842 il s'embarqua pour l'Afrique; car la vie, dans les directions d'artillerie, dans les dépôts, n'allait pas à cette nature active, énergique, pleine de séve, de jeunesse et d'audace; il sentait qu'il avait pour lui l'avenir. Il fit l'expédition de 1842, revint en France; et sollicitant de nouveau son envoi en Algérie, y retourna en 1845, et y resta quatre années, pendant lesquelles il prit part à différentes expéditions, soit en Kabylie, soit dans l'Ourenscénis, soit contre les Flittas. Partout il se distingua, et le maréchal Bugeaud le mit à l'ordre du jour en le signalant comme un officier de grand avenir. Tour à tour les généraux d'Hautpoul, Schramm, Randon, l'attachèrent à leur étatmajor.

Nommé chef d'escadron au corps de l'artillerie en 1851, il était compris le 28 février 1854 dans les cadres de l'armée d'Orient comme commandant la 2o division d'artillerie de réserve.

Le 24 novembre 1854, ses éclatants services sur les champs de bataille de l'Alma et d'Inkermann l'élevèrent au grade de lieutenantcolonel.

Choisi pour chef de l'attaque de droite, sa vie se passait au milieu des tranchées, dans les batteries, car il voulait tout voir, tout diriger, tout apprécier par lui-même. Son intrépidité chevaleresque tentait trop la mort; il n'a pu lui échapper.

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