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Des groupes nombreux d'infanterie et de cavalerie se dirigent de différents côtés, pendant que les colonnes rompues se pressent au delà de la Tchernaïa, sur une étroite chaussée qui traverse les marécages formés en cet endroit par la rivière, et que les pluies continuelles des jours précédents ont encore augmentés. Partout cette foule cherche à se rallier. Alors un groupe de cavaliers passa comme un éclair sur le pont d'Inkermann, se dirigeant vers le faubourg. Dans ce groupe étaient les deux grands-ducs, Nicolas Nicolaiévitch et Michel Nicolaiévitch; toute la journée, ils étaient restés sur le champ du combat, exposés, dit le général « au feu de la prince Menschikoff dans son rapport, mitraille et de la mousqueterie, comme de braves soldats russes. »

De quelle amertume profonde leurs cœurs durent être remplis en voyant la victoire leur échapper encore; quels tristes regards ils durent jeter sur ces bataillons décimés qui se pressaient en désordre dans la vallée et qui emportaient avec eux tant d'espérances brisées en quelques heures!

Mémorable et sanglante journée qui fut une grande victoire et un deuil profond! car l'armée anglaise, dont l'héroïque courage avait brillé d'un si grand éclat, enregistrait des pertes cruelles; trois officiers généraux avaient été tués sur le champ de bataille: le lieutenant général Sir George Cathcart et les brigadiers généraux Strangways et Goldie. A ces noms connus de l'armée tout entière venaient se joindre ceux de plus de cent officiers.

Le sang des deux nations avait encore coulé côte à côte (1).

(1) Lord Raglan rend ainsi compte de la part que les troupes françaises ont prise au combat d'Inkermann.

« C'est pour moi une satisfaction bien grande d'appeler l'attention de Votre Grâce sur la brillante conduite des troupes alliées; les Français et les Anglais ont rivalisé d'ardeur, de bravoure et de dévouement. Je n'essayerai pas d'entrer dans le détail du mouvement des troupes françaises; je craindrais d'en faire un exposé inexact, mais je suis fier de l'occasion de rendre hommage à leur courage et aux services qu'elles ont rendus avec tant de vigueur, de payer un tribut d'admiration à la belle conduite de leur chef immédiat, le général Bosquet. Je suis heureux aussi de pouvoir dire hautement combien j'apprécie le précieux concours que j'ai reçu du commandant en chef, le général Canrobert, qui était de sa personne sur le terrain, et constamment en communication avec moi. Je ne puis trop faire l'éloge de sa cordiale coopération en toutes circonstances. »

Le 28 décembre, le général en chef Canrobert portait à la connaissance de l'armée française, par un ordre général, les termes flatteurs dans lesquels, Sa Majesté la reine d'Angleterre appréciait sa conduite à la bataille d'Inkermann.

« Le général en chef est heureux d'avoir à faire connaître aux troupes les termes, très-honorables pour nos armes, dans lesquels Sa Majesté la reine d'Angleterre apprécie leur conduite à la bataille d'Inkermann.

« La reine a remarqué avec une reconnaissante satisfaction la vi<< gueur avec laquelle les troupes de son allié, l'Empereur des Français, « sont venues en aide aux divisions de l'armée anglaise, engagées dans << un combat si inégal. Sa Majesté est profondément sensible à la co« opération cordiale du commandant en chef, général Canrobert, et à la vaillante conduite de cet officier distingué, le général Bosquet. « Elle voit, dans les cris avec lesquels les soldats des deux nations s'encourageaient mutuellement pendant l'action, des preuves de

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<< l'estime réciproque que cette campagne et les traits de bravoure << qu'elle a produits, ont fait naître de part et d'autre. »

Sa Majesté la reine d'Angleterre ne pouvait louer d'une manière plus flatteuse l'attitude de l'armée à la bataille d'Inkermann. En marchant à l'aide de nos braves alliés, nous avons rempli un devoir, qu'eux-mêmes accompliraient envers nous avec la vaillance que nous leur connaissons, et dont nous avons eu sous les yeux tant de preuves. CANROBERT. »

« Le général en chef,

XLIX. Le sol était à tel point encombré de morts et de mourants, que les chevaux ne pouvaient avancer; dans certains endroits ils étaient sur plusieurs rangs d'épaisseur : quelques-uns, retenus par les hautes broussailles, étaient restés debout. Les deux généraux en chef furent obligés de mettre pied à terre en se rendant audessus de la redoute, vers la crête extérieure du plateau. Aussitôt que lord Raglan aperçut le général Bosquet,

il alla à lui et, lui tendant la main :

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« Au nom de l'Angleterre, lui dit-il, je vous remercie (1). »

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Le général Bosquet est encore un de ces jeunes généraux que le sol de l'Afrique a vite formés au rude métier des armes, un de ces noms populaires parmi les soldats, et une de ces popularités le plus noblement. achetées et le mieux méritées.

L'Afrique a commencé la carrière du jeune lieutenant; l'Orient a montré les brillantes qualités de l'officier général, et attaché à son nom de grands souvenirs.

Né en 1810, à Mont-de-Marsan, il était à l'École polytechnique en 1829. Élève sous-lieutenant à Metz en 1831, il entrait avec ce grade dans l'artillerie en 1833; il partait pour l'Afrique l'année suivante, et devait y rester quatorze ans; mais aussi, lorsqu'il revenait dans son pays natal, le jeune sous-lieutenant était général de brigade. Par combien d'épreuves, de fatigues, de rude labeur, d'énergique intrépidité, le général Bosquet avait-il conquis un à un tous ses grades? Pour le dire, il faudrait dérouler les pages glorieuses de nos luttes en Algérie contre les tribus rebelles qui courbaient la tête sous le poids de nos armes, mais ne tardaient pas à relever, au sein de leurs montagnes, souvent inaccessibles, le drapeau de la révolte. La vie militaire est l'essence du général Bosquet; là, son ardente activité trouve sans cesse de nouveaux aliments.

Ce fut dans le corps d'artillerie qu'il fut successivement nommé lieutenant et capitaine. C'est en 1838, lorsqu'il était encore lieutenant, qu'il fut décoré pour s'être brillamment distingué, et avoir, par une manœu

En effet, le général Bosquet avait acquis dans cette journée un beau titre de gloire.

Bientôt arriva le duc de Cambridge; son visage était empreint d'une profonde émotion. Il avait combattu comme un soldat à la tête de ses braves gardes.

vre soudaine et habile, puissamment contribué au gain d'un combat meurtrier. Capitaine en 1839, il eut l'honneur de recevoir sa première blessure, le 14 janvier 1841, au sanglant combat de Sidi-Sakhdar.

En 1842, il entre comme chef de bataillon dans les tirailleurs indigènes d'Oran. Le commandant Bosquet, pendant les huit années qui s'étaient passées, avait consciencieusement et scrupuleusement étudié le sol de l'Afrique et la langue arabe, qu'il parlait avec une grande facilité. Actif, entreprenant, connaissant parfaitement le pays, habitué à cette guerre étrange de buissons et de rochers, de surprises soudaines, d'attaques imprévues, nul mieux que lui ne pouvait commander ces tirailleurs indigènes, natures étranges, fiévreuses, qui ont un irrésistible élan, quand on sait le leur inspirer et parler à leur imagination sauvage, en les dominant par la puissance du commandement.

En 1845, il quittait les tirailleurs indigènes pour passer, avec le grade de lieutenant-colonel, au 15" léger. Au milieu de ces combats perpétuels, de ces entreprises incessantes où l'intelligence se faisait jour, où la vie était à chaque instant en jeu, les jours comptaient comme des mois, les mois comme des années.

En 1847, le lieutenant-colonel Bosquet était colonel au 53° de ligne, et, neuf mois plus tard, le 17 août 1848, général de brigade.

C'est en 1848 qu'il rentra en France; mais l'année suivante, mis à la disposition du gouverneur de l'Algérie, il retournait en Afrique, au milieu de ses compagnons d'armes, conquérir, sur les champs de bataille, le grade élevé de général de division.

La campagne de Kabylie venait d'être résolue, et le général de Saint-Arnaud, à la tête d'une forte colonne, marcha contre ces tribus insoumises, qui croyaient leurs repaires infranchissables, et l'impunité assurée. Le général Bosquet s'élança, à la tête de sa brigade, pour forcer le passage du col de Ménayel, que défendaient les Kabyles en nombre considérable. Après un combat meurtrier, le passage fut forcé, mais le général Bosquet fut blessé pour la seconde fois. Général de division, le 10 août 1853 (il était commandeur de la Légion d'honneur), il fut nommé, six mois après, c'est-à-dire au mois de février de l'année suivante, au commandement de la 2o divi

Les généraux le complimentaient : « Tous mes amis, sont tués, répondit-il avec amertume; et si je ne suis pas mort avec eux, ce n'est pas ma faute. »

En parlant ainsi, il montrait ses vêtements troués par les balles et la mitraille (1).

sion d'infanterie de l'armée d'Orient; sa haute intelligence militaire, ses nombreux et éclatants services appelaient sur son nom l'attention publique, et donnaient des espérances qu'il ne devait pas tarder à réaliser.

A la bataille de l'Alma, chargé d'exécuter un audacieux mouvement tournant, il franchit, avec sa division et toute son artillerie, des hauteurs jugées inaccessibles par les Russes. « Le général Bosquet, dit le maréchal de Saint-Arnaud dans son rapport à l'Empereur sur la bataille de l'Alma, a manœuvré avec autant d'intelligence que de bravoure. Ce mouvement a décidé du succès de la journée. » La croix de grand officier fut sa récompense.

Telle est la vie militaire du général Bosquet, à laquelle la journée d'Inkermann venait d'ajouter une belle page, gravée tout à la fois dans le cœur de la France et dans celui de l'Angleterre.

Un des officiers de son état-major écrivait : « Quelque furieux que soit le combat, il n'y a pas moyen d'être émotionné devant cette impassible figure, que le plus terrible ouragan de feu laisse calme, intelligente, et en même temps encourageante et affectueuse pour tous. » Il y a dans ces paroles, deux fois l'éloge du cœur.

Bientôt l'Empereur devait récompenser de si éclatants services en élevant le général Bosquet à la haute dignité de maréchal de France.

(1) Il était deux heures et demie; les généraux en chef et le général Bosquet étaient à cinquante pas en avant du moulin qui se trouve sur la hauteur occupée par les Anglais. Auprès d'eux se tenaient leurs nombreux états-majors; tout respirait le combat; les visages animés, les yeux ardents, les épées à peine rentrées dans les fourreaux; le canon tonnait encore par intervalles à l'horizon, pour couvrir la retraite des Russes.

Le duc de Cambridge arriva; son visage, si affable d'ordinaire, reflétait les sentiments les plus amers et les plus douloureux; tantôt il restait abattu, silencieux; tantôt, au contraire, il parlait avec vivacité; ses yeux étaient remplis de larmes : «- Ils sont morts, ré

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