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LETTRE 912.

A la méine.

A Rennes, dimanche 24 Juillet 1689.

ON nous disoit ici que le Pape étoit mort, et que M. de Lavardin ne faisoit que changer de chemise, et s'en retournoit : mais l'Abbé Bigorre ne souffre pas cette nouvelle de travers; il assure qu'il n'est point mort. Ce bienheureux Comtat est une douceur et une grâce de la Providence pour vous, qui me jette dans la reconnoissance pour elle. Vous en faites un fort bon usage; mais enfin vous bâtissez, cela se gagne. Pour mes affaires de Nantes, j'y donne de bons ordres, elles vont leur chemin, et je mettrai l'Abbé Charrier en œuvre, quand il sera tems; le principal, c'est que je dépense très-peu, et que j'envoie de petites lettres de change à Paris, qui sont tout aussitôt dévorées. Si je suis un peu de tems dans ce pays, je serai en état de respirer, car je ne respirois pas. Je serois bien fâchée, ma chère enfant, d'être capable de faire tout ce que je fais pour avoir de l'argent de reste; je craindrois

l'avarice, qui est ma bête : mais je suis bien en sûreté de cette vilaine passion; j'ai plutôt lieu de croire que je suis dévorée de l'amour de la justice ainsi, je vais sans crainte et sans honte dans le chemin de cette

sainte économie que vous approuvez : elle ne m'a point encore mise en état de douter si c'est elle qui me fait agir; il y a trop peu que je suis dans un pays où je ne dépense rien.

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Je ne vous dis point avec quelle joie, ni avec quelle amitié ces bons Gouverneurs m'ont reçue, et quelle reconnoissance d'être venue des Rochers ici pour les voir. M. de Chaulnes a fait la revue de cette noblesse; ce régiment est fort beau et assez bien instruit. Mon fils recevoit toutes ces louanges avec un cœur qui me faisoit plaisir; et moi, je songeois que ce n'étoit pas pour être là que je l'avois élevé, et que j'avois commencé sa vie et sa fortune; et puis cette Providence me revient, car sans cela on n'auroit jamais fait à retourner sur le passé; c'est un écheveau qui ne finiroit point : voilà où l'on trouve de la force; Dieu me garde de tout ce qui pourroit renverser une si bonne philosophie. A propos, je reçus l'autre jour la visite de

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trois jolies femmes: ce sont les petites nièces de Monsieur Descartes; leur tante ne leur a pas dit un mot de votre lettre, cela doit vous assurer de sa discrétion. Elles me contèrent mille choses qu'elles ont entendu dire de leur oncle, qui vous divertiront; mais je garde cela pour les Rochers. Il y a ici un M. de Ganges qui adore M. de Grignan ; de sorte que c'est mon ami; son régiment (le Languedoc) est en ce pays: tout de hou, voudrois que vous sussiez ce que c'est ic qu'un homme de Languedoc, qui connoît tous les Grignans, et qui est ami particulier de M. le Comte.

Nous fimes danser l'autre jour le fils de ce Sénéchal de Rennes, qui étoit si fou, qui a eu tant d'aventures: le fils est fait à peindre; il a vingt ans : il a épousé à la hâte la fille d'un Président à mortier de ce pays, parce que la première chose qu'elle fit, après - l'avoir envisagé, ce fut d'être grosse; de sorte qu'elle fut mariée, et accoucha six semaines après. Elle est ici, et croit que, pourvu que l'on voie son mari, on ne peut la blâmer : il est vrai qu'en le voyant danser, il faut être de l'avis de sa femme. Imaginez-vous un homme d'une taille toute par

faite, d'un visage romanesque, qui danse d'un air fort noble, comme Pécour, comme Favier, comme Saint-André (1); tous ces Imaîtres lui ayant dit : «< Monsieur, nous n'a

vons rien à vous montrer, vous en savez « plus que nous ». Il dansa ces belles chacanes, les folies d'Espagne, mais surtout les passe-pieds avec sa femme, d'une perEction, d'un agrément qui ne peut se reprécenter; point de pas réglés, rien qu'une cadence juste, des fantaisies de figures, tantôt en branle comme les autres, et puis à deux sculement comme des menuets, tantôt en se reposant, tantôt ne mettant pas les pieds A terre je vous assure, ma fille, que vous qui êtes connoisseuse, vous auriez été fort -divertie de l'agrément de cette sorte de bal. Madame de Chaulnes, qui a bien dansé dans son tems, en étoit hors d'elle, et disoit n'avoir rien vu qui ressemblât à cela. J'avois auprès de moi un homme qui a bien de l'esprit: que ne dimes-nous pas pour justifier cette fille, et sur la perfection de ce ménage, du côté de la danse?

(1) Les trois plus fameux danseurs de l'Opéra de ce vens ki.

Avez-vous bien compris, ma chère enfant, le dégoût du Maréchal d'Estrées qui étoit allé jusqu'au Conquêt (1)? M. de Seignelai est à sa place, et le Maréchal est revenu à Brest. Il y a soixante-huit vaisseaux des ennemis à une isle appelée Ouessant. Nous attendons le Chevalier de Tourville qui doit se joindre à M. de Seignelai: nous serons en tout soixante-huit vaisseaux. On croit que le vent qui amenera les vaisseaux du Levant, sera contraire à ceux qui sont dans cette isle; ainsi nous espérons toujours au bonheur de celui que nous servons. M. et madame de Chaulnes vous font mille amitiés. Je crois être quelquefois avec vous à Avignon: deux grandes tables deux fois le jour, et une bassette dont on ne sauroit se passer. Le pays est un peu différent. Madame de Chaulnes a vu Avignon; elle en étoit entêtée comme vous: elle n'en voulut point partir elle y fut reçue en Ambassadrice : elle comprend les charmes de cette demeure: Dieu vous la conserve!

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Nous nous quitterons tous dans trois ou

(1) Petite ville maritime en Bretagne, à cinq lieues de Brest, avec un bon port et une bonne rade.

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