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Mais je ne veux jamais oublier la raison qui fait que vous mangez tant que l'on veut; c'est que vous n'avez point de faim. Je mangerai tant que l'on voudra, car je n'ai plus de faim; je vous remercie de cette phrase. Je vous assure que je suis bien lasse des grands repas; je mangerois tant que l'on voudroit, s'il n'y avoit rien à manger : voilà celle que je vous rends. Hélas! je suis bien loin de la tristesse et de la solitude de l'entrechien et loup; je ne souhaite que de m'y retrouver; je ne fais rien que par raison et par politique. Voici une invention de me faire passer les jours avec une langueur qui me fera vivre plus long-tems qu'à l'ordinaire : Dieu le veut : je conserverai ma santé autant que je pourrai; je suis ravie de la perfection de la vôtre, et du meilleur état de M. le Chevalier. Ma chère enfant, je vous embrasse, et vous dis adieu. Nous n' n'étions pas encore assez loin. Voyez Auray sur la carte.

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LETTRE 914.

A la même.

A Auray, samedi 30 Juillet 1689.

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REGARDEZ un peu où je suis, ma chère bonne; me voilà sur la côte du Midi, sur le bord de la mer. Où est le tems que nous étions dans ce petit cabinet-à Paris, à deux -pas l'une de l'autre? Il faut espérer que nous ~nous y retrouverons. Cependant voici où la · Providence me jette je vous écrivis lundi de Rennes tout ce que je pensois sur ce voyage: nous em partimes mardi : rien ne peut égaler les soins et l'amitié de Madame de Chaulnes son attention principale est que je n'aie aucune incommodité; elle vient voir elle-même comme je suis logée. Et pour M. de Chaulnes, il est souvent à table auprès de moi, et je l'entends qui dit entre bas et haut: «< Non, Madame, cela ne lui fera « point de mal, voyez comme elle se porte : << voilà un fort bon melon, ne croyez pas << que notre Bretagne en soit dépourvue; il << faut qu'elle en mange une petite côte. >> Et enfin, quand je lui demande ce qu'il mar

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motte, il se trouve que c'est qu'il vous répond, et qu'il vous a toujours présente pour la conservation de ma santé. Cette folie n'est point encore usée, et nous a fait rire deux ou trois fois. Nous sommes venus en trois jours de Rennes à Vannes, c'est six ou sept lieues par jour, cela fait une facilité et une manière de voyager fort commode, trouvant toujours des diners et des soupers tout prêts et très-bons; nous trouvons partout les communautés, les complimens et le tintamarre qui accompagnent vos Grandeurs ; et de plus, des troupes, des Officiers et des revues de régimens, qui font un air de guerre admirable. Le régiment de Carman est fort beau; ce sont tous Bas-Bretons, grands et bien faits au-dessus des autres, qui n'entendent pas un mot de françois, si ce n'est quand on leur fait faire l'exercice, qu'ils font d'aussi bonne grâce que s'ils dansoient des passe-pieds; c'est un plaisir de les voir, Je crois que c'étoit de ceux de cette espèce que Bertrand du Guesclin disoit qu'il étoit invincible à la tête de ses Bretons. Nous sommes en carrosse, M. et Madame de Chaulnes, M. de Revel et moi: un jour je fais épuiser à Revel la Savoie, où il y a beaucoup à dire,

un autre la R.... dont les folies et les fureurs sont inconcevables; une autre fois le passage du Rhin : nous appelons cela dévider tantôt une chose, tantôt une autre. Nous arrivâmes jeudi au soir à Vannes : nous logeâmes chez l'Evêque, fils de M. d'Argouges; c'est la plus belle et la plus agréable maison, et la mieux meublée qu'on puisse voir : il y eut un souper d'une magnificence à mourir de faim; je disois à Revel: Ah, que j'ai faim! on me donnoit un perdreau, j'eusse voulu du veau; une tourterelle, je voulois une aile de ces bonnes poulardes de Rennes : enfin, je ne m'en dédis point: si vous dites, je mangerai tant que l'on voudra, parce que je n'ai point de faim; je dirai, je mangerois le mieux du monde, s'il n'y avoit rien sur la table : il faut pourtant s'accoutumer à cette fatigue.

M. de la Faluère me fit des honnêtetés audelà de tout ce que je puis dire; il me regardoit, et ne me parloit qu'avec des exclamations: Quoi, c'est là Madame de Sévigné! Quoi, c'est elle-même! Hier, vendredi, il nous donna à dîner en poisson; ainsi nous vîmes ce que la terre et la mer savoient faire: c'est ici le pays des festins. Je causai avec ce Premier-Président; il me dit tout naive

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ment qu'il improuvoit infiniment la requête civile, parce qu'ayant su par M. Ferrand, son beau-frère, comme l'affaire avoit été gagnée tout d'une voix, il éteit convaincu que la justice et la raison étoient de votre côté. Je lui dis un mot de notre petite bataille du Grand-Conseil : il admira notre bonheur, et détesta cet excès de chicane je discourus un peu sur les manières de Madame de Bury, sur cette inscription de faux contre une pièce qu'elle savoit véritable, sur l'argent que cette chicane avoit coûté, sur la plainte qu'elle faisoit qu'on avoit étranglé son affaire après vingt-deux vacations, sur la délicatesse de cette conscience, sur cette opiniâtreté contre l'avis de ses meilleurs. amis. M. de la Faluère m'écoutoit avec attention et sans ennui je vous en réponds: sa femme est à Paris. Ensuite on dîna, on fit briller le vin de Saint-Laurent, et en basse note entre M. et Madame de Chaulnes, l'Evêque de Vannes et moi, votre santé fut bue, et celle de M. de Grignan, gouverneur de ce nectar admirable : enfin, ma belle, il est question de vous à l'autre bout du monde. Nous vîmes une fort jolie fille qui feroit de l'honneur à Versailles; mais elle épouse

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