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grand, comme il est haut, comme il est achevé voudriez-vous lui céder cet honneur, et laisser cet endroit du magnifique château de vos illustres pères, tout imparfait, tout délabré, tout abandonné à la bise, inhabitable, et très - incommode à votre frère aîné, lui ôtant les logemens des étrangers et des domestiques; dis-je bien? Ah, mon cher Seigneur! prenez courage, ne laissez point cette tache à votre réputation ni cet avantage à M. d'Arles, qui, dans le milieu de ses petites dettes, a pourtant voulu couronner son entreprise. Si M. de la Garde vouloit me soutenir et m'aider à tourner cette affaire, je crois que je n'en aurois pas l'affront mais je ne sais pas même comme je suis avec le Prélat; ainsi je me tais. Vous me faites un vrai plaisir de me dire que je suis quelquefois souhaitée de vos Grignans cet aîné, qui écrit si bien, ne dira-t-il pas un mot à sa petite belle-soeur?

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Aux Rochers, ce 17 Juillet 1689.

Nous avons ici un grand corps de Noblesse de beaucoup de Provinces. Je vous ai déjà mandé, mon cher Cousin, que mon fils, à son grand regret, avoit été choisi par celle de tout ce canton. Comme ce chagrin est une espèce d'honneur à l'égard des particuliers, il n'a pu le refuser. Il est donc à Rennes, tenant une grande table, dont il se passeroit fort bien, car cette dépense ne mène à rien. M. de Seignelai est à Brest pour håter notre armement, qui sera prêt dans quatre ou cinq jours. Je suis persuadée qu'on congédiera toute cette Noblesse, lorsque M. de Tourville aura une flotte : nous aurons alors de quoi faire baisser le pavillon à ces prétendus maîtres de la mer.

Je suis ici dans une vraie solitude; je pourrai faire quelque petit voyage à Rennes pour voir la Duchesse de Chaulnes, avec qui je suis venue en ce pays-ci : j'en repar

tirai avec elle. Si j'y pouvois avoir notre cher Corbinelli, je ne serois pas à plaindre; vous savez le goût que j'ai pour son mérite et pour son esprit, vous l'avez aussi; mais comme ses autres amis l'ont aussi, ils le retiennent à Paris. Adieu, mon cher Cousin, et ma chère Nièce, il n'y a point de bonheur que je ne vous souhaite à tous deux.

LETTRE 911.

Madame DE SEVIGNÉ à Madame DE GRIGNAN.

A Rennes, mercredi 20 Juillet 1689.

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CETTE date yous surprend, yous surprend, ma chère enfant, et moi aussi; car je ne m'attendois point à sortir sitôt des Rochers, où je me trouvois fort bien; il est vrai que ce n'est que pour peu de jours; mais M. et Madame de Chaulnes m'ont priée si instamment, si bonnement de venir les voir ici, où ils viennent voir mon fils à la tête de cette noblesse, que Madame la Colonelle en étant priée aussi, comme vous pouvez penser, nous y vînmes dès le lendemain, qui fut hier : nous y avons trouvé mon fils. Je suis chez la Marquise de Marboeuf en perfection : nous attendons ce

soir ces bons Gouverneurs, et demain j'acheverai ma lettre, et vous dirai des nouvelles de Brest. Je veux, ma chère fille, vous parler présentement de la jolie peinture de l'Albane, que vous me faites de ce petit Rochebonne; car c'est précisément cela : il me semble que je le vois, et je remercie Madame de Rochebonne de vous avoir obligée à me faire ce portrait : il est charmant : mon imagination en a été toute rafraîchie; il me semble qu'il y en a un échantillon à l'un de ces trois garçons qui sont à Paris : enfin, voilà de fort jolis ouvrages; cela console d'en faire une douzaine, quand on en fait seulement un ou deux sur ce moule : si c'étoit une fille, elle brûleroit le monde, comme dit Tréville en parlant de votre beauté: mais l'esprit de ce petit garçon est trop joli, toutes ses petites pensées, tous ses petits raisonnemens, ses finesses, sa petite rhétorique naturelle, c'est bien celle-là; je ne m'étonne pas si, après l'avoir grondé vous vous êtes mise à l'aimer, à le manger; car il n'y a que cela à faire à un petit ange comme celui-là.

Mais parlons de cette sagesse (1), qui me

(1) C'est de M. de la Garde que Madame de Sévigné entend parler dans ce moment.

paroît une folie-mue, comme une rage-mue: c'est un fond de rage muette, un chien ne paroit point enragé, il semble qu'il soit sage, et cependant il est profondément dévoré de cette rage; ma chère enfant, c'est tout de même, qui ne croiroit que tout est bien réglé dans cet intérieur? qui ne croiroit qu'il est ravi de suivre ses premières pensées, qu'il y est tous les jours confirmé par le mérite, et même par la suite de ce qui peut arriver? Quelle perspective! quelle consolation de laisser ainsi son bien! je demande pardon à la modestie: mais voici deux vers de Polyeucte (1) qui veulent que je les

écrive:

A mains du plus vaillant et du plus honnête homme Qu'ait adoré la terre, et qu'ait vu naître Rome.

Quelle joie d'avoir un tel ou de tels héri tiers (2)! quelle justice même, et dans quelle maison rejette-t-il ce qui en vient! Enfin,

(1) Vers de Corneille, Polyeucte, Acte IV, Scène IV.

(2) Madame de Sévigné désigne ici M. le Chevalier de Grignan, et tous les Grignans. La Terre de la Garde venoit de Louis Adhemar de Monteil, Baron de Grignan. Voyez le Père Anselme, tome VII, page 930, édition de 1733.

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