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toujours la surcharge. Elle ne recule point devant l'accumulation d'infinitifs mutuellement subordonnés, et, pour cette raison, il y a un endroit du Charmide où j'aurais préféré ne point voir accepter les crochets qu'a imaginés Badham". Elle se répète aussi, pour les besoins de la clarté, pour le plaisir, parfois, d'une certaine abondance dans la preuve. Il n'est point du tout impossible que certaines prétendues gloses, à ce titre rejetées de notre texte du Charmide, ne soient de telles répétitions, légèrement variées, d'une formule que Platon multiplie à la fois par souci de clarté et par jeu (2).

Le même Lewis Campbell a fait, à propos du texte de la République, une observation curieuse. Même au cas, dit-il, où l'on devrait admettre autant de corruptions et d'interpolations dans le texte de Platon qu'en ont imaginé les critiques récents, la différence de sens qu'elles entraîneraient serait encore infinitésimale. Elles pourraient ombrer quelque trait dans une métaphore, affaiblir le ton d'une tournure idiomatique. Mais la philosophie de Platon n'en recevrait aucune atteinte (3). A quoi bon alors, pourra-t-on demander, tout ce labeur d'une édition savante si tout ce qu'elle exige de conscience et de pénétration pour essayer de retrouver la pureté native du texte ne change rien, au bout du compte, à l'impression d'ensemble que nous peut donner l'art de Platon et surtout n'avance ni ne modifie notre intelligence et notre appréciation de sa doctrine? Des hellénistes répondraient que le texte d'un écrivain de génie est précieux comme l'or et qu'il est naturel d'en

(1) Charmide, 169c6 et 7 (Platon, t. II, p. 72) κἀκεῖνος ἔδοξέ μοι ὑπ ̓ ἐμοῦ ἀποροῦντος[ἀναγκασθῆναι] καὶ αὐτὸς ἁλῶναι Sлò àпopías. Le mot de « nécessité »> vient naturellement ici pour exprimer l'envahissement automatique d'une pensée par le trouble senti dans une autre. ἀναγκασθῆναι est à conserver comme régissant ovat. Cf. dans la phrase suivante (169c9), outε Evrywpσαι μοι ἤθελεν ἀδύνατος εἶναι διελέσθαι.

(3) Charmide, 19002, οὐ γὰρ αὐ μανθάνω ὡς ἔστιν τὸ αὐτὸ [ἃ οἶδεν εἰδέναι καὶ ἅ τις μὴ οἶδεν εἰδέναι]. Il est très permis de

supposer une omission par homoeoteleuton. Ce qui manque à la formule est à suppléer en comparant 164a4, 167a7-9, 169a6-8, 170a1-2. La restitution serait à tenter dans une phrase de ce genre : οὐ γὰρ αὐ μανθάνω ὡς ἔστιν τὸ < αὑτὸν γιγνώσκειν τοῦτο > αὐτό, ἃ οἶδεν κ. τ. λ. La construction τοῦτο αὐτό et l'absence de l'article devant & oldev... sidéva: sont supportées par plusieurs cas parallèles dans les dialogues du même groupe.

(3) L. Campbell, The Republic of Plato, vol. II, p. 130.

vouloir éloigner jusqu'à la moindre scorie ". Les historiens de la philosophie savent, d'autre part, que l'interprétation d'un système repose souvent, en dernière analyse, sur des nuances de pensée perceptibles seulement à une étude patiente et familière, et ces nuances de la pensée ne se livrent qu'à celui qui a su pénétrer les nuances de la langue. Platon avait, dit-on, écrit sur la porte de l'Académie : « Que nul n'entre ici s'il n'est géomètre. » On pourrait dire que nul n'entre vraiment à fond dans l'histoire de la pensée antique s'il n'est tant soit peu philologue. Il n'est point absolument rare de voir appuyer sur un contresens formel la solution très affirmative d'un point controversé du platonisme. Une étude minutieuse de la langue de Platon n'est point inutile à qui veut comprendre sa doctrine et le travail patient de la critique textuelle est une contrainte salutaire à cet effort d'intelligence approfondie de la langue et de la pensée. Apprendre à ne point négliger le secours offert par un apparat critique judicieux, à tenir compte, pour l'interprétation doctrinale, même de ces impondérables que s'efforce à peser la conscience scrupuleuse d'un éditeur, est certainement une partie importante dans l'éducation de ce que les anciens appelaient le sens herméneutique.

II

La direction prise, dans la dernière trentaine d'années, par les recherches sur la chronologie des dialogues a redonné, à l'étude minutieuse du texte et aux moindres problèmes de la critique verbale, une portée doctrinale, indirecte peut-être, mais de tout premier ordre. « Si l'on pouvait, dit M. Alfred Croiset, dater tous les dialogues et savoir dans quelles circonstances ils ont été composés, on comprendrait beaucoup mieux la philosophie qui s'y développe. On verrait d'abord si elle a été conçue d'emblée par son auteur comme un système unique et bien lié, ou si elle s'est formée peu peu dans son esprit. On saurait ensuite quelle est la portée exacte de certains écrits qui offrent des parties obscures. Et peut

à

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être ces obscurités, ces contradictions apparentes s'expliqueraientelles fort aisément, soit par des préoccupations polémiques accidentelles, soit par la différence des dates". » On sait qu'aux anciennes méthodes de détermination chronologique, trouvées trop subjectives et trop arbitraires, la méthode « stylistique » ou « statistique » est venue s'opposer comme la seule objective et certaine. « Il fallait, dit encore M. Alfred Croiset, aborder la question par un examen minutieux de certains faits extérieurs, précis, objectifs, sur lesquels nulle discussion ne fût possible. » On se résolut donc « à chercher des indices chronologiques uniquement dans le style des dialogues, et cela dans la partie la plus matérielle, pour ainsi dire, du style, dans la statistique des particules, des adverbes, des mots qu'on emploie d'une manière inconsciente. » Amis et adversaires de la méthode, et l'on peut dire qu'elle n'a plus guère, aujourd'hui, d'adversaires de principe, ont donc été contraints d'accorder, aux moindres détails du texte, une attention minutieuse, et notre connaissance de la langue platonicienne n'y a certainement point perdu. Ne dût-il rester, de toute la littérature poussée autour de la fameuse méthode, que la monumentale Introduction de son peu bruyant découvreur, Lewis Campbell, au Sophiste et au Politique, les dissertations du même savant, dans son édition de la République, sur la langue platonicienne et sur les particularités de style des derniers dialogues, enfin les études si approfondies de Constantin Ritter sur le Théélèle, le Sophiste et le Politique, le Timée, les Lettres, le progrès dû à de telles recherches n'en marquerait pas moins une grosse avance dans notre connaissance générale du platonisme". Mais le bruit même suscité autour de la méthode nouvelle par des auteurs qui avaient beaucoup moins fait de travail positif; les conclusions hardies qu'ils ont voulu tirer des probabilités chronologiques obtenues; leur hâte à dessiner, d'emblée, la courbe de

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l'évolution doctrinale, au risque, à tout le moins, de masquer par de pures hypothèses les vides énormes que laissait, dans le tracé réel, une méthode appliquée, de fait, à quelques dialogues seulement; tous les débats qu'ils soulevèrent par la découverte d'un platonisme critique opposé au platonisme classique, ont provoqué une recrudescence de recherches et comme un renouveau des études platoniciennes.

Il n'est plus possible, aujourd'hui, d'entreprendre une exposition, soit de l'ensemble du platonisme, soit de l'une de ses pièces maîtresses, sans se préoccuper de la succession chronologique des dialogues. Les auteurs de la présente édition ont même jugé qu'il n'était plus convenable de réimprimer aujourd'hui les œuvres complètes de Platon en présentant les dialogues au lecteur dans un autre ordre que leur ordre probable de succession chronologique. C'est là une innovation qui fera date une acceptation décidée de la méthode d'interprétation génétique du platonisme; un enregistrement, dans le fait matériel qu'est l'ordonnance typographique, et de la victoire de cette méthode et des résultats les plus certains ou les plus probables du travail intense des dernières années.

:

Aristophane de Byzance avait distribué l'œuvre de Platon en trilogies. Plus tard, d'autres critiques, Derkylidas au temps de César, et Thrasylle, contemporain de Tibère, la répartirent par groupes de quatre dialogues, en tétralogies. C'est ce classement qui nous a été transmis par les manuscrits du Moyen Age, et les éditeurs modernes l'ont généralement conservé par respect pour la tradition". » Pourquoi l'on a résolument abandonné ce classement, on nous le dit en termes excellents « Il a le défaut capital de faire obstacle à une étude méthodique. Sous une apparence d'ordre, c'est le désordre organisé. Les œuvres les plus disparates sont ainsi rapprochées au hasard, sans qu'il soit possible d'en saisir la liaison. Rien n'est plus gènant pour qui veut suivre de près la pensée du philosophe et se faire quelque idée des changements qu'elle a

subis. >>>

Mais, à qui veut sérier tous les dialogues dans leur ordre chro

Platon, Œuvres complètes, t. 1. Introduction, p. 12.

Op. cit., même page.

nologique le plus probable, la considération exclusive d'une méthode unique de détermination chronologique ne fournirait que des certitudes ou des probabilités partielles, qu'on ne pourrait étendre qu'indûment, au moyen d'hypothèses plus ou moins déguisées. Il fallait donc faire à la stylistique sa part, mais rien que sa part, et ne rien négliger des résultats acquis, tant certains que probables, par les autres méthodes. Sur la base ainsi élargie on peut bâtir une ordonnance qui se tient. «En tenant compte tout à la fois de l'évolution de la pensée philosophique, des allusions à certains faits contemporains, des relations des dialogues entre eux, de leur caractère intrinsèque, tant au point de vue de la composition qu'à celui du style et de la langue, on arrive, en somme, à les répartir entre un certain nombre de périodes, sinon avec une entière certitude, tout au moins avec une grande vraisemblance. Et, dans ces périodes mêmes, il ne paraît pas impossible d'établir un ordre plausible de succession ". » Grande vraisemblance pour la détermination des périodes, ordre plausible de succession à l'intérieur de ces périodes : on ne prétend pas à plus. Mais cette réserve est plus scientifique, infiniment, que certains essais de précision << au dixième près. » Et l'ordonnance chronologique ainsi adoptée. après mûr examen, scrupuleusement présentée avec ses notes de probabilité relative, est, en même temps qu'une invite à la critique, un schème de recherche pour le lecteur: « Un essai d'ordre chronologique, fût-il en partie conjectural, a le grand avantage de suggérer le sentiment très vif d'un mouvement de pensée continu. Le lecteur est ainsi provoqué à noter des relations entre les différents dialogues, à observer comment les mêmes idées s'y répètent sous des formes un peu différentes ou s'y modifient graduellement. En un mot, l'attention est appelée sur la vie qui s'y manifeste, et il devient impossible de les considérer comme les parties d'une doctrine immuable ou comme l'expression d'une personnalité qui n'aurait jamais varié (2). »

Il y aurait quelque impertinence de ma part à m'efforcer de vanter les mérites de la traduction. Le lecteur désintéressé les sentira d'instinct, en jouira, sans les analyser peut-être, et se laissera con

(1) Op. cit., p. 11.

(2) Op. cit., p. 13.

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