Images de page
PDF
ePub

les marques. Il ne fut pas plus indépendant de l'une et de l'autre qu'il ne fut infaillible. On s'aperçoit davantage maintenant qu'il ne faut ni « le défendre à tout prix » ou, selon le mot de Mommsen, «< comme un avocat plaide pour son client »>, ni refuser de reconnaître sa filiation et ses redevances. La grande introduction de M. Goelzer, celle du texte commenté car la petite, celle du texte traduit, marque un léger recul et peut-être un regret de certaines concessions faites aux tendances nouvelles - témoigne dans une large mesure de ce progrès réalisé contre l'opinion traditionnelle. Mais elle témoigne aussi, par les timidités qui en mitigent les hardiesses, des suprêmes répugnances de cette opinion à subir la contrainte inéluctable des faits.

En tant qu'historien, l'originalité de Tacite est nulle. D'abord, il a conçu la fonction de l'histoire exactement comme ses devanciers. << Peu d'hommes distinguent par leurs propres lumières ce qui avilit de ce qui honore, ce qui sert de ce qui nuit; les exemples d'autrui sont l'école du plus grand nombre". >>>> C'est-à-dire que l'histoire doit être, selon le mot de Cicéron, « la maîtresse de la vie », ce qu'en avaient voulu faire, avant Cicéron, un Caton, un Pison, un Sempronius Asellio; ce qu'en ont déjà voulu faire, après Cicéron, un Salluste et un Tite-Live. Maîtresse de la vie privée et de la vie publique, éducatrice de l'homme et du citoyen. « Ce qu'il y a de plus salutaire et de plus profitable dans l'étude du passé, dit TiteLive, ce sont les exemples et les leçons qu'elle nous donne: elle nous montre, avec un éclat qui frappe tous les yeux, ce qu'il est utile de faire dans l'intérêt de l'État et dans le nôtre, inde tibi tuaeque reipublicae quod imitere capias. » Tous les grands historiens romains. ont voulu être des moralistes et des politiques. Que tel d'entre eux ait mieux réalisé une partie de son dessein, soit; mais le dessein, le double dessein, fut le même chez tous; et les distinctions qu'on a tenté d'établir entre eux à ce point de vue sont arbitraires. M. Goelzer a raison d'affirmer que pour Tacite « l'histoire est avant tout un enseignement »; mais il a tort d'ajouter qu'en cela consiste l'originalité de sa conception, que Tacite se distingue, en ce qu'il est « un

[blocks in formation]

moraliste », de Tite-Live, « un narrateur incomparable », et de Salluste, «<< un profond politique ». Gaston Boissier revendiquait aussi pour la conception de Tacite une certaine originalité, mais qui était précisément le contraire de celle-là. Tandis que les autres historiens romains seraient, d'après lui", des moralistes plutôt que des politiques, tous y compris Salluste, on sentirait déjà chez Tacite << commencer par moments l'histoire politique »; à preuve, son prologue des Histoires, qui serait, au moins dans l'historiographie romaine, « quelque chose de nouveau ». M. Courbauda repris cette opinion Tacite, habituellement moraliste, oublierait dans ce prologue «son principe que l'histoire est un recueil de leçons destinées à la conduite de la vie.... C'est le point de vue politique qui fait son entrée dans l'histoire ». Et « Salluste, trop évidemment, ne s'intéresse qu'au jeu des passions humaines ». Cette excessive évidence n'a point frappé M. Goelzer, qui avait sans doute présent à l'esprit le prologue des Histoires de Salluste. Pur moraliste, pour M. Courbaud, Salluste est, pour M. Goelzer, « un profond politique Le simple rapprochement de ces deux affirmations ne suffit-il pas, à qui ne peut examiner les choses de près, pour deviner combien sont subjectives, irréelles et illusoires les distinctions qu'on a voulu faire entre les grands historiens romains, quant à leur conception du rôle de l'histoire ?

Quant à leur conception du devoir de l'histoire, il n'y a non plus aucune différence entre eux, aucune originalité chez Tacite. N'oser rien dire qui soit faux, oser dire tout ce qui est vrai, n'être suspecte ni de faveur ni de haine, telle est, d'après la définition célèbre de Cicéron, sa première loi. Tacite l'a reconnue et s'y est soumis, comme les plus honnêtes de ses devanciers, comme Tite-Live par exemple, ni plus ni moins. Dès le commencement des Histoires il déclare Incorruptam fidem professis neque amore quisquam et sine odio dicendus est. Sincérité, impartialité, voilà donc pour lui aussi le devoir. Sincère, il le fut; impartial, il voulut l'être; ses préjugés et son pessimisme, que M. Goelzer incrimine à bon droit, l'empê

(1) Tacite, Paris, 1903, p. 180 et suiv.

(*) Les procédés d'art de Tacite dans

SAVANTS.

les « Histoires », Paris, 1918, p. 48 et suiv.

(3) De orat., II, 15, 62.

8

chèrent de l'être pleinement. Car, pour qu'il dise en effet la vérité, il ne suffit pas toujours à un historien qu'il veuille la dire. Et d'ailleurs, afin de la pouvoir dire, il faut d'abord la savoir. Cicéron se trompe, et les devanciers de Tacite et Tacite avec lui le premier devoir de l'historien est, non pas de dire la vérité, mais de la connaître, de la posséder pure et entière. Le meilleur moyen de la posséder telle est de la prendre à la source ou du moins aussi près que possible de la source. Or, l'historien romain, qu'il s'appelle Salluste, Tite-Live ou Tacite, travaille essentiellement, non sur les documents originaux, mais, toutes les fois et autant qu'il le peut, d'après les récits de ses devanciers. Sa méthode de mise en œuvre n'est pas moins imparfaite que sa méthode d'investigation. Il ne combine pas totalement les récits de ses devanciers, quand ils sont plusieurs; l'un d'eux lui fournit la masse de sa narration; les autres, les sources secondaires, ne servent qu'à compléter et à contrôler la source principale. En ce qui concerne les Histoires de Tacite, la ressemblance frappante du premier livre et de la première moitié du second avec le Galba et l'Othon de Plutarque ne comporte a priori que deux explications ou bien Plutarque a reproduit Tacite ou bien ils ont reproduit la même source principale. M. Goelzer admet la deuxième hypothèse, celle dont toute minutieuse étude comparative faite sans idée préconçue démontre la supériorité; il admet aussi que le Galba, l'Othon et le Vitellius de Suétone dérivent en grande partie de cette source commune, qui serait, selon toute vraisemblance, Pline l'Ancien. Mais il ne va pas plus loin: il recule et proteste devant les corollaires, inévitables pourtant, de l'explicapar lui reconnue vraie.

tion

Quand on admet la communauté d'une source principale, on doit admettre aussi, à cause de la ressemblance continue des trois narrations, surtout de celles de Tacite et de Plutarque, que les recherches personnelles de Tacite et le rôle de ses sources secondaires furent, dans les premiers livres de ses Histoires, beaucoup moindres qu'on ne le croirait, si on considérait toutes ses citations de témoignages ou de divergences comme des marques de ce travail personnel. On doit l'admettre, pour cette raison générale et pour la raison précise que telle citation faite par Tacite est faite par Plutarque ou Suétone, en termes identiques ou presque, dans le passage correspondant. Sué

tone est indépendant de Tacite : or ils rapportent l'un et l'autre deux versions sur les dernières paroles de Galba et leurs formules de citation sont équivalentes". Ce peut être, dit M. Goelzer, coïncidence fortuite. L'échappatoire est vaine, puisque le cas n'est point isolé. Plutarque est indépendant de Tacite or, sur l'identité du meurtrier de Galba, l'un rapporte quatre témoignages et l'autre en rapporte trois, les trois premiers témoignages de Plutarque introduits par des formules équivalentes aux siennes. Donc, toutes les fois que Tacite n'atteste pas catégoriquement son investigation directe, c'est-à-dire dans la plupart des cas, il est au moins possible que la citation soit indirecte et signifie le travail de la source, signifie du même coup que Tacite a pratiqué la méthode de travail traditionnelle et normale, le principe de la parata inquisitio. Et l'on peut penser cela sans faire injure à la bonne foi de Tacite, sans lui attribuer l'intention « d'abuser la postérité sur l'étendue et la valeur de ses recherches personnelles ». M. Goelzer demande, après Gaston Boissier, quel intérêt Tacite aurait eu à nous faire croire qu'il avait plusieurs sources là où il en avait une seule. Aucun, évidemment; aussi n'a-t-il pas voulu nous le faire croire. Si nous le croyons, nous ne sommes dupes que de nous-mêmes. On peut supposer plus ou moins large le rôle des sources secondaires dans les premiers livres des Histoires; mais les marques certaines de ce rôle y sont rares. Elles sont un peu plus fréquentes dans les Annales. Et cependant, même pour les derniers livres des Annales, on doit refuser d'admettre une fusion totale de plusieurs sources, un contrôle perpétuel et minutieux de la source principale par les secondaires. Tacite l'avait promis; nous avons la preuve indiscutable qu'il n'a point tenu sa promesse : elle était au-dessus de ses forces; il n'a pu s'astreindre avec persévérance à cette onerosa collatio (5).

Quand on admet la communauté d'une source principale pour le commencement des Histoires et les biographies impériales correspondantes de Plutarque et de Suétone, on doit admettre aussi, à cause des ressemblances littérales ou presque qui apparaissent dans

(4) Tacite, Hist., 1, 41; Suétone, Galba, 20.

(2) Tacite, ibid.; Plutarque, Galba, 27. (3) Pline le Jeune, Epist., V, 8, 12.

(4) Voir Les sources de Tacite, p. 412 et suiv.

(5) Pline le Jeune, ibid.

les passages correspondants des trois narrateurs, qu'avec le fond Tacite, parfois, assez souvent, emprunte à la source la forme, non pas en copiste servile, mais en imitateur libre; car le rapprochement ne prouve nulle part qu'il ait emprunté la forme telle quelle. Logiquement on le doit et raisonnablement on le peut. Admettre cela, ce n'est point du tout dénier à Tacite cette originalité de l'écrivain qui, l'originalité de l'historien étant nulle, fut l'essentiel élément de sa gloire immédiate; ce n'est point du tout rendre cette gloire inconcevable. Pourquoi n'aurait-il pas fait des emprunts verbaux à Pline l'Ancien? Ne voyons-nous pas qu'il en a fait à Virgile, à Salluste, à Tite-Live et à d'autres? N'est-il pas évident que le nombre de ses emprunts croîtrait considérablement à nos yeux, si nous possédions toute l'œuvre de Salluste et toute celle de Tite-Live, et déjà si nous avions collationné de près avec son texte tout le texte conservé de Tite-Live, et surtout si nous n'avions pas perdu l'œuvre entière des historiens intermédiaires, dont la plupart furent parmi les sources de Tacite, dont plusieurs furent, au jugement même de Tacite, des écrivains remarquables? Son style n'est pas une création de toutes pièces; il est largement redevable envers ses devanciers. Mais quel prosateur ou poète avait réalisé, avant lui, ou réalisa depuis, le miracle de l'originalité intégrale? Son cas était celui, par exemple, de Virgile, qui n'avait pas craint de faire des emprunts littéraux ou presque aux vieux poètes romains, spécialement à Ennius, et même à des contemporains, comme Varius. Voit-on que le siècle d'Auguste, à part quelques envieux, ait refusé pour cela son admiration aux Géorgiques ou à l'Énéide? Il n'est donc pas inconcevable que les premiers auditeurs ou lecteurs de Tacite aient accordé malgré cela leur admiration aux Histoires. Les uns ne s'aperçurent même pas que son style devait quelque chose à Pline l'Ancien, les autres se rendirent compte qu'il lui devait en somme fort peu de chose. Et personne, sans aucun doute, n'eut la sottise d'estimer que, la gloire due en bonne justice à Pline l'Ancien, Tacite l'usurpait, s'étant contenté de le copier et de le démarquer. Pour se garantir d'une pareille bévue, le sentiment des nuances n'était pas nécessaire : le bon sens suffisait.

L'originalité du style de Tacite, définitif ou peu s'en faut dès le temps des Histoires, M. Goelzer la caractérise en termes justes et

« PrécédentContinuer »