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qu'il croyait unique, le roman de Bérinus a particulièrement attiré, de nos jours, l'attention des folkloristes: Gaston Paris en a entretenu l'Académie des Inscriptions, en 1874, au cours de son mémoire intitulé : Le conte du trésor du roi Rhampsinite, étude de mythographie comparée; W. A. Clouston en a publié une analyse générale et une critique partielle, en 1887 (3); enfin Gédéon Huet a consacré une étude spéciale à l'un de ses épisodes, « La Montagne d'aimant », en 1915-1917 (4).

Gaston Paris a dit, au sujet de la date qu'on peut attribuer au roman de Berinus: « Le roman, dans sa forme, me semble antérieur au manuscrit (5) d'environ cent ans; il ne peut être beaucoup plus ancien, et, d'autre part une imitation anglaise, attribuée faussement à Chaucer et faite sur notre texte qu'elle suit fidèlement, remonte certainement au xiv° siècle (®). » Gédéon Huet précise, sans donner de raison particulière, l'opinion du maître, et admet que le roman peut difficilement être antérieur à 1350 et postérieur

à 1370 »(7).

«

La question de savoir si le texte en prose ne repose pas sur un poème antérieur ne s'est présentée, semble-t-il, avec le désir de la résoudre, qu'à

(1) Les manuscrits françois de la Bibliothèque du roi, t. VI, p. 147-148.

(2) Ce mémoire, lu à l'Académie dans les séances des 16 octobre et 13 novembre 1874, n'a été publié que quatre ans après la mort de l'auteur, par les soins de Gédéon Huet, dans la Revue de l'histoire des religions, t. LV, 1907, p. 151-187 et 267-316.

(3) Popular Tales and Fictions (Edimbourg et Londres, 1887), t. II, p. 99 et suiv.; cf. le fasc. 24 (complément du fasc. 17, qui contient le texte du Tale of Beryn, poème anglais attribué à tort à Chaucer) de la Chaucer Society, seconde série, paru en 1887, p. 123-172.

(4) Romania, XLIV, 427-453. Qu'il me soit permis de rappeler que l'éminent folkloriste français, qui s'est éteint le 11 novembre dernier, dans sa 62 année, après une existence vouée tout entière à la science, avait préparé une édition de Bérinus, que la Société des Anciens Textes Français, qu'il a faite

son héritière, tiendra sans doute à honneur de publier aussitôt que possible.

(5) Il s'agit du ms. Bibl. nat., franç. 777, que G. Paris attribue, avec toute raison, au milieu du xve siècle, et qui est le plus ancien de ceux que nous possédons. Notons ce que ne pouvait savoir G. Paris dès avant que 1420 un manuscrit de Bérinus figurait dans la bibliothèque des ducs de Bourgogne à Dijon : il porte le n° 73 dans l'inventaire publié en 1906 par M. Georges Doutrepont.

Revue de l'histoire des religions, LV, 166. Il est dit dans la n. 5 que le roman anglais « ne comprend que notre épisode »> [c'est-à-dire le conte du trésor du roi Rhampsinite]. G. Paris a dû écrire : « ne comprend pas notre épisode », car le Beryn anglais ne reproduit que la première partie du Bérinus français; or le conte du trésor est dans la troisième partie de Bériñus. (7) Romania, XLIV, 428.

l'esprit de Paulin Paris, lequel n'a pas hésité à écrire « Le texte en prose me paraît avoir été fait sur une chanson de geste du x siècle, imitée elle-même d'un roman grec un peu plus ancien". »

Passons sur le « roman en grec », dont l'existence est probablement chimérique. A défaut de «< chanson de geste », nous voici en présence d'un poème d'aventure du x1° siècle, qui vient donner raison, en somme, à l'hypothèse de Paulin Paris, hypothèse que son fils, plus fermement attaché aux textes connus, n'a pas osé reproduire et fortifier de son autorité. Singulière et troublante aventure dans le domaine de notre histoire littéraire, où nous voyons aujourd'hui faire grief à Gaston Paris d'avoir admis l'existence de mainte chanson de geste que les manuscrits ne nous ont pas conservée, et où l'on nous engage à considérer celles qui nous restent comme reflétant l'image de l'époque où elles ont revêtu la forme sous laquelle elle nous sont parvenues! Certes, il ne faut pas abuser de l'hypothèse; mais pourquoi l'interdire absolument à ceux surtout aux jeunes qui se vouent à l'érudition? Je leur dirais plutôt faites des hypothèses, jaillissant des faits acquis, et projetant dans la nuit les rayons des victoires présentes pour fouiller le terrain des victoires futures. Faites des hypothèses; il en restera toujours quelque chose.

Ce n'est plus une hypothèse que l'existence d'un poème du x11° siècle apparenté à la prose de Bérinus. Entre les fragments d'Aberystwyth et la partie correspondante du roman, le rapport est très étroit; le prosateur qu'il soit du XIV ou du xve siècle a eu certainement sous les yeux le poème du x siècle, et il en a fidèlement suivi le récit, parfois même reproduit les termes. Pour le démontrer, nous affronterons les deux premières colonnes des fragments et le texte du roman.

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«Ne ja rien ne me doit desplere << Ke vus [me] comandez à fere. >> 10 Einsint, l'un à l'autre parlant,

Entrent li compaignon vaillant El chastel que riches estoit : Li uns d'eus l'autre acostoit Mult noblement sor les chevals; 15 E Galopin vient après els,

Ki les aime de bone amor. Mult furent esgardé le jor Des borjoises & de[s] borjois E d'autre[s] ch[evalie]r[s] cortois 20 Ki en la vile sojornoient

25

Pur la gerre qu'il meintenouent.
Si disoient [&] cist & cil:
« Cist chevalie]rs, Dex! qui sunt il,
<<< Ki si chevalchent bel assemble? »
<< Par foi », fait l'autre, « il me
[semble]

<< K'il seient [ou] parent ou frere;
<«< S'il estoient fiz d'emperere (1),
<< Si sunt il assez bel & gent. »>
Einsint disoient cele gent
30 Ki à els esgarder entendent.

E cil chevalchent; plus n'atendent.
Par le mestre rue s'en vont,
En tel manere que i[1] n'ont
Aresoné home ne feme,

35 Jusque à la glise Nostre Dame.

Devant la porte andui descendent;
A Galopin les destriers tendent,
Ki les garde bien à devise.
E cil entre[re]nt en la glise,
[2° col.]

40 Si a fait chaschon sa proiere.
Mès ainz qu'il retornent arere,
Un riche burgois vet tot droit
Iloec où Galopin tenoit

Les. ij. destriers à son seignor. 45 Li borgois, qui fu pleins d'onor, Li dist: «Bels amis, or (2) me di : « Ces chevaliers, que ore vi, << Sunt il frere ou compaignon? << Jo nel demant si pur bien non. »

(4) Ms. dun e,

<< maiz du tout maintenir à vostre vou<«<lenté, ne ja ne me desplaira chose « que vous me vueillez commander à « [ms. ne] faire. » Atant entrerent en la ville, tout ainsi devisant, et s'en aloient coste à coste moult noblement sur leurs chevaulx; et Gallopin aloit derriere, moult bien montez. Moult furent les compaignons cellui jour regardez de toutes gens qui ou chastel sejournoient, et disoient l'un à l'autre « Dieu! qui sont ces << chevaliers qui tant sont de noble << maintien? Par Dieu! se ils estoient << enfans d'empereur, si sont ilz belz «<et honorables. »

Et les compaignons s'en alerent toute la maistresse rue, sanz parler à homme ne à femme, jusques à ce qu'ilz furent devant la grant eglise de Nostre Dame. Lors descendirent de leurs chevaulx et entrerent dedens le moustier pour faire leurs oroisons à la mere Dieu. Et Gallopin aloit derriere, moult bien monté. Et furent les compaignons moult regardez cellui jour de toutes gens. Et ainçoiz que ils retournassent de l'eglise, un riche bourgoiz vint à Gallopin et le salua, et puis lui dist : « Par amours, << frere, or me di se ces chevaliers sont << freres ou compaignons. Et sachez << que je ne le demande fors que pour <<< tout bien. » << Certes »>, ce dist Gallopin, «< bien vous en croy. Et tant << vous en dis que ce sont deux vaillans

(2) Ms. ore,

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1

50

« Sire, ne vus mescroy de rien »>, Fait Galopin, « mès, sachez bien, Ço sunt dui chevalier gentil << Ki vont de lor tere en exil << Par un petit de mescheance. 55 « Si vus di jo [tot] sanz dotance, «Si la dame de ceste tere

« Les retenoit, que de sa guerre
<< Li treroient si bien à chief

<« Qu'il n'en serroit pas à meschef: 60 « Ço, espoir, vus le savroiez uncore. « Mès, sire, kar m'enseignez ore « Un bon ostel à herbergier. » -«Certes, vus l'avrez sanz dangier», Fait li borgois, « si jo unques puis. 65 « Veez cele sale à ce grant huis : <«< Là vendrez herbergier od moi; << Si vus di bien, par bone foi, << K'il n'a plus bel en cest chastel. » Dist Galopin: « Ço m'est mult bel; 70 « De cele avions nus mester. »

Atant issirent del muster

Li dui chevalie]r coste à coste.
Galopin trouvent & lor oste
Ki de herberger les somont;
75 E il pas proier ne se font,

Ainz vont od lui mult volenters;
E puis descendent des destriers
Quant il furent devant la sale.

<«< chevaliers, preux et hardiz, qui sont <«< cachiez hors de leur païs par envie. <«< Et oultre vous diz sanz doulte que, « se la dame de ceste terre les veult << tenir à souldees, ilz lui mettront sa « guerre en brief terme à fin. » <«<Certes, doulx amis », dist le bourgois, << elle en avroit bon mestier. » — « Et << messeigneurs », dist Gallopin, «< lui <<< aideront en bonne foy. Mais, par a<«<mours (2), sire, or m'enseignez, s'il << vous plaist, où nous pourrons avoir << bon hostel pour logier et hebergier. » << Certes, doulx amiz », dist le bourgois,« je le vous enseigneray « bon et honnourable. Vous vous en <«<yrez en cel ostel que vous veez à ce <«< grant huis, et là vous hebergerez << avec moy, s'il plaist à Messeigneurs. <«< Et sachiez que vous y serez bien << serviz, honnorez et bien aisiez de «tout ce qu'il vous fauldra; ne il n'a <<< meilleur hostel ne où il ait plus planté «de toutes choses en ceste ville. » — << Sire», dist Gallopin, de « cellui avons <«<nous mestier. » Atant yssirent les deux compaignons hors de l'eglise main à main, si trouverent [fol. 133] Gallopin et leur hoste parlant ensemble. Et lorsque le bourgoiz les perçut, il les pria de hebergier en son hostel; et les deux compaignons ne se firent mie longuement prier, ains s'en alerent avec lui pié à pié. Et lorsque ilz furent devant l'ostel du bourgoiz, la femme de l'oste vint à l'encontre des chevaliers....

«

Prenons un autre épisode, celui de l'ensorcellement d'Aigres, qui dans le manuscrit de Bérinus se trouve dix feuillets plus loin. Ce sera donner un nouveau coup de sonde à quelque distance du premier; on va voir que le résultat sera le même.

(4) Ms. co.

(2) Locution répétée après sire.

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Bérinus, ms. cité, fol. 142. Quant la duchesse vist et aperçut que pour nulle requeste ne pour priere elle ne pourroit accomplir sa voulenté d'Aigres, si fut en moult mauvaiz point, car pour ce elle ne le laissa point à bien amer, mais plus et plus fut en ardour, tant que elle regarda que nullement elle n'en pourroit faire sa voulenté se ce n'estoit par art de sorcerie, que autrement elle ne le pourroit decevoir ne attraire.

Lors pourchaça tant et quist, que elle s'acointa d'une vielle, qui moult estoit malicieuse sorciere. La duchesse lui donna tant et promist, que la malle vielle lui fist une telle sorcerie par quoy Aigres fu si enchantez que par force il lui convint amer la dame si merveilleuse.nent qu'il ne pouoit plus, et se offry à faire tout ce qu'elle savroit dire ne deviser. Et le mena la dame à ce qu'il geüst avec lui charnelment.

Si poez entendre que femme est trop hardie chose, et qu'elle fait ce que nulx autres n'oseroi(en)t entreprendre; et pour ce dit on que femme a trop plus un art que le diable.

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Le lecteur a pu constater que le rapport entre les deux textes est aussi étroit ici que précédemment. Il l'est même au delà de la vraisemblance; car, faute du passage correspondant, qui n'aurait été porté à attribuer au prosateur la paternité de la sortie contre les femmes en général qui termine le récit? Conclusion et ceci est une hypothèse légitime : le roman de Bérinus a dû exister dès le x siècle sous la formé d'un poème dont les feuillets découverts par M. Watkin nous ont conservé près de cinq cents vers, et avec l'affabulation que nous connaissons par la prose. La longueur du roman ne va pas à l'encontre de cette hypothèse : j'ai calculé, d'après le rapport existant, dans les passages communs, entre les vers et la prose, que le poème d'où est issu le roman pouvait avoir dans les 13 à 14000 vers. Qu'est cela auprès des 21 323 vers de Sone de Nansai et des 30 369 de Claris et Laris?

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