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Or, pour donner un bon ordre aux affaires des trois ligues, et pour asseurer le passage de la Valteline aux François et à leurs alliez, à l'exclusion des autres nations, les Roys très chrestiens ont estably un ambassadeur auprès des Grisons; et, néantmoins, les Vénitiens et les Espagnols ont formé diverses factions entr'eux, et les Vénitiens ont tant fait par leurs artifices, et ont si bien sceu gaigner les esprits à force d'argent, qu'ils ont fait une ligue avec les Grisons pour dix ans. Le comte de Fuentes, gouverneur des Milanois pour le Roy d'Espagne, a pris de là subject de se plaindre, et s'est servy de ce prétexte pour bastir un fort sur les frontières de la Rhétie et de la Valteline (1), en un lieu haut et advantageux, afin de faire trembler les voisins et de donner de l'appréhension aux habitans des pays limitrophes. Cet homme, qui, pour suivre les mouvemens de son ambition, ne fait point de difficulté de troubler le. repos public, et dont toutes les actions ont tousjours eu plus de témérité que de valeur, plus de perfidie que d'humanité, plus de tyrannie que de justice, et plus de tromperie que de vertu, ayant trouvé l'occasion de nuire à ses voisins, a abandonné son honneur pour entreprendre sur eux contre la foy publique, estimant qu'il ne faut jamais négliger de faire son profit et de prendre son advantage, et que l'on treuve tousjours assez de raisons pour deffendre une usurpation. Les Suisses et les Vénitiens sont offensez de ceste entreprise faite par le comte de Fuentes; mesme les Suisses ont supplié le Roy Henry

(1) Henri IV attachait une telle importance à la construction de ce fort, qu'il disait que le comte de Fuentes serroit ainsi d'un mesme nœud la gorge à l'Italie et les pieds aux Grisons. (Hist. de Richel., par AUBERY, page 55.)

le-Grand, par leurs ambassadeurs, d'interposer son authorité pour faire abattre ce fort, ce qui eust esté faict dès ce temps-là si la mort funeste de ce grand prince n'eust point changé l'estat des affaires. Car comme pendant sa vie il estoit recogneu arbitre de la chrestienté, pour avoir estably la paix universelle par la force de son jugement et par la grandeur de sa réputation, sa mort a fait naistre des mouvemens et des divisions par toute la terre. Mais le Roy Louys-le-Juste n'a pas sitost pris en main le gouvernement de son Estat que le consentement de tous les peuples luy a donné le titre que Henry-le-Grand, son père, luy avoit laissé en mourant. Aussi faut-il advouer que son mérite luy a justement acquis la qualité d'arbitre de toute la chrestienté; car, avec le secours de la bonne fortune qui l'a tousjours favorisé et de la vertu qui a présidé en tous ses conseils, il a prudemment évité les piéges que ses ennemis luy dressoient; il a puissamment arresté leurs efforts, et, rendant à ses alliez tous les bons offices qu'ils devoient attendre de luy, il les a secourus lorsqu'il les a veus en danger, et a empesché qu'ils n'ayent receu aucune injure. Et comme le cœur, qui est la plus noble partie du corps humain, n'a aucun repos, mais, distribuant les esprits vitaux avec une agitation perpétuelle, anime tous les membres et leur donne le mouvement, ainsi le très puissant et invincible Roy Louys-le-Juste ne cesse jamais d'ouvrir ses trésors et d'employer ses forces pour maintenir la paix publique et faire sentir à ses alliez les effects de sa protection. Or, le Roy Henry-leGrand nous ayant esté trop tost ravy, le comte de Fuentes, à l'exemple des singes à qui la mort du lion donne de l'audace, a entrepris de faire une ligue avec les Grisons, non pas à dessein de l'entretenir de bonne

foy, mais pour en user à la façon que le loup se sert de la paix qu'il fait avec la brebis, c'est-à-dire pour les opprimer et les réduire par leur imprudence à souffrir le joug de la servitude espagnole. Car ayant promis de rompre le fort qu'il avoit faict bastir, pour esteindre toutes sortes de deffiance, sur la poursuite qu'en faisoit le Roy Louys-le-Juste, sans l'authorité duquel les Grisons ne pouvoient entrer en aucun traicté, depuis il n'a pas voulu tenir sa parole et exécuter så promesse; au contraire, il a desbauché, suborné, corrompu les esprits des peuples à force d'argent. C'est pourquoy les Grisons ont envoyé leurs ambassadeurs devers le Roy très chrestien, pour supplier Sa Majesté de jetter les yeux sur les misères de ses alliez, et de donner la main aux habitans de la Valteline, lesquels, sans sa protection, estoient à la veille de recevoir le joug d'une domination estrangère. Le Roy Louys-le-Juste, estant touché de leurs plaintes et voulant tesmoigner l'affection qu'il avoit pour eux, escrivit à son ambassadeur ordinaire qu'il eust à prendre le soin de ceste affaire et à y donner ordre en toute diligence; ce qu'il a exécuté avec tant de prudence et d'adresse que l'on a veu punir capitalement ceux qui estoient de la faction d'Espagne. Or, le Roy très chrestien, considérant que la ligue des Vénitiens et des Grisons donnoit de la jalousie à toute l'Europe, que les Espagnols, à l'exemple des Vénitiens, vouloient aussi s'allier avec eux, et que, pour conserver sa dignité, il estoit obligé de faire en sorte que les Grisons, ses anciens alliez, ne fissent point de ligue avec d'autres princes, il a empesché les Vénitiens de renouveller celle qu'ils avoient faite après que son temps a esté expiré, et depuis les trois ligues de la Haute-Rhétie ont tousjours jouy d'une très heureuse tranquillité sous la protection

la

de la couronne de France; et comme le calme de la mer ne se trouble jamais si elle n'est agitée par les orages et par les vents, ainsi cette contrée recueilloit les fruicts d'une profonde paix, lorsque les Espagnols, par leurs secrètes pratiques, y ont allumé la flamme des divisions civiles, lesquelles ils ont depuis entretenues par des conspirations ouvertes, ou plustost par des tempestes pleines de violence qui ont pensé opprimer sa liberté ; de quoy ils ont treuvé l'occasion sur le subject de guerre des Vénitiens et des Uscoqs. Car le Roy d'Espagne et Léopold, archiduc d'Austriche, ayant pris la protection des Uscoqs, ils sont entrés d'un costé dans la Valteline, et les Vénitiens de l'autre, et à force d'argent y ont suscité des troubles et formé des factions, lesquelles ont produit les séditions, les mouvemens et les rébellions qui, ayant fait prendre neuf diverses fois les armes, ont causé la perte de la pluspart des habitans, divisez en deux partys, qui estoient soustenus d'armes et d'argent par l'Espagnol et l'archiduc d'Austriche d'une part, et par les Vénitiens de l'autre. Ainsi la Valteline estoit un théatre sur lequel les hommes jouoient une estrange tragédie; et comme l'on voit ordinairement que, pendant un temps plein de confusion, on se deffie de tout, et mesme que la foy des amys et des voisins est suspecte, les Valtelins redoutoient esgalement les richesses, la haine et la domination de l'Espagnol et de l'archiduc d'Austriche, et des Vénitiens, estimans que de tous costez il y avoit du danger, et que l'ambition et la convoitise de régner 'aveuglent les esprits jusques à ce point qu'ils leur font oublier tous les respects de l'amitié. Mais à la fin le Roy très chrestien, voyant qu'ils estoient prests de fléchir et de se rendre à l'effort que les Espagnols et les Vénitiens fai

soient sur eux, il s'est entremis de les accommoder, et a esteint toute leur deffiance en réunissant deux familles nommées les Salies et les Plantines, qui par leurs querelles ont plus causé de mal à la Valteline que les Frégoses et les Adornes n'ont jamais fait à Gennes, les Guelphes et les Gibelins en Italie, et, relevant les affaires de ceste province dont il est le protecteur, qui estoient comme désespérées, a fait assembler les estats que l'on nomme dans le pays le Pittac, où, pour reprendre l'usage ancien de la liberté, toute alliance et mesme toute communication de commerce et de traffic a esté deffendue avec les Espagnols et les Vénitiens. Néantmoins, depuis ils ont fait naistre d'autres subjects de divisions, et les Espagnols se mettans du party des factieux, et les Vénitiens prenans la défense de quelques autres, diverses assemblées ont esté faites, pendant lesquelles l'on a veu commettre un nombre infiny de crimes horribles et exécrables dont le cours a esté prudemment arresté par les ambassadeurs du Roy Louys-le-Juste. Toutesfois, ils n'ont sceu si bien faire que les Espagnols n'ayent pris le dessus pendant que la France estoit affligée de guerres civiles; car alors ils sont entrez dans la Valteline, et, par les pratiques du gouverneur de Milan, ils ont disposé les Valtelins à une rébellion ouverte, leur fournissant armes et argent pour se défendre contre les Grisons, leurs seigneurs, et se saisissant à mainforte de ceste province, ils se sont deffaits par trahison de ses principaux habitans, et y ont basty plusieurs forteresses, ausquelles ils ont mis des garnisons. Il a esté bien facile aux Espagnols de se rendre maistres d'un pays qui estoit despourveu de force et de secours, et ils ont l'obligation de ceste conqueste plustost à la bonne fortune qui les a assistez qu'à leur valeur; car ils n'eus

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