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des tombeaux, au milieu d'un peuple de fantômes.

Voilà ce que j'ai tâché de faire pour jeter de l'intérêt et de la variété dans mes descriptions; mais, dans les deux derniers chants, ce ne sont plus des descriptions de lieux, mais des narrations. C'était donc ici la place des réflexions morales et des épisodes, auxquels j'ai essayé de donner quelquefois une forme et une couleur dramatiques. Le peintre a terminé ses voyages, et son but est désormais de faire servir ses talens à sa gloire et à son bonheur. Si je le représente exposé aux traits de l'envie, j'en prends occasion de combattre cette passion odieuse, poison redoutable de la gloire, soit que le mérite, s'oubliant lui-même, s'abaisse à s'en faire une arme offensive; soit que, plus généreux, plus juste et plus heureux, sans doute, il s'élève au-dessus de ses atteintes par la conscience du génie et de la vertu. Par l'exemple du Poussin, il apprendra à connaître le bonheur attaché à la médiocrité dans les biens de la fortune, comme à la modération des desirs; il verra qu'une douce et fière indépendance peut encore habiter dans l'atelier du peintre, ainsi que dans son cœur, et s'y placer honorablement entre le talent et la gloire.

Michel-Ange, parvenu à la vieillesse et soignant lui-même son vieux domestique malade ; Grimaldi, dissimulant ses bienfaits avec plus de mystère que n'en mettent les âmes basses à voiler leurs perfidies, le feront souvenir qu'il faut faire estimer l'homme en lui, avant de faire admirer l'artiste que l'éclat des talens ne dispense point de l'exercice des vertus, et que la charité chrétienne, la plus belle de toutes, ajoute encore au lustre des plus grandes renommées. Enfin, dans Raphaël, il verra combien le caractère d'une aimable indulgence et d'une politesse naturelle, obligeante et affectueuse, a de pouvoir pour désarmer les rivalités inquiètes et se faire pardonner le génie; et il se persuadera, sans peine, que la grâce des actions du peintre, ainsi que la noblesse de ses sentimens, sont intimement liées à celle de ses conceptions.

Après avoir ainsi rassemblé et disposé les matériaux destinés à former le corps de mon ouvrage, il me fallait en accorder les parties, en lier les membres entre eux par des transitions naturelles, en revêtir enfin les pensées d'un style propre à chacune d'elles en particulier, ainsi qu'à l'ensemble de tout le poème. Quelle que fùt la variété de tons

que celle des objets nécessitât d'admettre, j'ai tâché de ne point perdre de vue cette unité de physionomie, condition nécessaire de tout ouvrage avoué par le goût. Pour approcher de ce résultat, autant qu'il m'était possible, je n'ai épargné ni le travail ni les efforts d'une attention scrupuleuse. Il n'est pas un seul morceau de mon poème que je n'aie fréquemment retouché et souvent même refait tout entier, après l'avoir fait d'abord avec soin. Je me suis appliqué à la correction de la rime, et, loin de la croire l'ennemie de la raison, j'ai presque toujours eu l'occasion de remarquer que mes efforts pour la rendre de plus en plus exacte, me faisaient en même temps rencontrer des pensées plus justes, des expressions mieux choisies et des tours plus heureux. J'avais entendu professer cette maxime à M Delille pouvais-je ne pas tâcher au moins de m'y conformer? Mais, quel que fût l'avantage que la réunion de ces moyens me fît entrevoir pour espérer de ne m'être point mépris sur l'emploi d'un temps précieux dont je me crois comptable à moi-même, je sentais trop bien le besoin de conseils, pour ne pas solliciter ceux de l'amitié éclairée. Si Racine lui-même se croyait obligé de consul

ter Boileau, si Virgile récitait ses vers à Horace, qui donc aurait la témérité de prétendre se soustraire à l'autorité d'une critique fondée sur des motifs louables et aussi utiles que ceux qui dirigeaient ces génies supérieurs? L'amitié affectueuse dont m'honorait M. Delille m'avait encouragé à lui confier le desir que je nourrissais, de composer un ouvrage en vers relatif à la peinture. Un jour que je lui récitais un fragment sur l'ancienne Ecole française, tout-à-fait étranger au poème des Plaisirs du peintre, il daigna m'indiquer deux légères corrections, et voulut bien m'exhorter à poursuivre mes essais et à venir les lui réciter de temps en temps; mais je n'avais pas encore osé lui faire confidence du grand projet que j'avais formé. En appelant son attention sur des ébauches dont je sentais toute l'imperfection, j'aurais craint d'abuser de son indulgence et surtout de ses momens toujours si chers aux muses. Lorsque M. Delille mourut, l'ouvrage que je publie aujourd'hui, quoique commencé depuis assez long-temps, était alors très était alors très peu avancé. Conçu dans le seul motif d'un délassement analogue à mes goûts favoris, et comme dit un poète italien peintre lui-même,

« Per fuggir l'ozio e non per cercar gloria;

interrompu souvent et pendant un temps considérable par mes travaux d'atelier; repris ensuite à des intervalles éloignés les uns des autres, ce n'est que depuis très peu d'années, que je m'y suis remis avec une nouvelle ardeur, et qu'enfin je suis parvenu à me faire une occupation laborieuse de ce que je n'avais d'abord entrepris que pour charmer mes loisirs; mais c'est alors, aussi, que je ressentis plus vivement la perte irréparable des secours que j'aurais trouvés dans les lumières de M. Delille, dans son goût si délicat, dans son tact si sùr, et enfin dans cette franchise obligeante et expansive qui le rendait aussi heureux de communiquer l'instruction, que les autres l'étaient de la recevoir de sa bouche, sans cesse attirés, puis retenus près de lui par le charme irrésistible de son inépuisable bienveillance.

Privé des leçons, des encouragemens d'un tel maître, combien de fois n'ai-je pas cherché à me rappeler ces traits de lumière qui lui échappaient même dans les entretiens les plus familiers, et ces préceptes solides que l'aménité de ses discours dépouillait de leur austérité classique (car le poète de la Conversation en offrait, comme on sait, le plus

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