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des pièces entre amis. Quelques bourgeois de Paris formèrent une troupe dont Molière étoit; ils jouèrent plusieurs fois pour se divertir. Mais ces bourgeois, ayant suffisamment rempli leur plaisir, et s'imaginant être de bons acteurs, s'avisèrent de tirer du profit de leurs représentations. Ils pensèrent bien sérieusement aux moyens d'exé cuter leur dessein; et, après avoir pris toutes leurs mesures, ils s'établirent dans le jeu de paume de la CroixBlanche, au faubourg Saint-Germain'. Ce fut alors que Molière prit le nom qu'il a toujours porté depuis. Mais lorsqu'on lui a demandé ce qui l'avoit engagé à prendre celui-là plutôt qu'un autre, jamais il n'en a voulu dire la raison, même à ses meilleurs amis 2.

L'établissement de cette nouvelle troupe de comédiens n'eut point de succès, parce qu'ils ne voulurent pas suivre les avis de Molière, qui avoit le discernement et les vues beaucoup plus justes que des gens qui n'avoient pas été cultivés avec autant de soins que lui.

Un auteur grave nous fait un conte au sujet du parti que Molière avoit pris de jouer la comédie. Il avance que sa famille, alarmée de ce dangereux dessein, lui envoya un ecclésiastique 3 pour lui représenter qu'il perdoit entièrement l'honneur de sa famille ; qu'il plongeoit ses parents dans de douloureux déplaisirs, et qu'enfin il risquoit son salut d'embrasser une profession contre les bonnes mœurs, et condamnée par l'Eglise; mais qu'après avoir écouté tranquillement l'ecclésiastique, Molière parla à son tour avec tant de force en faveur du théâtre, qu'il séduisit l'esprit de celui qui le vouloit convertir, et l'emmena avec lui pour jouer la comédie. Ce fait est absolument inventé par les personnes de qui M. Perrault peut l'avoir pris pour nous le donner; et quand je n'en aurois pas de certitude, le lecteur, à la première réflexion, présumera, avec moi › que ce fait n'a aucune vraisemblance. Il est vrai que les parents de Molière essayèrent, par toutes sortes de voies, de le détourner de sa résolution; mais ce fut inutilement : sa passion pour la comédie l'emportoit sur toutes leurs raisons 4.

'Cette troupe, connue sous le nom d'illustre théâtre, étoit dirigée par les Béjart (1643). Elle débuta sur les fossés de la porte de Nesle, aujourd'hui la rue Mazarine. N'ayant obtenu aucun succès, elle traversa la Seine, et ouvrit un théâtre au port Saint-Paul. De là elle revint au faubourg Saint-Germain, et c'est alors seulement qu'elle s'établit au jeu de paume de la CroixBlanche.

Ce silence n'a rien de fort merveilleux: peut-être que le souvenir de la Polyxène, roman qui avoit alors quelque réputation, et dont l'auteur, qui se nommoit Molière, avoit long-temps joué la comédie, eut quelque part à ce choix. (Ce passage est extrait d'une Vie de Molière, peu connue, écrite en 1724. Nous aurons plusieurs fois occasion de citer cet ouvrage, dont le rédacteur avoit recueilli de la bouche des contemporains plusieurs anecdotes fort piquantes.)

'Perrault, qui raconte cette anecdote, parle d'un maître de pension, et non d'un ecclésiastique. Le fait ainsi rétabli n'a rien d'invraisemblable. On peut croire au contraire que Molière composa le Maitre d'Ecole, le Docteur amoureux, les trois Docteurs rivaux, et le rôle de Métaphraste, pour son maitre de pension: on sait avec quel soin il approprioit ses rôles au caractère de ses acteurs.

A cette époque, c'est-à-dire en 1643, Molièrc quitta Paris et

Quoique la troupe de Molière n'eût point réussi, cependant, pour peu qu'elle avoit paru, elle lui avoit donné occasion suffisamment de faire valoir dans le monde les dispositions extraordinaires qu'il avoit pour le théâtre, et M. le prince de Conti, qui l'avoit fait venir plusieurs fois jouer dans son hôtel, l'encouragea; et, voulant bien l'honorer de sa protection, il lui ordonna de le venir trouver en Languedoc avec sa troupe, pour y jouer la comédie '. Cette troupe étoit composée de la Béjart, de ses deux frères; de Duparc, dit Gros-René; de sa femme; d'un pâtissier de la rue Saint-Honoré, père de la demoiselle de La Grange, femme-de-chambre de la de Brie 2 ; celle-ci étoit aussi de la troupe avec son mari, et quelques autres 3.

Molière, en formant sa troupe, lia une forte amitié avec la Béjart, qui, avant qu'elle le connût, avoit eu une

parcourut la province avec sa troupe. Il y resta quatre ou cinq ans pour se perfectionner dans son art. Dans ce long intervalle on le retrouve une seule fois à Bordeaux favorablement accueilli par le duc d'Espernon, si fameux sous les règnes de Henri III et de Henri IV. En 1650, il revint à Paris, et c'est seulement alors que le prince de Conti, son ancien condisciple, le fit jouer à son hôtel (aujourd'hui la Monnoie).

'Nouvelle confusion dans les époques. Ce ne fut qu'en 1633 ou 1634, un peu avant la convocation des états du Languedoc, que le prince de Conti ordonna à Molière d'aller le rejoindre à Béziers. Ainsi voilà huit années de la vie de Molière dont tous les détails nous sont inconnus. Molière passa à Lyon toute l'année de 1653.

* Ce pâtissier se nommoit Ragueneau; il fut long-temps aimé des comédiens et chéri des poètes, qui se régaloient à ses dépens. L'un de ces derniers, nommé Beys, lui ayant inspiré l'idée de faire des vers, le pauvre Ragueneau négligea son four, et, de bon pâtissier, il devint d'abord méchant poète, puis méchant comédien. Dassoucy, qui nous a conservé son histoire, dit qu'à force de faire crédit à ses confrères du Parnasse, il se ruina, et qu'un beau matin, sans aucun respect pour les Muses, des huissiers le jetèrent dans une prison. Il en sortit après un an de captivité, et voulut donner au monde les vers qu'il avoit composés; mais, dit plaisamment Dassoucy, « Il ne trouva dans Paris » aucun poète qui le voulût nourrir à son tour, et aucun pâtis> sier qui, sur un de ses sonnets, lui voulût faire crédit seule»ment d'un pâté. Il sortit donc de Paris avec sa femme et ses » enfants, lui cinquième, en comptant un petit âne tout chargé » de ses œuvres, pour aller chercher fortune en Languedoc, où » il fut reçu dans une troupe de comédiens qui avoit besoin d'un » homme pour faire un personnage de Suisse, où, quoique son » rôle fût tout au plus de quatre vers, il s'en acquitta si bien, » qu'en moins d'un an il acquit la réputation du plus méchant » comédien du monde; de sorte que les comédiens, ne sachant » à quoi l'employer, le voulurent faire moucheur de chandelles; » mais il ne voulut point accepter cette condition, comme répu » gnante à l'honneur et à la qualité de poète : depuis, ne pou» vant résister à la force de ses destins, je l'ai vu avec une autre » troupe, mouchant les chandelles fort proprement. Voilà le > destin des fous, quand ils se font poètes, et le destin des poètes, » quand ils deviennent fous. » (Dassoucy, Aventures d'Italie, page 284.)

'Ces acteurs ne faisoient pas partie de la troupe au moment de son départ de Paris; mais Molière s'étant arrêté à Lyon, où il donna l'Étourdi, y obtint un tel succès, qu'il fit tomber deux autres troupes dont les premiers acteurs s'empressèrent de se joindre à lui. De ce nombre étoient La Grange, du Croisy. Duparc, et les demoiselles de Brie et Duparc. C'est pour Duparc que Molière fit le rôle de Gros-René du Dépit amoureux.

petite fille de M. de Modène, gentilhomme d'Avignon, avec qui j'ai su, par des témoignages très-assurés, que la ière avoit contracté un mariage caché. Cette petite fille, accoutumée avec Molière qu'elle voyoit continuellement, l'appela son mari dès qu'elle sut parler ; et à mesure qu'elle croissoit, ce nom déplaisoit moins à Molière; mais cela ne paroissoit à personne tirer à aucune conséquence. La mère ne pensoit à rien moins qu'à ce qui arriva dans la suite; et, occupée seulement de l'amitié qu'elle avoit pour son prétendu gendre, elle ne voyoit rien qui dût lui faire faire des réflexions.

2

Molière partit avec sa troupe, qui eut bien de l'applaudissement en passant à Lyon, en 1653, où il donna au public l'Etourdi, la première de ses pièces, qui eût autant de succès qu'il en pouvoit espérer. La troupe passa en Languedoc, où Molière fut reçu très-favorablement de M. le prince de Conti 3, qui eut la bonté de donner des appointements à ces comédiens 4.

:

'Molière ne se lia avec les Béjart qu'en 1643. La jeune Armande étoit peut-être alors auprès de sa sœur. Elle avoit quatorze ou quinze ans en 1653, au moment de son départ pour Lyon. Mohère l'ayant épousée dans la suite, on osa répandre le bruit qu'il s'étoit uni à la fille de sa maitresse, et même à sa propre fille imputations infâmes auxquelles Molière ne daigna jamais répondre. Cependant on avoit ignoré jusqu'à ce jour qu'Armande Béjart (femme de Molière) étoit la sœur et non la fille de cette Madeleine Béjart que Raymond, seigneur de Modène, épousa secrètement. Cette découverte précieuse est due à M. Beffara qui a publié l'acte de mariage de Molière, acte qu'il ne sera point inutile de rapporter ici :

«Jean-Baptiste Poquelin, fils de sieur Jean Poquelin et de > feue Marie Cressé, d'une part, et Armande Gresinde Béjart, » fille de feu Joseph Béjart et de Marie Hervé, d'autre part, a tous deux de cette paroisse vis-à-vis le Palais-Royal, fiancés » et mariés, tout ensemble, par permission de M. Comtes, » doyen de Notre-Dame, et grand-vicaire de monseigneur le > cardinal de Retz, archevêque de Paris, en présence dudit Jean » Poquelm, père du marié, et de André Boudet, beau-frère du » marié, de ladite Marie Hervé, mère de la mariée, Louis Bé» jart et Madeleine Béjart, frère et sœur de ladite mariée. » Cet acte est signé J. B. Poquelin (c'est Molière), J. Poquelin (c'est son père), Boudet (c'est son beau-frère), Marie Hervé (c'est la mère d'Armande Béjart), Armande Gresinde Béjart, Louis Béjart, et Béjart (Madeleine, sœur d'Armande Béjart.) 'Lisez, la sœur.

Armand de Bourbon, prince de Conti, frère du grand Condé, né le 11 octobre 4629, épousa, en 1634, Martinozzi, nièce de Mazarin, ce qui le fit nommer gouverneur de Guienne. Il aimoit passionnément la comédie, et se plaisoit même à imaginer des sujets propres à la scène; depuis il a écrit contre les spectacles. Il mourut à Pézenas, le 24 février 1666. Son ouvrage est intitulé: Traité de la comédie et des spectacles, selon la tradition de l'Eglise, par le prince de Conti, Paris, 1667, in-8°.

'Ce ne fut qu'en 1654 que Molière se rendit auprès du prince de Conti. Cette date est établie par la première représentation du Dépit amoureux, et par les Mémoires de Dassoucy. Ce dernier ouvrage nous fournit quelques détails pleins d'intérêt sur cette époque de la vie de Molière, sur son voyage, et sur la générosité de son caractère, Dassoucy étoit une espèce de troubadour, bon musicien, poète agréable, qui couroit joyeusement de ville en ville, son luth à la main, et suivi de deux jeunes pages qui ont beaucoup trop occupé la muse de Chapelle. Arrivé à Lyon, il trouva, dit-il, ses poésies dans tous les couvents de religieuses;

Molière s'acquit beaucoup de réputation dans cette province, par les deux premières pièces de sa façon qu'il fit paroître, l'Étourdi et le Dépit amoureux; ce qui engagea d'autant plus M. le prince de Conti à l'honorer de sa bienveillance et de ses bienfaits: ce prince lui confia la conduite des plaisirs et des spectacles qu'il donnoit à la province, pendant qu'il en tint les états; et ayant remarqué en peu de temps toutes les bonnes qualités de Molière, son estime pour lui alla si loin qu'il le voulut faire son secrétaire : mais Molière aimoit l'indépendance, et il étoit si rempli du desir de faire valoir le talent qu'il se connoissoit, qu'il pria M. le prince de Conti de le laisser continuer la comédie; et la place qu'il auroit remplie fut donnée à M. de Simoni. Ses amis le blâmèrent de n'avoir point accepté un emploi si avantageux. « Eh! messieurs, leur » dit-il, ne nous déplaçons jamais, je suis passable auteur, » si j'en crois la voix publique; je puis être un fort mau» vais secrétaire. Je divertis le prince par les spectacles

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mais, « Ce qui me charma le plus, ce fut la rencontre de Mo»lière et de MM. les Béjart. Comme la comédie a des charmes, je ne pus sitôt quitter ces charmants amis : je demeurai trois » mois à Lyon parmi les jeux, la comédie, et les festins, quoique » j'eusse bien mieux fait de ne m'y pas arrêter un jour; car, au » milieu de tant de caresses, je ne laissai pas d'y essuyer de » mauvaises rencontres. (Il perdit son argent au jeu, et un de ses pages l'abandonna.) « Ayant ouï dire qu'il y avoit à Avignon » une excellente voix de dessus, dont je pourrois facilement disposer, je m'embarquai avec Molière sur le Rhône, qui mène » en Avignon, où, étant arrivé avec quarante pistoles de » reste du débris de mon naufrage, comme un joueur ne » sauroit vivre sans cartes, non plus qu'un matelot sans tabac, » la première chose que je fis, ce fut d'aller à l'académie; j'avois déja ouï parler du mérite de ce lieu et de la capacité de D plusieurs galants hommes qui divertissoient galamment les » bienheureux passants qui aiment à jouer à trois dés. J'en fus » encore averti charitablement par un fort honnête marchand de linge, qui, voyant ma bourse assez bien garnie, que j'avois » ouverte pour lui payer quelques rabats, me dit: Monsieur, » tandis que vous avez la main au gousset, vous feriez bien de » faire votre provision de linge, car je vous vois souvent entrer » dans cette porte (me montrant la porte de l'académie) où j'ai » bien vu entrer des étrangers aussi lestes que vous; mais je » vous puis assurer, par la part que je prétends en paradis, que » je n'en ai vu jamais aucun qui, au bout de quinze jours, en » soit sorti mieux větu que notre premier père Adam sortit du » paradis terrestre. Comme cette maison est un petit quartier de » la Judée, et que les Juifs sont amoureux des nippes, ils joue»ront sur tout, et bien que vous ayez le visage d'un febrici» tant (il avoit la fièvre), ne croyez pas que ce peuple mosaï» que, qui ne pardonne pas à la peau, pardonne à la chemise. » Après avoir gagné votre argent, ils vous dépouilleront comme » au coin d'un bois, et vous gagneront votre habit: c'est pour» quoi je vous conseille d'acheter au moins une paire de cale» cons... J'étois trop amoureux de mon foible pour écouter un > conseil si contraire à ma passion dominante, et jour pour » jour je me trouvai, au bout du mois, au même état que mon » marchand de linge m'avoit prédit... Un grand Juif, qui avoit » le nez long et le visage pâle, me gagna mon argent; Moïse me » gagna ma bague, et Simon le lépreux mon manteau. Pierro» tin, qui faisoit gloire de m'imiter, rafla son baudrier contre » Abraham. Je laissai donc tout à ce peuple circoncis, jusqu'à » ma fièvre quarte que je perdis avec mon argent. Mais, comme » un homme n'est jamais pauvre tant qu'il a des amis, ayant » Molière pour estimateur, et toute la maison des Béjart pour

» que je lui donne; je le rebuterai par un travail sérieux » et mal conduit. Et pensez-vous d'ailleurs, ajouta-t-il, » qu'un misanthrope comme moi, capricieux si vous vou» lez, soit propre auprès d'un grand? Je n'ai pas les senti» ments assez flexibles pour la domesticité : mais plus que > tout cela, que deviendront ces pauvres gens que j'ai amenés » si loin? qui les conduira? ils ont compté sur moi ; et je » me reprocherois de les abandonner. » Cependant j'ai su que la Béjart (Madeleine) lui auroit fait le plus de peine à quitter; et cette femme, qui avoit tout pouvoir sur son esprit, l'empêcha de suivre M. le prince de Conti. De son côté, Molière étoit ravi de se voir le chef d'une troupe; il se faisoit un plaisir sensible de conduire sa petite république il aimoit à parler en public; il n'en perdoit jamais l'occasion ; jusque-là que s'il mouroit quelque domestique de son théâtre, ce lui étoit un sujet de haranguer pour le

» amie, en dépit du diable, de la fortune, et de tout ce peuple > hébraïque, je me vis plus riche et plus content que jamais ; ⚫ car ces généreuses personnes ne se contentèrent pas de m'as» sister comme ami, elles me voulurent traiter comme parent. » Étant commandés pour aller aux états, ils me menèrent avec > eux à Pézenas; où je ne saurois dire combien de graces je re>cus ensuite de toute la maison. On dit que le meilleur frère est »las, au bout d'un mois, de donner à manger à son frère; mais > ceux-ci plus généreux que tous les frères qu'on puisse avoir, > ne se lassèrent point de me voir à leur table tout un hiver, et ‣ je peux dire;

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En effet, quoique je fusse chez eux, je pouvois bien dire que j'étois chez moi. Je ne vis jamais tant de bonté, tant de bien » franchise ni tant d'honnêteté, que parmi ces gens-là, ⚫ dignes de représenter réellement dans le monde les personna»ges des princes qu'ils représentent tous les jours sur le théâtre, » Après donc avoir passé six bons mois dans cette cocagne, et » avoir reçu de M. le prince de Conti, de Guilleragues, et de > plusieurs personnes de cette cour, des présents considérables, › je commençai à regarder du côté des monts; mais, comme il » me fachoit fort de retourner en Piémont, sans y amener encore un page de musique, et que je me trouvois tout porté > dans la province de France qui produit les plus belles voix, » aussi bien que les plus beaux fruits, je résolus de faire encore » une tentative; et, pour cet effet, comme la comédie avoit assez d'appas pour s'accommoder à mon desir, je suivis encore Molière à Narbonne. » (Aventures de Dassoucy, t. 1. p. 309.) On regrette que Dassoucy ne soit pas entré dans de plus longs détails sur Molière et sur sa troupe; cependant ce passage est d'autant plus précieux, qu'il renferme les seuls documents authentiques qui nous soient parvenus sur cette époque de la vie de Molière.

premier jour de comédie. Tout cela lui auroit manqué chez M. le prince de Conti '.

Après quatre ou cinq années de succès dans la province, la troupe résolut de venir à Paris. Molière sentit qu'il avoit assez de force pour y soutenir un théâtre comique, et qu'il avoit assez façonné ses comédiens pour espérer d'y avoir un plus heureux succès que la première fois. Il s'assuroit aussi sur la protection de M. le prince de Conti.

Molière quitta donc le Languedoc 2 avec sa troupe; mais il s'arrêta à Grenoble, où il joua pendant tout le carnaval; après quoi ces comédiens vinrent à Rouen, afin qu'étant plus à portée de Paris, leur mérite s'y répandit plus aisément. Pendant ce séjour, qui dura tout l'été, Molière fit plusieurs voyages à Paris, pour se préparer une entrée chez Monsieur, qui, lui ayant accordé sa protection, eut la bonté de le présenter au roi et à la reine-mère.

Ces comédiens eurent l'honneur de représenter la pièce de Nicomède devant leurs majestés, au mois d'octobre 1658 3. Leur début fut heureux; et les actrices surtout furent trouvées bonnes. Mais comme Molière sentoit bien que sa troupe ne l'emporteroit pas pour le sérieux sur celle de l'hôtel de Bourgogne, après la pièce, il s'avança sur le théâtre, et après avoir remercié sa majesté en des termes très-modestes de la bonté qu'elle avoit eue d'excuser ses défauts et ceux de sa troupe, qui n'avoit paru qu'en tremblant devant une assemblée si auguste, il ajouta « que

'Grimarest oublie ici un fait qui a pu influer sur la détermination de Molière. Cette place lui fut offerte peu de temps après la mort du poète Sarrasin, que le prince lui proposoit de remplacer; et on lit dans les Mémoires de Segrais, «Que Sarrasin » mourut à l'âge de quarante-trois ans, d'une fièvre chaude » causée par un mauvais traitement que lui fit M. le prince de » Conti. Ce prince lui donna un coup de pincette à la tempe : le » sujet de son mécontentement étoit que l'abbé de Cosnac, de» puis archevêque d'Aix, et Sarrasin, l'avoient fait condescen» dre à épouser la nièce du cardinal Mazarin, et abandonner » quarante mille écus de bénéfice pour n'avoir que vingt-cinq » mille écus de rente; de sorte que l'argent lui manquoit sou»vent; et alors il étoit dans des chagrins contre ceux qui lui » avoient fait faire cette bassesse, comme il l'appeloit, à cause » de la haine universelle qu'on avoit dans ce temps-là contre le » cardinal de Mazarin. » (Mémoires de Segrais, page 51.) Le prince de Conti avoit été généralissime des troupes de la Fronde. Le cardinal de Retz dit de ce prince que « c'étoit un » zéro qui ne multiplioit que parce qu'il étoit prince du sang. >> La méchanceté, ajoute-t-il, faisoit en lui ce que la foiblesse » faisoit en M. le duc d'Orléans. Ce fut le cardinal de Retz qui > plaça le poète Sarrasin auprès de ce prince.» (Mémoires du cardinal de Retz, liv. 11, p. 207, et liv. 1, p. 60.)

A son retour des états du Languedoc, au mois de décembre 1657, il trouva à Avignon Pierre Mignard qui revenoit d'Italie, où il avoit passé vingt-deux ans. A cette époque, Mignard faisoit le portrait de la marquise de Gange, célèbre par sa beauté et sa fin tragique. C'est donc à Avignon que commença entre Mignard et Molière une amitié qui dura toute leur vie. Mignard a laissé à la postérité le portrait de Molière; et Molière, dans son poème du Val-de-Grace, a rendu au talent de Mignard un hommage qui mérita les éloges de Boileau. (Fie de Mignard, in-12, 1630, page 55.)

'Ce début eut lieu le 24 octobre, sur un théâtre que le roi avoit fait dresser dans la salle des gardes du vieux Louvre. (Vie de Molière, par La Grange.)

» l'envie qu'ils avoient d'avoir l'honneur de divertir le » plus grand roi du monde leur avoit fait oublier que sa dont » majesté avoit à son service d'excellents originaux, >> ils n'étoient que de très-foibles copies; mais que puis» qu'elle avoit bien voulu souffrir leur manière de campa» gne, il la supplioit très-humblement d'avoir agréable » qu'il lui donnât un de ces petits divertissements qui lui >> avoient acquis quelque réputation, et dont il régaloit les >> provinces 1; » en quoi il comptoit bien réussir, parcequ'il avoit accoutumé sa troupe à jouer sur-le-champ de petites comédies à la manière des Italiens. Il en avoit deux entre autres que tout le monde en Languedoc, jusqu'aux personnes les plus sérieuses, ne se lassoient point de voir représenter: c'étoient les trois Docteurs rivaux, et le Maitre d'école, qui étoient entièrement dans le goût italien.

Le roi parut satisfait du compliment de Molière, qui l'avoit travaillé avec soin; et sa majesté voulut bien qu'il lui donnât la première de ces deux petites pièces, qui eut un succès favorable'. Le jeu de ces comédiens fut d'autant plus goûté, que depuis quelque temps on ne jouoit plus que des pièces sérieuses à l'hôtel de Bourgogne; le plaisir des petites comédies étoit perdu3.

'Nous rétablissons ici le discours de Molière tel qu'il se trouve dans la Préface de La Grange, édition de 4682.

Ce ne fut point les trois Docteurs rivaux, mais le Docteur amoureux, que Molière représenta devant Louis XIV. « Comme » il y avoit long-temps qu'on ne jouoit plus de petites comédies, » disent les éditeurs de 1682, l'invention en parut nouvelle, et » celle qui fut représentée ce jour-là divertit autant qu'elle surprit tout le monde. Molière faisoit le docteur, et la manière >> dont il s'acquitta de ce personnage le mit dans une si grande » estime, que samajesté donna des ordres pour établir sa troupe » à Paris. » (Preface de La Grange dans l'édition de 1682.) On sait que Boileau regrettoit fort qu'on eût perdu la petite comédie du Docteur amoureux, parce que, disoit-il, il y a toujours quelque chose de saillant et d'instructif dans les moindres ouvrages de Molière. (Voyez le Boléana.) Outre ces deux farces, Molière avoit encore composé en province le Maître d'école, le Médecin volant et la Jalousie de Barbouillé. Ces deux derniers canevas servirent depuis à Molière lorsqu'il composa le Mariage forcé, le Médecin malgré lui, et George Dandin. Ils ont été retrouvés.

Il existe deux registres de la troupe de Molière, qui commencent le 6 avril 1665, et se terminent le 4 janvier 1663. On y trouve le titre de différentes petites pièces dont il est possible que Molière soit l'auteur :

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Le divertissement que cette troupe venoit de donner à sa majesté, lui ayant plu, elle voulut qu'elle s'établit à Paris ; et pour faciliter cet établissement, le roi eut la bonté de donner le Petit-Bourbon à ces comédiens pour jouer alternativement avec les Italiens. On sait qu'ils passèrent, en 1660, au Palais-Royal, et qu'ils prirent le titre de Comediens de Monsieur.

Molière, qui, en homme de bon sens, se défioit toujours de ses forces, eut peur alors que ses ouvrages n'eussent pas du public de Paris autant d'applaudissements que dans les provinces. Il appréhendoit de trouver, dans ce parterre, des esprits qui ne fussent pas plus contents de lui qu'il ne l'étoit lui-même : et si sa troupe, dans les commencements, ne l'avoit excité à profiter des heureuses dispositions qu'elle lui connoissoit pour le théâtre comique, peutètre ne se seroit-il pas hasardé de livrer ses ouvrages au public. « Je ne comprends pas, disoit-il à ses camarades >> en Languedoc, comment des personnes d'esprit pren» nent du plaisir à ce que je leur donne; mais je sais bien qu'en leur place je n'y trouverois aucun goût. »

<< Eh! ne craignez rien, lui répondit un de ses amis; >> l'homme qui veut rire se divertit de tout, le courtisan » comme le peuple. » Les comédiens le rassurèrent à Paris, comme dans la province, et ils commencèrent à représenter, dans cette grande ville, le 3 de novembre 1658. L'Etourdi, la première de ses pièces, qu'il fit paroître dans ce même mois, et le Dépit amoureux, qu'il donna au mois de décembre suivant, furent reçues avec applaudissement; et Molière enleva tout-à-fait l'estime du public en 1659, par les Précieuses ridicules, ouvrage qui fit alors espérer de cet auteur les bonnes choses qu'il nous a données depuis. Cette pièce fut représentée au simple la première fois; mais le jour suivant on fut obligé de la mettre au double, à cause de la foule incroyable qui y avoit été le premier jour 2.

Les Précieuses furent jouées pendant quatre mois de suite. M. Ménage, qui étoit à la première représentation de cette pièce, en jugea favorablement. « Elle fut jouée, >> dit-il, avec un applaudissement général; et j'en fus si sa>> tisfait en mon particulier, que je vis dès lors l'effet qu'elle » alloit produire. Monsieur, dis-je à M. Chapelain en sor>> tant de la comédie, nous approuvions, vous et moi, » toutes les sottises qui viennent d'être critiquées si fine>>ment, et avec tant de bon sens; mais, croyez-moi, il »> nous faudra brûler ce que nous avons adoré, et adorer >> ce que nous avons brûlé. Cela arriva comme je l'avois prédit, et dès cette première représentation, l'on revint » du galimatias et du style forcé. »

Un jour que l'on représentoit cette pièce, un vieillard s'écria du milieu du parterre: Courage, courage, Molière ! voilà la bonne comédie; ce qui fait bien connoitre que le

'Le théâtre du Petit-Bourbon avoit été construit dans l'emplacement qu'occupe aujourd'hui la colonnade du Louvre. (DESPRES.)

L'auteur veut dire sans doute que le prix des places fut doublé il se trompe, elles furent tiercées, ce qui n'empêcha pas la pièce d'être jouée quatre mois de suite. Il paroît que Molière joua le rôle de Mascarille avec un masque pendant les premières représentations. C'est ce que nous apprend le comédien Villiers dans la Vengeance des marquis. (B.)

théâtre comique étoit alors bien négligé, et que l'on étoit fatigué de mauvais ouvrages avant Molière, comme nous l'avons été après l'avoir perdu.

Cette comédie eut cependant des critiques; on disoit que c'étoit une charge un peu forte : mais Molière connoissoit déja le point de vue du théâtre, qui demande de gros traits pour affecter le public, et ce principe lui a toujours réussi dans tous les caractères qu'il a voulu peindre.

» porain qui ne réussissoit point, où est le mérite de l'a>> voir fait : ce sont les Adelphes de Térence; il est aisé de >> travailler en y mettant si peu du sien, et c'est se donner » de la réputation à peu de frais. » On n'écoutoit point les personnes qui parloient de la sorte; et Molière eut lieu d'ètre satisfait du public, qui applaudit fort à sa pièce : c'est aussi une de celles que l'on verroit encore représenter aujourd'hui avec le plus de plaisir, si elle étoit jouée avec autant de feu et de délicatesse qu'elle l'étoit du temps de l'auteur.

Les Fácheux, qui parurent à la cour au mois d'août 1664, et à Paris le 4 du mois de novembre suivant, achevèrent de donner à Molière la supériorité sur tous ceux de son temps qui travailloient pour le théâtre comique. La diversité de caractères dont cette pièce est remplie, et la nature que l'on y voyoit peinte avec des traits si vifs, enlevoient tous les applaudissements du public. On avoua que Molière avoit trouvé la belle comédie; il la rendoit divertissante et utile. Cependant l'homme de cour, comme l'homme de ville, qui croyoit voir le ridicule de son caractère sur le théâtre de Molière, attaquoit l'auteur de tous côtés. Il outre tout, disoit-on ; il est inégal dans ses pein

l'on faisoit sur ses pièces n'en empêchoient pourtant point le succès; et le public étoit toujours de son côté.

Le 28 mars 4660, Molière donna pour la première fois le Cocu imaginaire, qui eut beaucoup de succès. Cependant les petits auteurs comiques de ce temps-là, alarmés de la réputation que Molière commençoit à se former, faisoient leur possible pour décrier sa pièce. Quelques personnes savantes et délicates répandoient aussi leur critique : le titre de cet ouvrage, disoient-ils, n'est pas noble; et puisqu'il a pris presque toute cette pièce chez les étrangers, il pouvoit choisir un sujet qui lui fit plus d'honneur. Le commun des gens ne lui tenoit pas compte de cette pièce, comme des Précieuses ridicules; les caractères de celle-là ne les touchoient pas aussi vivement que ceux de l'autre. Cependant, malgré l'envie des troupes, des auteurs, et des personnes inquiètes, le Cocu imaginaire passa avec applaudissement dans le public. Un bon bour-tures; il dénoue mal. Toutes les dissertations malignes que geois de Paris, vivant bien noblement, mais dans les chagrins que l'humeur et la beauté de sa femme lui avoient assez publiquement causés, s'imagina que Molière l'avoit pris pour l'original de son Cocu imaginaire. Ce bourgeois crut devoir s'en offenser ; il en marqua son ressentiment à un de ses amis. « Comment! lui dit-il, un petit comédien » aura l'audace de mettre impunément sur le théâtre un » homme de ma sorte (car le bourgeois s'imagine être » beaucoup plus au-dessus du comédien que le courtisan »> ne croit être élevé au-dessus de lui )! Je m'en plaindrai, » ajouta-t-il : en bonne police, on doit réprimer l'insolence >> de ces gens-là; ce sont les pestes d'une ville; ils obser» vent tout pour le tourner en ridicule. » L'ami, qui étoit homme de bon sens, et bien informé, lui dit : « Monsieur, » si Molière a eu intention sur vous en faisant le Cocu ima» ginaire, de quoi vous plaignez-vous? il vous a pris du »> beau côté ; et vous seriez bien heureux d'en être quitte » pour l'imagination. » Le bourgeois, quoique peu satisfait de la réponse de son ami, ne laissa pas d'y faire quelque réflexion, et ne retourna plus au Cocu imaginaire.

Molière ne fut pas heureux dans la seconde pièce qu'il fit paroître à Paris le 4 février 1664: Don Garcie de Navarre, ou le Prince jaloux, n'eut point de succès. Molière sentit, comme le public, le foible de sa pièce : aussi ne la fit-il pas imprimer; et on ne l'a ajoutée à ses ouvrages qu'après sa mort.

Ce peu de réussite releva ses ennemis; ils espéroient qu'il tomberoit de lui-même, et que, comme presque tous les auteurs comiques, il seroit bientôt épuisé: mais il n'en connut que mieux le goût du temps; il s'y accommoda entièrement dans l'École des Maris, qu'il donna le 24 juin 1661. Cette pièce, qui est une de ses meilleures, confirma le public dans la bonne opinion qu'il avoit conçue de cet excellent auteur. On ne douta plus que Molière ne fût entièrement maitre du théâtre dans le genre qu'il avoit choisi; ses envieux ne purent pourtant s'empêcher de parler malde son ouvrage. « Je ne vois pas, disoit un auteur contem

On lit dans la préface qui est à la tète des pièces de Molière, qu'elles n'avoient pas d'égales beautés, parce, dit-on, qu'il étoit obligé d'assujettir son génie à des sujets qu'on lui precrivoit, et de travailler avec une très-grande précipitation. Mais je sais, par de très-bons mémoires, qu'on ne lui a jamais donné de sujets; il en avoit un magasin d'ébauchés par la quantité de petites farces qu'il avoit hasardées dans les provinces; et la cour et la ville lui présentoient tous les jours des originaux de tant de façons, qu'il ne pouvoit s'empêcher de travailler de lui-même sur ceux qui frappoient le plus : et quoiqu'il dise dans sa préface des Facheux, qu'il ait fait cette pièce en quinze jours, j'ai de la peine à le croire; c'étoit l'homme du monde qui travailloit avec le plus de difficulté: et il s'est trouvé que des divertissements qu'on lui demandoit étoient faits plus d'un an auparavant.

On voit dans les remarques de M, Ménage, que « dans >> la comédie des Facheux, qui est, dit-il, une des plus >> belles de celles de M. de Molière, le fâcheux chasseur qu'il >> introduit sur la scène est M. de Soyecourt; que ce fut le >> roi qui lui donna ce sujet en sortant de la première re» présentation de cette pièce, qui se donna chez M. Fou» quet. Sa majesté voyant passer M. de Soyecourt, dit à >> Molière: Voilà un grand original que vous n'avez point >>> encore copié. » Je n'ai pu savoir absolument si ce fait est véritable; mais j'ai été mieux informé que M. Ménage de la manière dont cette belle scène du chasseur fut faite : Molière n'y a aucune part que pour la versification; car, ne connoissant point la chasse, il s'excusa d'y travailler; de sorte qu'une personne, que j'ai des raisons de ne pas nommer, la lui dicta tout entière dans un jardin; et M. de Molière l'ayant versifiée, en fit la plus belle scène de ses Facheux, et le roi prit beaucoup de plaisir à la voir représenter '.

Comment ose-t-on écrire que Molière n'a eu aucune part à cette scène, parce qu'il ignoroit les termes de la chasse? N'est-il

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