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vrai que dans des circonstances différentes, la même cause, agissant sur des termes différents, doit produire des effets contraires.

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Mais, dit-on, accordons pour un instant qu'un même sens, dans une même personne, soit toujours ce qu'il doit être et s'accorde parfaitement avec lui-même; que direz-vous quand deux de nos sens viennent à se contredire? Par exemple, en présence d'une peinture bien faite, si je consulte ma main, elle me dira que j'ai devant moi une toile colorée, c'est-à-dire une surface sans profondeur. Si, au contraire, je consulte ma vue, elle me persuadera qu'il y a devant moi deux, trois, quatre groupes de personnages ou d'objets divers, placés sur des plans différents, et formant un espace auquel l'art du peintre peut donner plusieurs lieues de profondeur. Qui à raison? qui a tort? J'ai affaire à deux témoins qui se contredisent, et il n'y a pas de tiers arbitre capable de les réconcilier. La réponse à cette objection est dans une analyse exacte des données des sens et dans la distinction très-simple de ce que les sens nous fournissent directement et par leur énergie propre, et de ce que la raison, comparant les données de chacun, ajoute de son chef à leurs premières informations. Nous avons constaté que l'objet propre de la vue c'est la couleur ou, plus exactement, la surface colorée. Interrogez vos yeux sur la surface colorée d'un objet, vous les trouverez infaillibles. Je m'explique. Sans aucun doute, si vous changez de position à l'égard d'un objet, vous verrez changer la surface colorée qui le représente; mais rien de plus simple et de plus raisonnable que ce changement, qui n'a rien d'arbitraire et s'accomplit suivant des lois immuables et précises. Maintenant, si vous voulez, à l'aide de la seule vue, prononcer sur la grosseur, la consistance, la situation relative des objets qui sont devant vous, il pourra vous arriver de tomber dans l'erreur. Cela s'explique à merveille. En pareil cas, en effet, vous bornez-vous à constater une sensation? Non; vous faites une conjecture. Sur quoi est-elle fondée ? sur des analogies plus ou moins exactes, sur des associations d'idées qui peuvent être accidentelles; mais, fussiez-vous appuyé sur les inductions les plus sûres, vous ne faites jamais qu'induire. Or, induire, c'est raisonner, ce n'est pas sentir et voir. Rien de plus facile que de remonter à la source de ces erreurs, et rien aussi de plus facile que de les redresser. Nous sommes accoutumés à juger de la distance qui nous sépare des objets environnants à l'aide de la surface colorée qu'ils nous présentent. L'expérience, en effet, nous a appris qu'à mesure qu'un corps s'éloigne de nos yeux, sa surface colorée diminue, comme elle augmente quand il s'en rapproche. Nous avons appris à la même école que la teinte des objets augmente ou diminue en éclat suivant l'éloignement. Que résulte-t-il de là? c'est que si un habile homme, figurant deux objets sur un tableau, sait donner à celui-ci la forme visible d'un objet prochain et à celui-là l'aspect coloré d'un objet éloigné, le spectateur qui n'y prendra pas garde et qui se confiera exclusivement à ses yeux risquera d'être dupe d'une illusion adroitement concertée, et qui tourne, en définitive, au profit de ses plaisirs. Où en serions-nous s'il fallait appliquer à chacune des propriétés des corps qui nous intéressent le seul sens qui soit fait pour elle? Notre vie s'épuiserait dans une crainte perpétuelle et dans un perpétuel tâtonnement. La vue, l'ouïe, ces

sens si riches, si merveilleusement instructifs quand ils sont aidés du toucher et fécondés par la raison, nous deviendraient presque inutiles; et pour quelques illusions de moins qui n'ont aucune importance, pour quelques erreurs presque toujours faciles à redresser, nous perdrions une masse de connaissances qui sont pour nous d'une nécessité de chaque heure et d'un inestimable prix.

Voilà notre réponse à la vieille thèse du scepticisme sur les erreurs, illusions et contradictions des sens. Après avoir prouvé l'accord de nos perceptions sensibles, il reste à en déterminer le contenu, à en mesurer la juste portée. Ici nous nous plaçons à égale distance d'un idéalisme chimérique, démenti tout à la fois par l'analyse psychologique et par le sens commun, qui prétend interdire à l'esprit humain le droit de sortir de lui-même et d'affirmer l'existence de l'univers, et d'un dogmatisme ambitieux qui s'arroge l'exorbitant privilége de pénétrer jusqu'aux propriétés absolues et à l'essence même de la matière (Voyez l'article MATIÈRE). Sur cette question difficile, il faut encore interroger les faits. Est-il vrai que toutes les qualités, propriétés, dispositions, phénomènes, que nous pouvons saisir dans les corps, nous soient donnés à travers les sensations? est-il vrai que la sensibilité humaine soit par essence variable et relative? Tout le problème est dans ces deux points. Le second n'a jamais été contesté, que nous sachions; mais de grands philosophes ont nié ou méconnu le second. Descartes et ses disciples séparaient les qualités de la matière en deux classes, celles que nous atteignons par l'intermédiaire des sensations, et ils accordaient que ce genre de qualités, chaleur, lumière, saveur, n'a rien d'absolu; et puis, ces qualités que nous concevons, suivant eux, par la raison, comme l'étendue, la figure, la divisibilité et le mouvement. Les cartésiens tiennent en grand honneur les qualités de cette espèce. Elles ont à leurs yeux ce caractère d'évidence, cette clarté et cette distinction qui sont le signe infaillible du vrai. Elles sont susceptibles d'une mesure précise; elles sont finies, invariables, absolues. Ils en concluent qu'elles sont l'essence de la matière. Sur ce fondement, Descartes bâtit un système de physique, ingénieux, grandiose, où toutes les lois du mouvement, où tous les grands phénomènes de l'univers sont déduits de la nature de l'étendue avec une vigueur et une témérité admirables. Par malheur, toute cette belle construction repose sur une hypothèse, l'hypothèse d'une matière réduite à la pure extension en longueur, largeur et profondeur, c'est-à-dire d'une matière mathématique, d'une matière abstraite, qui peut bien être celle des géomètres, mais qui n'est pas cette matière réelle, sensible, animée, qui se déploie devant nous. Or, d'où vient l'erreur de Descartes, adoptée par Malebranche, par Spinoza, et par toute cette école de philosophes géomètres ? Elle vient de ce qu'ils n'ont pas remarqué ce fait très-simple, que toutes les qualités de la matière, même l'étendue et la figure, nous sont données, non pas d'une manière abstraite et par un acte de raison, mais à travers des sensations diverses, variables, relatives, individuelles. Ainsi, l'étendue est toujours perçue, par la vue, comme liée à la sensation de couleur, et par le tact comme liée à des sensations de résistance, de solidité, e chaleur. Olez ces sensations, il peut rester dans l'esprit l'idée abstraite de l'étendue ou la puissance de la concevoir géométrique

ment; mais cette étendue n'est pas l'étendue réelle, l'étendue concrète, déterminée, actuelle, qui n'est saisie par nous qu'en relation étroite avec une solidité déterminée, avec un degré précis de résistance. Voilà les faits; ils suffisent pour renverser le système de Descartes et tout système qui aura la prétention de saisir directement quelque chose d'absolu dans un monde essentiellement variable et relatif.

On nous dira que cette doctrine conduit à l'idéalisme, et qu'il nous sied bien mal de réfuter Descartes et Malebranche avec un système qui conduit jusqu'à Berkeley. Nous répudions complétement cette conséquence, et pour fixer le vrai caractère de la conclusion où nous voulons aboutir, nous ferons une dernière fois appel à l'autorité de l'expérience psychologique. Ce qui a conduit Berkeley et beaucoup d'autres esprits à l'idéalisme, c'est de se figurer que les données des sens se réduisent à une série de modifications de l'âme, modifications toutes spirituelles, toutes subjectives: erreur grave, qui vient elle-même de cette erreur capitale de la philosophie cartésienne, qui consiste à se représenter le moi comme un pur esprit, vivant d'une vie tout interne, enfermé en soi dans une solitude profonde, sans lien naturel avec le corps et avec la nature. Descartes a transmis cette erreur à Leibnitz, qui soutenait que les monades n'ont point de fenêtres ; et de Leibnitz, elle est passée dans la nouvelle philosophie allemande. On a posé un moi abstrait, un sujet pur, un être isolé, et puis on s'est consumé en raisonnements subtiles pour retrouver le monde réel qu'on avait supprimé, et pour y replacer le moi au milieu de tous les êtres de la nature efforts superflus, jeux de l'abstraction!

La vérité est que l'âme ne s'aperçoit jamais elle-même dans cet état fantastique d'isolement absolu : elle ne vit pas une minute sans recevoir une foule de sensations. Or, chaque sensation l'assure de l'existence de son corps et des corps extérieurs. Analysez, en effet, les données de chacun de nos sens, vous reconnaîtrez que non-seulement le tact et la vue, mais même l'odorat, le goût et l'ouïe ne nous font pas éprouver une seule impression qui ne soit localisée spontanément dans un de nos organes, qui ne soit accompagnée de la notion de l'étendue. Or, si nos organes sont nôtres, ils ne sont pas nous. Si nous percevons notre corps et les corps environnants comme étendus, figurés et divisibles, nous avons conscience de notre unité, de notre indivisibilité; nous nous distinguons donc à chaque instant de ce monde extérieur qu'à chaque instant nous sentons et percevons. Le dehors nous est donc donné avec le dedans, notre corps avec notre esprit, le non-moi avec le moi, l'existence de l'univers avec notre propre existence. Il est donc parfaitement inutile de chercher des démonstrations pour établir la réalité des corps, de se perdre dans les spéculations métaphysiques et les subtilités du raisonnement. Au lieu de ces sentiers détournés, la nature nous conduit par une voie droite et simple, l'intuition directe, immédiate, permanente de ce monde de phénomènes, de cette scène mobile, agitée, que nous appelons l'univers visible, dont la réalité et la vie sont aussi claires, aussi incontestables, pour l'analyse la plus sévère comme pour le sens commun le plus grossier, que notre propre vie et notre propre réalité. Concluons, contre un dogmatisme indiscret et à la fois contre le scepticisme et l'idéalisme, que les données de nos sens com

posent un ensemble d'informations aussi riche qu'harmonieux, fournissant une base solide aux sciences physiques et naturelles, nous dévoilant un univers immense, toujours changeant, toujours mobile, mais un univers dont nous pouvons atteindre par la raison les lois immuables, un univers que nous pouvons enchaîner par l'industrie à nos besoins et à nos plaisirs, bien que Dieu se soit réservé l'impénétrable secret de son essence. EM. S.

SENS COMMUN (sensus communis, xetvǹ aïobno). Cette expression, employée pour la première fois par Aristote, a dans ses œuvres une signification bien différente de celle que l'usage lui donne aujourd'hui. Le sens commun, pour le père de la philosophie péripatéticienne (De anima, lib. III, c. 2), c'est la faculté où se réunissent et qui enveloppe en quelque sorte toutes nos sensations; c'est un sens général dans lequel se trouvent compris tous nos sens particuliers; qui, tandis que ceux-ci nous font connaître les qualités particulières des corps, est seul capable de nous donner une idée de leurs propriétés générales, telles que la figure, l'étendue, le nombre; en un mot, c'est la conscience appliquée aux sens, ou la faculté de sentir et de percevoir tout à la fois, considérée dans son unité et sa généralité. Le sens commun, dans l'opinion d'Aristote, est si bien un sens, qu'il a son organe, comme la vue, l'ouïe, l'odorat, le tact; et cet organe central, désigné sous le nom de sensorium commune, c'est le cœur. Mais la langue commune ne s'est pas renfermée dans les limites de cette définition. De même qu'elle a étendu le mot sens à chacune des facultés, et jusqu'aux simples jugements de notre esprit, en reconnaissant un sens du beau, un sens du vrai, un sens moral, des hommes et des discours pleins de sens, et d'autres qui en sont dépourvus; de même elle a appelé du nom de sens commun ce qui fait l'unité de ces facultés et de ces jugements, ce qu'ils ont de constant, d'invariable, d'universel, c'est-à-dire les notions communes à tous les hommes, les principes évidents par eux-mêmes, les jugements primitifs et spontanés qui contiennent les motifs de tous les autres. Cette acception de la langue commune a toujours été maintenue et respectée par les philosophes. « Qu'est-ce que le sens commun? dit Fénelon (de l'Existence de Dieu, XXIe partie, c. 2). N'est-ce pas les mêmes notions que tous les hommes ont précisément des mêmes choses? Le sens commun, qui est toujours et partout le même, qui prévient tout examen, qui rend l'examen même de certaines questions ridicule, qui fait que, malgré lui, on rit au lieu d'examiner, qui réduit l'homme à ne pouvoir douter, quelque effort qu'il fit pour se mettre dans un vrai doute; ce sens commun qui est celui de tout homme; ce sens qui n'attend que d'être consulté, qui se montre au premier coup d'œil, et qui découvre aussitôt l'évidence ou l'absurdité de la question, n'est-ce pas ce que j'appelle mes idées? Les voilà donc ces idées ou notions générales que je ne puis ni contredire ni examiner; suivant lesquelles, au contraire, j'examine et je décide de tout; en sorte que je ris au lieu de répondre, toutes les fois qu'on me propose ce qui est clairement opposé à ce que mes idées immuables me représentent. » La définition de Fénelon est celle de tous les philosophes, sans aucune distinction d'école, qui ont parlé du

sens commun. Les sceptiques même, et Hume à leur tête, l'invoquent à l'appui de leur triste système. Berkeley convient qu'il n'est que son fidèle interprète, lorsqu'il nie l'existence du monde matériel.

Ce qu'on appelle le bon sens, au moins dans notre langue, n'est pas tout à fait la même chose que le sens commun. Le sens commun, c'est le fait, ce sont les jugements tout formés, les notions inséparables de notre esprit que nous appelons des principes évidents par eux-mêmes, des jugements naturels et spontanés. Le bon sens (recta ratio), c'est la faculté, la faculté de juger et de raisonner conformément à ces données primitives sans les perdre de vue un instant. On a plus ou moins de bon sens, comme on a plus ou moins de force, de sensibilité, de mémoire, d'imagination; mais le sens commun n'admet pas de degrés : on l'a ou on ne l'a pas. Si on ne l'a pas, on n'a rien de commun avec les autres hommes; on mérite le nom d'insensé. Le bon sens est à l'esprit ce que la santé est au corps, c'est-à-dire l'équilibre des idées et des facultés. Voilà pourquoi l'on rencontre souvent beaucoup d'imagination avec très-peu de bon sens, et qu'on peut être un esprit brillant, fin, délicat, sans être un esprit solide. Le sens commun, encore une fois, c'est l'esprit même dans ses éléments invariables et nécessaires. On peut donc reprocher à Descartes d'être tombé dans une erreur de fait ou dans une confusion de mots, lorsque, au début du Discours de la Méthode, après avoir défini le bon sens « la puissance de bien juger et distinguer le vrai d'avec le faux,» il prétend que cette puissance est naturellement égale chez tous les hommes. Non, malheureusement! ce n'est pas le bon sens qui est égal chez tous les hommes, mais le sens commun; car il n'y a rien à ajouter ni à retrancher aux principes qu'il renferme.

Après ce que nous venons de dire, on pourrait être tenté de supposer que le sens commun ne diffère pas de la raison; mais ce serait une erreur. Le sens commun est dans la raison; il n'est pas toute la raison. Ils contiennent tous deux les mêmes notions, les mêmes jugements, les mêmes principes; mais ces principes, dont le nombre, encore une fois, ne peut ni augmenter ni diminuer, la raison les embrasse dans toute leur étendue, dans toutes leurs conséquences, dans toutes leurs relations; tandis que le sens commun en à à peine conscience. En effet, la raison est perfectible; elle se développe et s'éclaire par la réflexion, non-seulement dans l'individu, mais dans l'humanité; chacune des conquêtes de la science tourne à l'accroissement de ses forces et lui donne une vue plus complète de sa nature et de ses lois. Le sens commun, au contraire, exactement le même chez tous les hommes et à toutes les époques, n'avance ni ne recule; il est, si l'on peut ainsi parler, la raison à l'état brut, la raison sans la réflexion et sans la science. Quant au bon sens, ce n'est que la raison appliquée aux besoins de la vie ordinaire, et principalement aux questions pratiques; ce n'est pas la raison dans tout son développement; comme la santé, à laquelle nous l'avons comparé, il représente plutôt une qualité individuelle, c'est-à-dire l'absence des défauts qui empêchent de voir juste dans ces matières, qu'une faculté universelle du genre humain.

Connaissant l'objet et la portée du sens commun, il ne nous est pas

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