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soin de la faire invérifiable. Je ne puis pas plus démontrer qu'elle est fausse que vous qu'elle est vraie. Mais avouez, en bonne logique, que c'est à ceux qui lancent des ballons métaphysiques de les rendre visibles'.

Malheureusement cet argument irrécusable est impuissant contre des croyances et des habitudes héritées d'un long passé. Les hypothèses invérifiables ne peuvent disparaître qu'à la longue par leur frottement avec la méthode a posteriori.

Évidemment l'esprit humain n'a jamais imaginé de propos délibéré des hypothèses invérifiables; mais il a mis plus ou moins longtemps à s'apercevoir qu'elles l'étaient; et, quand il s'en est enfin aperçu, il s'est généralement obstiné à les conserver, précisément à cause de cette invérifiabilité qui rendait impossible la démonstration directe du contraire.

1. C'est le même raisonnement que faisait Renan à l'égard des faits surnaturels, des miracles. Voici ce qu'il écrivait page XLV de son introduction des Apôtres :

« Mais, dit-on, s'il est impossible de prouver qu'il y ait jamais eu un fait surnaturel, il est impossible aussi de prouver qu'il n'y en ait pas eu. Le savant positif qui nie le surnaturel procède aussi gratuitement que le croyant qui l'admet. » Nullement. C'est à celui qui affirme une proposition de la prouver. Celui devant qui on l'affirme n'a qu'une seule chose à faire, attendre la preuve et y céder si elle est bonne. On serait venu sommer Buffon de donner une place dans son Histoire naturelle aux Sirènes et aux Centaures, Buffon aurait répondu : « Montrez-moi un spécimen de ces êtres, et je les admettrai; jusque-là, ils n'existent pas pour moi. Mais prouvez qu'ils n'existent pas. C'est à vous de prouver qu'ils existent. » La charge de faire la preuve, dans la science, pèse sur ceux qui allèguent un fait.

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Tandis que le géomètre de profession se dit : « Tel fait me paraît dépendre nécessairement de tel autre, ou telle série de faits me paraît affirmer l'existence de telle loi supposons exacte la dépendance ou la loi; l'expérience nous fera bien voir si c'est vrai, » le génie anonyme de l'humanité n'a pu, à ses débuts surtout, aussi sagement procéder. Et même, les hypothèses que nous lui attribuons aujourd'hui, il les a faites malgré lui. Il n'a pas cru un seul instant que ce fût des hypothèses; il s'est cru en face de vérités indiscutables.

Quand la notion de la divinité, par exemple, est sortie des premières conceptions anthropomorphiques, nulle réalité n'a jamais semblé plus solidement établie, ni même, remarquons-le bien, plus expérimentalement vérifiée. Tous les jours la divinité rudimentaire ou perfectionnée ne manifestait-elle pas sa volonté à ses adorateurs ?

Ce n'est que lorsque l'homme est arrivé d'une manière ou d'une autre à douter de l'intervention providentielle, puis à la nier, que la notion divine apparut d'abord comme une hypothèse (sans qualificatif), puis comme une hypothèse invérifiable.

Mais, en sa maturité, l'esprit humain devient moins susceptible de se duper lui-même. S'il énonce maintenant une hypothèse, il faut que ce soit en toute connaissance de cause, et il a un moyen infaillible de reconnaître si elle est, ou non, vérifiable.

Tel phénomène particulier vous paraît lié directement à tel autre; vous ignorez comment et vous sup

posez que c'est de telle façon. Il est clair qu'au bout d'un temps plus ou moins long vous aurez vérifié si vous vous êtes trompé dans votre hypothèse. Tel fait nouveau vous paraît se rattacher directement à telle loi déjà établie: là encore vous arriverez toujours à reconnaître le bien ou mal fondé de votre supposition. Car dans l'un et l'autre cas, vous partez de l'expérience pour revenir à l'expérience. Qu'il vous plaise, au contraire, de bannir, comme inutile, le critérium expérimental de l'un ou l'autre des deux termes de la relation, soit en imaginant, au delà ou en deçà de tous les enchaînements successifs de cause à effet, déjà vérifiés, une cause générale qui ne puisse, elle, aucunement tomber sous nos sens; soit en essayant de pénétrer ce que les métaphysiciens appellent la chose en soi, par une hypothèse dès lors forcément invérifiable, puisque si elle était vérifiable, vous seriez resté dans le cas des relations expérimentales de cause à effet, il est évident qu'aucune supposition de l'un de ces deux genres n'est susceptible d'être confirmée ni infirmée, quelle que soit la période de temps consacrée. à sa contemplation.

Une hypothèse est donc vérifiable, et par suite scientifique, quand elle ne porte que sur le mode de liaison directe des phénomènes entre eux. Elle est au contraire invérifiable, et par suite anti-scientifique, quand elle porte sur la chose en soi ou sur toute question première ou finale, systématiquement posée en deçà ou au delà de l'expérience. Et dans ce dernier cas, prenez garde de vous laisser leurrer par la possibilité

d'une vérification indirecte, car ce n'est jamais alors qu'un mirage trompeur. S'il vous plaît, par exemple de construire une hypothèse générale destinée à expliquer l'origine des phénomènes particuliers, cette hypothèse qui échappe à toute vérification directe peut, en revanche, vous sembler vérifiable, ou même vérifiée indirectement, parce que, construite naturellement en accord avec les lois déjà connues de ces phénomènes, elle paraîtra confirmée par la découverte ultérieure de lois nouvelles découlant des précédentes: ce qui n'est qu'un cercle vicieux.

Comme la science et la philosophie sont encore emcombrées d'hypothèses invérifiables, je me bornerai à cette explication peut-être un peu concise: nous n'aurons que trop d'occasions d'y revenir à chaque cas spécial important, en conservant ainsi le précieux avantage de ne point séparer plus longtemps la logique de l'expérimentation, conformément au § 5.

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Les hypothèses vérifiables, au contraire, seront toujours nécessaires à la science, aux côtés de l'induction et de la déduction. Mais elles ne seront jamais, suivant la forte expression de Comte, « que de simples anticipations sur ce que l'expérience et le raisonnement auraient pu dévoiler immédiatement si les conditions du problème eussent été plus favorables ». Ainsi, pour reprendre encore l'exemple des mouvements célestes, l'histoire de l'astronomie nous montre comment les

astronomes anciens, constatant la courbe fermée des planètes, avaient supposé qu'elles décrivaient des cercles autour du soleil. Cette première approximation de la vérité n'a eu qu'à être rectifiée lorsqu'elle cessa de satisfaire à une observation plus exigeante, pour devenir la vraie loi cosmique.

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Je pense qu'il n'y a rien à ajouter, ici, sur la méthode, avant de pénétrer dans l'étude des sciences. La méthode n'existe pas en soi: on ne s'en rend maître que par l'étude approfondie des phénomènes : elle se constitue alors peu à peu et se précise graduellement en suivant le développement scientifique. Mais je ne saurais trop insister, dès son point de départ, sur l'indispensable appui qu'elle doit demander à l'expérience.

Il ne faut pas, d'ailleurs, nous dissimuler que le critérium expérimental ne s'impose pas absolument, comme il le devrait, surtout dans l'enfance de l'humanité. Même aujourd'hui, que de gens encore ferment les yeux à l'expérience ! et de bonne foi, hâtons-nous d'ajouter.

Tout fait qui choque directement de vieilles habitudes mentales apparaît facilement comme non avenu, et réciproquement, tout fait qui leur sourit, même s'il ne s'est pas produit, est volontiers considéré comme ayant eu lieu effectivement: tel est le cas des miracles. Raison et expérience ne se soutiennent pas toujours

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