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Il se retrouvait frère et un peu partial à cet endroit. Dans un écrit daté de 94 et intitulé: Réflexions sur l'Esprit de parti, il se montre injuste et vraiment injurieux pour Burke, et le désir de venger son frère de ce que Burke avait dit sur la tragédie de Charles IX dans son fameux pamphlet, y entre pour quelque chose.

En général, la politique d'André Chénier doit être envisagée comme une politique de droiture et de cœur, émanée d'une simple et haute inspiration personnelle. Attaché à la Constitution de 91, la jugeant praticable malgré ses défauts, croyant que la question serait résolue si tous les honnêtes gens s'unissaient pour prêter main-forte à cette loi une fois promulguée, seul d'ailleurs, ne tenant à aucun parti, à aucune secte, ne connaissant pas même les rédacteurs du Journal de Paris, dans lequel il publie ses articles, se bornant à user de cette méthode commode des Suppléments, qui permettait alors à chacun de publier ses réflexions à ses frais, il répondait hardiment à ceux qui voulaient établir une solidarité entre lui et les personnes à côté de qui il écrivait : « Il n'existe entre nous d'association que du genre de celles qui arment vingt villages contre une bande de voleurs. » Sa politique, en quelque sorte isolée et solitaire, se dessine nettement à l'occasion de la hideuse journée du 20 juin. Par un mouvement généreux et tout chevaleresque, il se déclare plus à découvert que jamais pour le roi entre le 20 juin et le 10 août; il félicite le pauvre Louis XVI, si humilié et si insulté, de son attitude honorable dans cette première journée. Par un sentiment délicat, il voudrait faire arriver une parole de consolation à son cœur: « Puisse-t-il lire avec quelque plaisir, écrit-il, ces expressions d'une respectueuse estime de la part d'un homme sans intérêts comme sans désirs, qui n'a jamais écrit que sous la dictée de sa conscience; à qui le langage des courtisans sera toujours inconnu; aussi passionné que personne pour la véritable égalité, mais qui rougirait de lui-même s'il refusait un éclatant hommage à des actions vertueuses par lesquelles un roi s'efforce d'expier les maux que tant d'autres rois ont faits aux hommes! » Il suppose, il rédige une Adresse de ce même roi à l'Assemblée, datée de juin 1792, et où il le fait parler avec autant de bon sens que de dignité. Il lui prête un rôle impossible après le 20 juin et quand la partie est déjà perdue : ce

jour, en effet, qui est déjà celui de la chute du trône, lui paraît pouvoir être le point de départ d'une Restauration idéale dont il trace un tableau chimérique et embelli. Le poëte se retrouve ici avec son illusion. Mais non, c'est encore l'homme de cœur et le valeureux citoyen qui, sans se soucier du succès et bravant le péril, ne peut étouffer le cri de ses entrailles. Il suppose à tous ceux qui pensent comme lui autant de courage qu'à lui: «Que tous les citoyens dont les sentiments sont conformes à ceux que contient cet écrit (et il n'est pas douteux que ce ne soit la France presque entière) rompent enfin le silence. Ce n'est pas le temps de se taire... Élevons tous ensemble une forte clameur d'indignation et de vérité. »

C'est cette forte clameur qui manqua et qui manquera toujours en pareille circonstance, quand les choses en seront venues à ces extrémités; car, ainsi que lui-même le remarque tout à côté, « le nombre des personnes qui réfléchissent et qui jugent est infiniment petit. » L'indolence parisienne est de tout temps connue; et, si des peuples anciens élevèrent des temples et des autels à la Peur, on peut dire (c'est Chénier qui parle à la date de 92) que jamais cette divinité « n’eụt de plus véritables autels qu'elle n'en a dans Paris; que jamais elle ne fut honorée d'un culte plus universel. >>

La politique d'André Chénier dans son ensemble se définirait donc pour nous très-nettement en ces termes : Ce n'est point une action concertée et suivie, c'est une protestation individuelle, logique de forme, lyrique de source et de jet, la pròtestation d'un honnête homme qui brave à la fois ceux qu'il réfute, et ne craint pas d'appeler sur lui le glaive.

La journée du 10 août vint mettre fin à la discussion libre. André Chénier, retiré de la polémique, se réfugia dans l'indignation solitaire et dans le mépris silencieux. Une lettre de lui, écrite à la date du 28 octobre 1792, nous le montre désormais «bien déterminé à se tenir toujours à l'écart, ne prenant aucune part active aux affaires publiques, et s'attachant plus que jamais, dans la retraite, à une étude approfondie des lettres et des langues antiques. » Sa santé s'était altérée; il allait de temps en temps passer à Versailles des semaines vouées à la méditation, à la rêverie, à la poésie. Un amour délicat l'avait repris et le consolait des autres tristesses par sa blessure mêmė. Il en a célébré l'objet dans des pièces adorables, sous le nom

de Fanny. Mais, suivant moi, la plus belle (s'il fallait choisir), la plus complète des pièces d'André Chénier, est celle qu'il composa vers ce temps, et qui commence par cette strophe:

O Versaille, ô bois, ô portiques!

Marbres vivants, berceaux antiques,
Par les dieux et les rois Élysée embelli,

A ton aspect dans ma pensée,
Comme sur l'herbe aride une fraîche rosée,
Coule un peu de calme et d'oubli.

Qu'on veuille la relire tout entière. On y voit, dans un rhythme aussi neuf qu'harmonieux, le sentiment de la nature et de la solitude, d'une nature grande, cultivée et même pompeuse, toute peuplée de souvenirs de grandeur auguste et de deuil, et comme ennoblie ou attristée d'un majestueux abandon. Il y a là l'Élégie royale dans toute sa gloire, puis, tout à côté, le mystère d'un réduit riant et studieux couronné de rameaux, et propice au rêve du poëte, au rêve de l'amant. Car il aime, il revit, il espère; il va chanter comme autrefois, et la source d'harmonie va de nouveau abonder dans son cœur et sur ses lèvres. Mais, tout à coup, devant les yeux lui repasse l'image des horreurs publiques, et alors le sentiment vertueux et stoïque revient dominer le sentiment poétique et tendre. · L'homme juste et magnanime se réveille, et la vue des innocents égorgés corrompt son bonheur. Tel est, dans cette admirable pièce, l'ordre et la suite des idées dont chacune revêt tour à tour son expression la plus propre, l'expression hardie à la fois, savante et naïve.

Enfin, pour achever de dessiner cette noble figure d'un poëte honnête homme et homme de cœur qui, dans la plus horrible révolution moderne, comprit et pratiqua le courage et la vertu au sens antique des Thucydide et des Aristote, des Tacite et des Thraséas, il ne faut que transcrire cette page testamentaire trouvée dans ses papiers, et où il s'est peint lui-même à nu devant sa conscience et devant l'avenir :

«Il est las de partager la honte de cette foule immense qui en secret abhorre autant que lui, mais qui approuve et encourage, au moins par son silence, des hommes atroces et des actions abominables. La vie ne vaut pas tant d'opprobre. Quand les tréteaux, les tavernes et les lieux de débauche vomissent par milliers des législateurs, des magistrats et

des généraux d'armée qui sortent de la boue pour le bien de la patrie, il a, lui, une autre ambition, et il ne croit pas démériter de sa patrie en faisant dire un jour : Ce pays, qui produisit alors tant de prodiges d'imbécillité et de bassesse, produisit aussi un petit nombre d'hommes qui ne renoncèrent ni à leur raison ni à leur conscience; témoins des triomphes du vice, ils restèrent amis de la vertu et ne rougirent point d'être gens de bien. Dans ces temps de violence, ils osèrent parler de justice; dans ces temps de démence, ils osèrent examiner; dans ces temps de la plus abjecte hypocrisie, ils ne feignirent point d'être des scélérats pour acheter leur repos aux dépens de l'innocence opprimée; ils ne cachèrent point leur haine à des bourreaux qui, pour payer leurs amis et punir leurs ennemis, n'épargnaient rien, car il ne leur en coûtait que des crimes; et un nommé A. C. (André Chénier) fut un des cinq ou six que ni la frénésie générale, ni l'avidité, ni la crainte, ne purent engager à ployer le genou devant des assassins couronnés, à toucher des mains souillées de meurtres, et à s'asseoir à la table où l'on boit le sang des hommes. >>

Quelle que soit la ligne politique qu'on suive (et je ne prétends point que celle d'André Chénier soit strictement la seule et la vraie), cette manière d'être et de sentir en temps de révolution, surtout quand elle est finalement confirmée et consacrée par la mort, sera toujours réputée moralement la plus héroïque et la plus belle, la plus digne de toutes d'être proposée aux respects des hommes.

A ceux qui lui demandaient ce qu'il avait fait pendant la Terreur à la Convention, Sieyès se contentait de répondre : « J'ai vécu. » Il sera toujours plus digne et plus beau de répondre à cette question avec l'âme d'André Chénier: « Et moi, j'ai mérité de mourir ! »

Lundi 26 mai 1851.

SAINT-ÉVREMOND ET NINON.

Il n'est pas de meilleur introducteur auprès de Ninon que Saint-Évremond. C'est un sage aimable, un esprit de première qualité pour le bon sens, et qui sait entrer dans toutes les grâces. Son caractère naturel est une supériorité aisée; je ne saurais mieux le définir qu'une sorte de Montaigne adouci. Son esprit se distingue à la fois par la fermeté et par la finesse; son âme ne sort jamais d'elle-même ni de son assiette, comme il dit. Il a éprouvé les passions, il les à laissées naître, et les a, jusqu'à un certain point, cultivées en lui, mais sans s'y livrer aveuglément; et, même lorsqu'il y cédait, il y apportait le discernement et la mesure. Dans sa jeunesse, il avait été, comme toute la fleur de la Cour, dans le cortége de Ninon, un peu son amant et beaucoup son ami; il correspondit quelquefois avec elle pendant sa longue disgrâce : le petit nombre de lettres authentiques qu'on a de Ninon sont adressées à SaintÉvremond, et elles nous la font bien connaître par le côté de l'esprit, le seul par lequel elle a mérité de survivre.

Saint-Evremond demanderait une Étude à part; aujourd'hui nous ne voulons de lui que la faveur d'être introduits dans l'intimité de celle qui, pendant une si longue vie, renouvela tant de fois le charme, et dont l'esprit se perfectionna jusqu'à la fin.

Saint-Évremond, né en 1613, était de trois années plus àgé que Ninon, qui était de 1616; il mourut en 1703, à l'âge de plus de quatre-vingt-dix ans, et elle en 1705, au même âge moins quelques mois. La vie de Saint-Évremond se partage en

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