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des vicissitudes humaines, il y montrait en vrai philosophe que le caractère de cette Révolution portait avant tout sur la destruction de toutes les distinctions héréditaires préexistantes, que c'était au fond une guerre à toutes les inégalités créées l'ancien ordre social, une question d'égalité en un mot : « C'est sur ce conflit, ajoutait-il, infiniment plus que sur la liberté, à jamais inintelligible pour les Français, qu'a porté et que reposera jusqu'à la fin la Révolution. » Espérons que, même en tenant moins à la liberté qu'il ne faudrait (ce qui est trop évident), nous la comprendrons pourtant assez pour démentir un pronostic si absolu et si sévère.

Je ne veux pas abuser. Ceux qui liront ces Mémoires de Mallet du Pan y trouveront nombre de lettres intéressantes qui montrent dans l'intimité, et avec le ton qui est propre à chacun, l'abbé de Pradt, Montlosier, Mounier, Lally, Portalis. Il y passe une grande variété de personnages qui causent familièrement et se peignent eux-mêmes sans y songer. Le séjour de Mallet en Allemagne fut fertile en relations et en rencontres. Lorsque Genève fut annexée à la France (avril 1798), trois Genevois furent, par le Traité de réunion, déclarés à jamais privés et exclus de l'honneur d'appartenir à la nation française, et nommément à leur tête Mallet du Pan. Il ne lui restait plus, s'il voulait encore parler au public, qu'à sortir du Continent, car il n'y avait plus un lieu où il pût imprimer en sûreté une ligne contre le Directoire : « Je n'ai été toléré ici, écrivait-il de Fribourg-en-Brisgau à l'abbé de Pradt, que sous la promesse d'y garder le silence. Que voulez-vous donc que je fasse en Allemagne ?... Votre Continent me fait horreur avec ses esclaves et ses bourreaux, ses bassesses et sa lâcheté. Il n'y a que l'Angleterre où l'on puisse écrire, parler, penser et agir. Voilà ma place, il n'y en a plus d'autre pour quiconque veut continuer la guerre. »

Il partit donc et débarqua en Angleterre le 1er mai 1798; il s'y sentit à l'instant sur une terre forte et où régnait un esprit public puissant. Il y dressa aussitôt sa batterie de guerre, son Mercure britannique, publication destinée à combattre avec suite et par des tableaux mêlés de discussions la politique du Directoire : « L'expérience est perdue, disait Mallet, si on ne la grave pas au moment même par des écrits qui en fixent l'impression. » La passion déclarée et le parti pris de l'attaque

n'empêchent point dans ce Mercure la sagacité et, jusqu'à un certain point, l'impartialité des jugements. Tout ce que dit Mallet sur ces hommes qu'il traite en ennemis, les Sieyès, les Carnot, est à prendre en considération. Il apprécie aussitôt la grandeur du rôle de Bonaparte, et signale dans le fait du 18 Brumaire une métamorphose inconnue : << Attendons la moisson, disait-il, pour juger de la semence. » Il n'eut que le temps d'embrasser d'un coup d'œil son nouvel horizon de combat. Il mourut à l'œuvre, je l'ai dit, au printemps de 1800, et la plume lui tomba des mains de défaillance, comme l'épée aux plus vaillants.

Aujourd'hui, sans recourir à des publications volumineuses et difficiles à rassembler, on pourra, grâce aux Mémoires de Mallet du Pan, avoir sous les yeux la série de ses observations essentielles, de ses jugements et de ses descriptions concernant la grande période historique dont il a été l'un des combattants, mais surtout l'annotateur assidu et passionné. C'est un livre qui restera, je le crois, comme celui de l'un des meilleurs médecins consultants dans les crises sociales (4).

(1) Les curieux trouveraient dans le tome XV du Spectateur du Nord des articles sur Mallet du Pan, qui résument bien l'opinion des contemporains éclairés, au moment de sa mort: on y promet à sa mémoire la justice lente et sûre qui lui est rendue aujourd'hui.

Lundi 15 septembre 1851.

MÉMOIRES

DE

MARMONTEL.

Rien ne m'est pénible comme de voir le dédain avec lequel on traite souvent des écrivains recommandables et distingués, du second ordre, comme s'il n'y avait place que pour ceux du premier. Ce qui est à faire à l'égard de ces écrivains si estimés en leur temps et qui ont vieilli, c'est de revoir leurs titres et de séparer en eux la partie morte, en n'emportant que celle qui mérite de survivre. La postérité, de plus en plus, me paraît ressembler à un voyageur pressé qui fait sa malle, et qui ne peut y faire entrer qu'un petit nombre de volumes choisis. Critique, qui avez l'honneur d'être pour la postérité du moment un nomenclateur, un secrétaire, et, s'il se peut, un bibliothécaire de confiance, dites-lui bien vite le titre de ces volumes qui méritent que l'on s'en souvienne et qu'on les lise; hâtezvous, le convoi s'apprête, déjà la machine chauffe, la vapeur fume, notre voyageur n'a qu'un instant. Vous avez nommé Marmontel mais quel ouvrage de Marmontel conseillez-vous ? Je n'hésite pas, et je dis : Les Mémoires, rien que les Mémoires. Mais, en le disant, j'insiste pour qu'à chaque nouveau départ ils ne soient jamais oubliés.

:

Marmontel est au premier rang parmi les bons littérateurs du XVIIe siècle; l'aîné de La Harpe de quinze ou seize ans, il mérite autant et plus que lui le titre du premier élève de Vol

taire dans tous les genres. C'était un talent laborieux, flexible, facile, actif, abondant, se contentant beaucoup trop d'à-peuprès dans l'ordre de la poésie et de l'art, et y portant du faux, mais plein de ressources, d'idées, et d'une expression élégante et précise dans tout ce qui n'était que travail littéraire; de plus, excellent conteur, non pas tant dans ses Contes proprement dits que dans les récits d'anecdotes qui se présentent sous sa plume dans ses Mémoires; excellent peintre pour les portraits de société, sachant et rendant à merveille le monde de son temps, avec une teinte d'optimisme qui n'exclut pas la finesse et qui n'altère pas la ressemblance. Enfin, Marmontel, avec ses faiblesses et un caractère qui n'avait ni une forte trempe, ni beaucoup d'élévation, était un honnête homme, ce qu'on appelle un bon naturel, et la vie du siècle, les mœurs faciles et les coteries littéraires où il s'était laissé aller plus que personne, ne l'avaient pas gâté. Il n'avait acquis ni l'aigreur des uns, ni la morgue tranchante des autres; avec de la pétulance et même de l'irascibilité, il ne nourrissait aucune mauvaise passion. Sa conduite à l'époque de la Révolution, et dans les circonstances difficiles où tant d'autres de ses confrères (et La Harpe tout le premier) se couvrirent de ridicule et de honte, fut digne, prudente, généreuse même. Aussi, quand on apprit que ce bon vieillard Marmontel venait de mourir dans la chaumière où il s'était retiré, au hameau d'Abloville près Gaillon en Normandie, le 31 décembre 1799, le dernier jour du siècle, cette mort n'éveilla partout qu'un sentiment d'estime et de regret.

C'est dans cette retraite dernière qu'il écrivit son plus agréable et son plus durable ouvrage, ses Mémoires : « C'est pour mes enfants que j'écris l'histoire de ma vie, dit-il en les commençant; leur mère l'a voulu. » Il s'y trouve bien des choses qu'on est étonné, à la lecture, qu'il ait écrites pour ses enfants et à la sollicitation dè sa femme; mais cela forme un trait de mœurs de plus, et le ton général de bonhomie et de naturel, qui règne dans l'ensemble du récit, fait tout passer.

Marmontel avait de soixante-seize à soixante-dix-sept ans quand il mourut, étant né le 14 juillet 1723 à Bort en Limousin. Cette jolie petite ville de Bort, située dans un fond, est dominée par des rochers volcaniques symétriquement disposés, qui rendent, quand le vent souffle, un son étrange, harmonieux, et

qu'on a appelés pour cette raison les orgues de Bort. Marmontel nous a décrit avec expansion et fraîcheur le riant berceau de son enfance. Dès les premières pages, quand il nous peint sa famille modeste, unie et heureuse (il était fils, je crois, d'un tailleur), le bon prêtre qui lui apprend le latin, l'abbé Vaissière, le premier camarade et ami de cœur qu'il se donne pour modèle, le sage Durant; quand il nous fait connaître de près sa mère, charmante et distinguée d'esprit dans sa condition obscure, son père sensé et d'une tendresse plus sévère, ses tantes, ses sœurs, on croit respirer une odeur de bonnes mœurs et de bons sentiments qui lui resteront, et qu'il ne perdra jamais, même à travers les boudoirs où plus tard il s'oubliera. On y saisit à l'origine une nature prompte, facile, assez riche et très-malléable, une nature très-naturelle si je puis dire, ouverte, franche, assez fière sans orgueil, sans fiel et sans aucun mauvais levain. Je ne sais pas de plus joli tableau d'intérieur que celui qu'il trace de cette famille patriarcale et de ses joies du coin du feu :

« Ajoutez au ménage trois sœurs de mon aïeule, et la sœur de ma mère, cette tante qui m'est restée; c'était au milieu de ces femmes et d'un essaim d'enfants, que mon père se trouvait seul : avec très-peu de bien tout cela subsistait. L'ordre, l'économie, le travail, un petit commerce, et surtout la frugalité, nous entretenaient dans l'aisance. Le petit jardin produisait presque assez de légumes pour les besoins de la maison; l'enclos nous donnait des fruits, et nos coings, nos pommes, nos poires, confits au miel de nos abeilles, étaient, durant l'hiver, pour les enfants et pour les bonnes vieilles, les déjeuners les plus exquis. Le troupeau de la bergerie de Saint-Thomas habillait de sa laine tantôt les femmes et tantôt les enfants; mes tantes la filaient; elles filaient aussi le chanvre du champ qui nous donnait du linge; et les soirées où, à la lueur d'une lampe qu'alimentait l'huile de nos noyers, la jeunesse du voisinage venait teiller avec nous ce beau chanvre, formaient un tableau ravissant. La récolte des grains de la petite métairie assurait notre subsistance: la cire et le miel des abeilles, que l'une de mes tantes cultivait avec soin, était un revenu qui coûtait peu de frais; l'huile, exprimée de nos noix encore fraîches, avait une saveur, une odeur que nous préférions au goût et au parfum de celle de l'olive. Nos galettes de sarrasin (cela s'appelle dans le langage du pays des tourtous), humectées, toutes brûlantes, de ce bon beurre du Mont-d'Or, étaient pour nous le plus friand régal. Je ne sais pas quel mets nous eût paru meilleur que nos raves et nos châtaignes; et en hiver, lorsque ces belles raves grillaient le soir à l'entour du foyer, ou que nous entendions bouillonner l'eau du vase où cuisaient ces châtaignes si savoureuses et si douces, le cœur nous palpitait de joie. Je me souviens aussi du parfum qu'exha

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