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Lundi 28 avril 1851.

NOUVEAUX DOCUMENTS

SUR

MONTAIGNE,

recueillis et publiés

PAR M. LE DOCTEUR PAYEN.

(1850.)

Pendant que le vaisseau de la France va un peu à l'aventure, qu'il gagne les mers inconnues et s'apprête à doubler ce que nos pilotes (si pilote il y a) appellent à l'avance le Cap des Tempêtes, pendant que la vigie au haut du mât croit voir se dresser déjà à l'horizon le spectre du géant Adamastor, bien d'honnêtes et paisibles esprits s'obstinent à continuer leurs travaux, leurs études, et suivent jusqu'au bout et tant qu'ils peuvent leur idée favorite. Je sais, à l'heure qu'il est, tel érudit qui compare plus curieusement que jamais les diverses Éditions premières de Rabelais, des Éditions (notez-le bien) dont il ne reste qu'un exemplaire unique, et dont un second exemplaire serait introuvable: de cette collation attentive des textes jaillira quelque conséquence littéraire assurément, et philosophique peut-être, sur le génie de notre Lucien-Aristophane. Je sais tel autre savant qui a placé sa dévotion et son culte en tout autre lieu, en Bossuet, et qui nous prépare une Histoire complète, exacte, minutieuse, de la vie et des ou

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vrages du grand évêque. Et comme les goûts sont divers, et que les fantaisies humaines se découpent en cent façons (c'est Montaigne qui dit cela), Montaigne aussi a ses dévots, lui qui l'était si peu : il fait secte. De son vivant, il avait eu sa fille d'alliance, Mile de Gournay, qui s'était vouée solennellement à lui, et son disciple Charron, de plus près, le suivait pas pas, ne faisant guère que ranger avec plus d'ordre et de méthode ses pensées. De nos jours, des amateurs, gens d'esprit, ont continué sous une autre forme cette religion : ils se sont consacrés à recueillir les moindres vestiges de l'auteur des Essais, à rassembler ses moindres reliques; et, en tête de ce groupe, il est juste de mettre le docteur Payen, qui prépare depuis des années un livre sur Montaigne, lequel aura pour titre :

MICHEL DE MONTAIGNE, recueil de particularités inédites ou peu connues sur l'auteur des Essais, son livre et ses autres écrits, sur sa famille, ses amis, ses admirateurs, ses contempteurs.

En attendant que s'achève un tel livre, occupation et amusement de toute une vie, le docteur Payen nous tient au courant, dans de courtes brochures, des divers travaux et des découvertes qui se font sur Montaigne.

Si l'on dégage ces petites découvertes, faites depuis cinq ou six ans, de tout ce qui s'y est mêlé de contestations, disputes, chicanes, charlataneries et procès (car il y a eu de tout cela); voici en quoi elles consistent :

En 1846, M. Macé a trouvé dans les manuscrits de la Bibliothèque (alors) royale, fonds Du Puy, une lettre de Montaigne adressée au roi Henri IV, du 2 septembre 1590.

En 1847, M. Payen a fait imprimer une lettre ou fragment de lettre de Montaigne du 16 février 1588, lettre altérée d'ailleurs et incomplète, provenant de la Collection de la comtesse Boni de Castellane.

Mais surtout en 1848, M. Horace de Viel-Castèl a trouvé à Londres, dans le British Museum, une notable lettre de Montaigne, alors maire de Bordeaux, et adressée à M. de Matignon, lieutenant pour le roi dans cette même ville, à la date du 22 mai 1585. Cette lettre a cela de curieux, qu'elle nous montre pour la première fois Montaigne en plein exercice de sa charge, et dans toute l'activité et la vigilance dont il était ca

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pable. Ce soi-disant paresseux avait, au besoin, beaucoup plus. de ces qualités actives qu'il n'en promettait.

M. Detcheverry, archiviste de la mairie à Bordeaux, a trouvé et publié (1850) une lettre de Montaigne, encore maire, aux Jurats ou échevins de cette ville, du 30 juillet 1585.

M. Achille Jubinal a trouvé dans les manuscrits de la Bibliothèque nationale, et il a publié (1850) une longue et remarquable lettre de Montaigne au roi Henri IV, dù 18 janvier 1590, et qui se rejoint heureusement à celle qu'avait déjà trouvée M. Macé.

Enfin, pour ne rien omettre et pour rendre justice à chacun, dans une Visite au Château de Montaigne en Périgord, dont la relation a paru en 1850, M. le docteur Bertrand de Saint-Germain a décrit les lieux et relevé les diverses inscriptions grecques ou latines qui se lisent encore dans la tour de Montaigne, dans cette pièce du troisième étage (le rez-dechaussée comptant pour un) où le philosophe avait établi sa librairie et son cabinet d'études.

En rassemblant et en appréciant dans sa dernière brochure ces diverses notices et découvertes, qui toutes ne sont pas d'égale importance, M. le docteur Payen se laisse lui-même aller à quelque petit excès d'admiration; mais nous n'avons garde de le lui reprocher. L'admiration, quand elle s'applique à des sujets si nobles, si parfaitement innocents et si désintéressés, est vraiment une étincelle du feu sacré : elle fait entreprendre des recherches qu'un zèle plus froid aurait vite laissées et qui aboutissent quelquefois à des résultats réels. Pourtant, que ceux qui, à l'exemple de M. Payen, sentent en gens d'esprit et admirent si bien Montaigne, daignent se souvenir, jusque dans leur passion, des conseils du sage et du maître : « Il y a plus affaire, disait Montaigne en parlant des commentateurs de son temps, à interpréter les interprétations qu'à interpréter les choses; et plus de livres sur les livres que sur autre sujet nous ne faisons que nous entregloser. Tout fourmille de commentaires : d'auteurs, il en est grand'cherté. » Ils sont hors de prix, en effet, et bien rares de tout temps les auteurs, c'est-à-dire ceux qui augmentent réellement le trésor de la connaissance humaine. Je voudrais que tous ceux qui écrivent sur Montaigne et qui nous transmettent sur lui le détail de leurs recherches et de leurs découvertes, se représen

tassent en idée une seule chose, à savoir Montaigne lui-même les lisant et les jugeant. « Que penserait-il de moi et de la façon dont je vais parler de lui au public? » Combien une telle question, si on se la posait, retrancherait, ce semble, de phrases inutiles et raccourcirait de discussions oiseuses! La dernière brochure de M. Payen est dédiée à un homme qui a également bien mérité de Montaigne, à M. Gustave Brunet de Bordeaux. Celui-ci, dans un écrit où il faisait connaître d'intéressantes corrections ou variantes du texte même de Montaigne, parlant à son tour de M. Payen, disait : « Qu'il se décide enfin à publier le fruit de ses recherches, il n'aura rien laissé à faire aux Montaignologues futurs. » Montaignologue! que dirait Montaigne, bon Dieu! d'un pareil mot forgé en son honneur? O vous tous qui vous occupez si méritoirement de lui, mais qui ne prétendez point vous l'approprier, je pense, au nom de celui que vous aimez et que nous aimons tous aussi à plus ou moins de titres, n'ayez jamais, je vous prie, de ces mots-là, qui sentent la confrérie et la secte, l'érudition pédantesque et le caquet scolastique, les choses qui lui répugnaient le plus.

Montaigne avait l'âme simple, naturelle, populaire, et des plus heureusement tempérées. Né d'un père excellent et qui, médiocrement instruit, avait donné avec un véritable enthousiasme dans le mouvement de la Renaissance et dans toutes les nouveautés libérales de son temps, il avait corrigé ce trop d'enthousiasme, de vivacité et de tendresse, par une grande finesse et justesse de réflexion; mais il n'en avait point abjuré le fond originel. Il n'y a guère plus de trente ans que, lorsqu'on avait à parler du xvIe siècle, on en parlait comme d'une époque barbare, en ne faisant exception que pour le seul Montaigne il y avait là erreur et ignorance. Le xvIe siècle était un grand siècle, fécond, puissant, très-savant, déjà très-délicat par portions, quoiqu'il soit bien rude et violent et qu'il ait l'air encore grossier par bien des aspects. Ce qui lui manquait surtout, c'était le goût, si l'on entend par goût le choix net et parfait, le dégagement des éléments du beau. Mais ce goût-là, dans les âges suivants, est trop vite devenu du dégoût. Pourtant, si en littérature il est indigeste, dans les arts proprement dits, dans ceux de la main et du ciseau, même en France, le XVIe siècle est fort supérieur par la qualité du goût aux deux

siècles suivants; il n'est ni maigre ni massif, ni lourd ni contourné. En art, il a le goût riche et fin, libre à la fois et compliqué, antique tout ensemble et moderne, tout à fait particulier et original. Dans l'ordre moral il reste inégal et très-mélangé. C'est le siècle des contrastes, et des contrastes dans toute leur rudesse, siècle de philosophie déjà et de fanatisme, de scepticisme et de forte croyance. Tout s'y entre-choque, s'y heurte; rien ne s'y fond encore et ne s'y nuance. Tout y fermente, il y a chaos; chaque coup de soleil y fait orage. Ce n'est pas un siècle doux ni qu'on puisse appeler un siècle de lumières, c'est un âge de lutte et de combats. La grande singularité de Montaigne, et ce qui fait de lui un phénomène, c'est d'avoir été la modération, le ménagement et le tempérament même en un tel siècle.

Né le dernier jour de février 1633, nourri dès l'enfance aux langues anciennes tout en se jouant, éveillé même dès le berceau au son des instruments, il semblait avoir été élevé moins pour vivre dans une rude et violente époque que pour le commerce et le cabinet des Muses. Son rare bon sens corrigea ce que cette première éducation pouvait avoir d'un peu trop idéal et de trop poétique; il n'en garda que cette habitude heureuse de tout faire et de tout dire avec fraîcheur et gaieté. Marié après trente ans à une femme estimable qui fut vingt-huit années sa compagne, il paraît n'avoir porté de passion que dans l'amitié. Il a immortalisé la sienne pour cet Étienne de La Boëtie, qu'il perdit après quatre années de l'intimité la plus douce et la plus étroite. Quelque temps conseiller au Parlement de Bordeaux, Montaigne se retira avant quarante ans du train des affaires et de l'ambition pour vivre chez lui, dans sa tour de Montaigne, jouissant de lui-même et de son esprit, adonné à ses observations, à ses pensées et à cette paresse occupée dont nous savons jusqu'aux moindres jeux et aux fantaisies. La première édition des Essais parut en 1580, composée de deux livres seulement, et dans une forme qui ne représente qu'une première ébauche de ce que nous avons par les éditions suivantes. Cette même année, Montaigne partit pour faire un voyage de Suisse et d'Italie. C'est pendant ce voyage que Messieurs de Bordeaux l'élurent maire de leur ville. Il refusa d'abord et s'excusa; mais bientôt, mieux averti, et sur le commandement du roi, il accepta cette charge « d'autant plus

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