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» faits de guerre, à louer les Grands, à faire des pieces » férieuses, à compofer l'Hiftoire; qu'elle ne manquoit » pas de termes & d'expreffions pour toutes les chofes dont » leurs ancêtres avoient connoissance; mais auffi qu'on » devoit prendre garde de ne pas trop fe prévenir en » faveur de fa Langue. Vous préférez votre Langue, lui » dis-je, à celle des Chinois, & je crois que vous avez " raifon; mais les Chinois, de leur côté, qui favent les deux » Langues, n'en conviennent pas, & effectivement on ne peut nier qu'il n'y ait des défauts dans la Langue Tartare. » Ces dernieres paroles, avancées par un Étranger, le furprirent; mais fans lui donner le temps de m'inter» rompre, je lui fis un petit détail de ce que j'y avois » remarqué de défectueux.

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» Vous convenez, lui dis-je, que les Chinois, avec tant » de milliers de caracteres, ne peuvent exprimer les fons, » les paroles, les termes de votre Langue, fans les défi» gurer; de maniere qu'un mot Tartare n'eft plus recon» noissable ni intelligible, dès qu'il est écrit en Chinois; » & de là vous concluez, avec raifon, que vos lettres » font meilleures que les lettres Chinoifes, quoiqu'en plus

petit nombre, parce qu'elles expriment fort bien les >> mots Chinois: mais la même raifon devroit vous faire

» convenir que les caracteres d'Europe valent mieux que » les caracteres Tartares, quoiqu'en plus petit nombre, puifque par leur moyen nous pouvons exprimer aisémeng » les mots Tartares & Chinois, & beaucoup d'autres encore » que vous ne fauriez bien écrire.

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Le raifonnement que vous faites, ajoutai-je, fur la » beauté des caracteres, prouve peu, ou rien du tout.

Tartarie Chinoise

orientale.

Tartarie Chinoife

orientale.

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» Ceux qui ont inventé les caracteres Européens, n'ont point prétendu faire des peintures propres à réjouir la » vue; ils ont voulu feulement établir des fignes pour représenter leurs penfées, & exprimer tous les fons que » la bouche peut former; c'est le deffein qu'ont eu toutes » les Nations, lorsqu'elles ont inventé l'écriture. Or, plus » ces fignes font fimples, & leur nombre petit, pourvu qu'il fuffife, plus ils font estimables & faciles à retenir, » L'abondance en ce point eft un défaut, & c'est par-là » que la Langue Chinoise eft plus pauvre que la vôtre, » & que la vôtre l'eft plus que les Langues d'Europe.

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» Je ne conviens pas, dit le Prince, que nous ne puiffions, avec les caracteres Tartares, écrire les mots » des Langues étrangeres : n'écrivons-nous pas la Langue » des Mongous, la Langue Coréenne, la Chinoise, celle » du Thibet, &c?

» Ce n'est pas affez, lui répondis-je, il faudroit pouvoir » écrire la nôtre. Effayez, par exemple, fi vous pourrez » écrire ces mots : prendre, platine, griffon, friand. Il » ne le put, parce que dans la Langue Tartare, on ne » peut joindre deux confonnes de fuite; il faut placer » entre deux une voyelle, & écrire perendre, pelatine, geriffon, feriand.

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» Je lui fis remarquer que l'alphabet Tartare, quoiqu'en beaucoup de chofes femblable au nôtre, ne laiffoit pas d'être défectueux. Il vous manque, lui dis-je, deux » lettres initiales, le B & le D; vous ne pouvez com» mencer aucun mot par ces lettres, & vous leur fubftituez » le P & le T. Par exemple, au lieu d'écrire Beftia, Deus, » vous écrivez Peftia, Teus. De là vient qu'il y a une

» infinité de fons Européens que vous ne pouvez écrire,

orientale.

» quoique vous puiffiez les prononcer; d'où je conclus Tartarie Chinoift » que notre alphabet l'emporte fur le vôtre. D'ailleurs » vous prononcez & écrivez la voyelle e toujours ouverte;

» vous ne prononcez l'e muet qu'à la fin de quelques mots

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qui finiffent par n; mais vous n'avez aucun figne qui » le faffe connoître. Je fais que ces défauts fe trouvent dans » la Langue Chinoife, & que, comme vous avez la lettre qu'ils n'ont pas, votre Langue eft au deffus de la leur, » quand il s'agit d'exprimer les noms étrangers.

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» Le Prince ne goûtoit pas trop ce difcours; il me dit cependant de continuer mes remarques. Je paffai donc » de l'alphabet à la Langue Tartare en général. Je dis qu'elle n'étoit pas commode pour le ftyle concis & coupé; que plufieurs mots étoient trop longs, & que je croyois que c'étoit une des raifons qui la rendoient inutile » pour la poésie; que je n'avois pas vu de Docteurs Tartares » faire des vers, ni même traduire autrement qu'en profe » les vers Chinois. C'est fans doute, ajoutai-je, parce que » la rime & la mefure, fi faciles en Chinois, ne font pas

praticables dans votre Langue. Vous faites très-bien des » vers Chinois, que vous écrivez fur les éventails, ou » que vous donnez à vos amis; oferois-je vous demander » fi vous en avez fait en Tartare?

» Je ne l'ai pas tenté, dit le Prince; & je ne fache » pas que nous ayons des regles fur ce genre d'écrire: » mais qui vous a dit qu'il y avoit au monde des Poëtes » & des vers ? Avouez que ce n'est qu'à la Chine que vous » l'avez appris.

» Cela eft fi peu vrai, lui dis-je, que j'étois prévenu

Tartarie Chinoife

orientale.

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qu'on ne pourroit faire des vers dans une Langue qui n'a que des monofyllabes. Je me trompois, de même que » vous vous trompez. Je vais vous réciter des vers en deux Langues; & quoique vous ne puiffiez en comprendre le fens, vous remarquerez aisément la céfure & la rime. » Cette expérience faite, j'ajoutai qu'il y avoit peu de » transitions dans la Langue Tartare; qu'elles étoient » très-fines & difficiles à attraper; que c'étoit l'écueil où » échouoient les plus habiles gens; qu'on en voyoit quelquefois demeurer le pinceau en l'air, pour paffer d'une phrase à l'autre, & qu'après avoir rêvé, ils étoient obligés » d'effacer ce qu'ils avoient écrit ; que quand on leur en » demandoit la raison, ils n'en apportoient point d'autres » que celle-ci : Cela fonne mal, cela eft dur, cela ne se » peut dire, il faut une autre liaifon, &c.

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» Le Prince ne put nier que fa Langue n'eût cet incon» vénient; mais il me dit que cette difficulté ne se ren» controit pas dans le difcours, & qu'on parloit fans » héfiter. Il feroit bien étrange, lui répliquai-je, qu'un » homme qui parle, qui raconte un fait ou une histoire, » s'arrêtât la bouche ouverte fans pouvoir continuer son » difcours : on le croiroit frappé d'une apoplexie subite. "Mais remarquez que ceux qui ne poffedent pas la Langue » dans fa perfection, traînent ordinairement les finales, » & ajoutent le mot yala, qui ne signifie rien. Si dans » un entretien, ils ne répetent que deux ou trois fois ce » mot inutile, ils croient qu'on doit leur en tenir compte. » Je vois que ceux mêmes qui viennent récemment de la » Tartarie, l'emploient auffi fréquemment que les autres; » ce qui prouve qu'en effet les tranfitions font en petit nombre,

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» nombre; &, parce que dans la composition un peu plus élégante, on n'ose risquer le mot yala, fur-tout depuis

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» que l'Empereur, votre pere, l'a décrié en évitant de s'en fervir, les Auteurs fe trouvent fort à l'étroit, quand il s'agit de paffer d'une matiere à l'autre.

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» Le Prince me répliqua en fouriant, que la partie » n'étoit pas égale entre nous deux, parce que j'étois dans » fon pays, & que lui n'étoit jamais allé en Europe. Si j'y avois fait un voyage, dit-il agréablement, j'en ferois » revenu chargé de tous les défauts de votre Langue, & » j'aurois de quoi vous confondre.

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» Vous n'auriez pas été auffi chargé que vous le penfez, » lui répondis-je : on y a foin du langage, & il n'est pas » abandonné au caprice du Public. Il y a, de même que » pour les Sciences & les Beaux Arts, une Académie établie » pour réformer & perfectionner la Langue. Arrêtez là, » dit le Prince; s'il y a des Réformateurs pour votre Lan» gue, elle doit avoir des défauts, & beaucoup. Je me fuis » mal expliqué, lui dis-je : on ne l'a pas tant établie pour » réformer notre Langue, que pour la contenir dans ses » limites. En cela, elle reffemble à vos grands fleuves; » quoiqu'ils roulent majestueusement leurs eaux, vous ne » laissez pas de commettre des Officiers pour y veiller, » de crainte qu'ils ne débordent ou ne s'enflent, par le » mélange des eaux étrangeres, & ne deviennent moins "purs & moins utiles.

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Mais, pourfuivit le Prince, votre Langue n'a-t-elle rien emprunté des autres? Ne s'y eft-il point introduit des >> termes & des expreffions des Royaumes voisins? S'est-elle toujours confervée dans la pureté de fon origine?

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Tartarie Chinoife .orientale.

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