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quand la demande n'est pas prouvée; mais dans la feconde, qui règle la procédure criminelle, il n'eft point dit que, faute de preuves, l'accufé fera renvoyé. Chose étrange! La loi dit qu'un homme, à qui l'on demande quelque argent, ne fera condamné par défaut qu'au cas que la dette foit avérée; mais s'il s'agit de la vie, c'est une controverfe au barreau, de favoir fi l'on doit condamner le contumace, quand le crime n'eft pas prouvé; & la loi ne réfout pas la difficulté.

EXEMPLE TIRÉ DE LA CONDAMNATION D'UNE FAMILLE ENTIÈRE.

Voici ce qui arriva à cette famille infortunée dans le tems que des confréries infenfées de prétendus pénitens, le corps enveloppé dans une robe blanche, & le vifage mafqué, avaient élevé dans une des principales églifes de Toulouse un catafalque fuperbe à un jeune proteftant homicide de lui-même, qu'ils prétendaient avoir été affaffiné par fon père & sa mère pour avoir abjuré la religion réformée; dans ce tems même où toute la famille de ce protestant révéré en martyr, était dans les fers, & que tout un peuple enyvré d'une fuperftition également folle & barbare, attendait avec une dévote impatience le plaifir de voir expirer fur la roue ou dans les flammes cinq ou fix personnes de la probité la plus reconnue.

Dans ce tems funefte, dis- je, il y avait auprès de Caftres un honnête-homme de cette même religion proteftante, nommé Sirven, exerçant dans cette province la profeffion de feudifte. Ce père de famille avait trois filles. Une femme qui gouvernait la maison de l'évêque de Caftres, lui propofe de lui amener la feconde fille de Sirven nommée Elizabeth, pour la faire catholique apoftolique & romaine : elle l'amène en effet l'évêque la fait enfermer chez les jéfuiteffes qu'on nomme les dames régentes, ou les dames noires. Ces dames lui enseignent ce qu'elles favent; elles lui trouvèrent la tête un peu dure, & lui impofèrent des pénitences rigoureufes pour lui inculquer des vérités qu'on pouvait lui apprendre avec douceur; elle devint folle; les dames noires la chaffent; elle retourne chez les parens; fa mère en la faisant changer de chemise trouve

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tout fon corps couvert de meurtriffures: la folie augmente: elle fe change en fureur mélancolique; elle s'échappe un jour de la maifon, tandis que le père était à quelques milles de là occupé publiquement de fes fonctions dans le château d'un feigneur voifin. Enfin vingt jours après l'évasion d'Elizabeth, des enfans la trouvent noyée dans un puits, le 4 Janvier 1761.

C'était précisément le tems où l'on fe préparait à rouer Calas dans Toulouse. Le mot de parricide, & qui pis eft de huguenot, volait de bouche en bouche dans toute la province. On ne douta pas que Sirven, fa femme & fes deux filles n'euffent noyé la troifiéme par principe de religion. C'était une opinion univerfelle que la religion proteftante ordonne pofitivement aux pères & aux mères de tuer leurs enfans, s'ils veulent être catholiques. Cette opinion avait jetté de fi profondes racines dans les têtes mêmes des magiftrats, entraînés malheureufement alors par la clameur publique, que le confeil & l'églife de Genève furent obligés de démentir cette fatale erreur, & d'envoyer au parlement de Toulouse une atteftation juridique, que non-feulement les proteftans ne tuent point leurs enfans, mais qu'on les laiffe maîtres de tous leurs biens quand ils quittent leur fecte pour une autre. On fait que Calas fut roué malgré cette atteftation.

Un nommé Landes juge de village, affifté de quelques gradués auffi favans que lui, s'empreffa de faire toutes les difpofitions pour bien fuivre l'exemple qu'on venait de donner dans Toulouse. Un médecin de village, auffi éclairé que les juges, ne manqua pas d'affurer à l'inspection du corps, au bout de vingt jours, que cette fille avait été étranglée & jettée enfuite dans le puits. Sur cette dépofition le juge décrète de prise corps le père, la mère & les deux filles.

de

La famille juftement effrayée par la catastrophe de Calas & par les confeils de fes amis, prend incontinent la fuite; ils marchent au milieu des neiges pendant un hyver rigoureux; & de montagnes en montagnes ils arrivent jufqu'à celles des Suiffes. Celle des deux filles, qui était mariée & groffe, accouche avant le terme parmi les glaces.

La première nouvelle que cette famille apprend quand elle est en lieu de fûreté, c'est que le père & la mère font condamnés à

être pendus; les deux filles à demeurer fous la potence pendant l'exécution de leur mère, & à être reconduites par le bourreau hors du territoire, fous peine d'être pendues fi elles reviennent. C'est ainsi qu'on instruit la contumace.

Ce jugement était également abfurde & abominable. Si le père, de concert avec fa femme, avait étranglé sa fille, il falait le rouer comme Calas; & brûler la mère, au moins après qu'elle aurait été étranglée; parce que ce n'est pas encor l'ufage de rouer les femmes dans le pays de ce juge. Se contenter de pendre en pareille occafion, c'était avouer que le crime n'était pas avéré, & que dans le doute la corde était un parti mitoyen qu'on prenait faute d'être inftruit. Cette fentence bleffait également la loi & la raison.

La mère mourut de défefpoir; & toute la famille, dont le bien était confifqué, allait mourir de mifère, fi elle n'avait pas trouvé des fecours.

On s'arrête ici pour demander s'il y a quelque loi & quelque raifon qui puiffe justifier une telle fentence? On peut dire au juge: Quelle rage vous a porté à condamner à la mort un père & une mère ? C'eft qu'ils fe font enfuis, répond le juge. Eh miférable! voulais - tu qu'ils reftaffent pour affouvir ton imbécille fureur? Qu'importe qu'ils paraiffent devant toi chargés de fers pour te répondre, ou qu'ils lèvent les mains au ciel contre toi loin de ta face! Ne peux-tu pas voir fans eux la vérité qui doit te frapper? Ne peux-tu pas voir que le père était à une lieuë de fa fille au milieu de vingt perfonnes, quand cette malheureuse fille s'échappa des bras de fa mère ? Peux-tu ignorer que toute la famille l'a cherchée pendant vingt jours & vingt nuits? Tu ne réponds à cela que ces mots, coutumace, coutumace. Quoi! parce qu'un homme eft abfent, il faut qu'on le condamne à être pendu, quand fon innocence eft évidente! C'eft la jurifprudence d'un fot & d'un monftre. Et la vie, les biens, l'honneur des citoyens dépendront de ce code d'Iroquois !

La famille Sirven traîna son malheur loin de fa patrie pendant plus de huit années. Enfin, la fuperftition fanguinaire qui deshonorait le Languedoc, ayant été un peu adoucie, & les efprits étant devenus plus éclairés, ceux qui avaient confolé les Sirven pendant leur exil, leur confeillèrent de venir

demander justice au parlement de Toulouse même, lorsque le fang des Calas ne fumait plus, & que plufieurs fe repentaient de l'avoir répandu. Les Sirven furent juftifiés. Erudimini qui judicatis terram.

CRITIQUE.

'Article Critique fait par Mr. de Marmontel dans l'Ency

Lclopédie, eff fi bon qu'il ne ferait pas pardonnable d'en

donner ici un nouveau, fi on n'y traitait pas une matière toute différente fous le même titre. Nous entendons ici cette cri

tique née de l'envie auffi ancienne que le genre-humain. Il y a environ trois mille ans qu'Héfiode a dit, le potier porte envie au potier, le forgeron au forgeron, le muficien au muficien.

Le duc de Sulli dans fes mémoires, trouve le cardinal d'Offat, & le fecrétaire d'état Villeroi, de mauvais miniftres; Louvois faifait ce qu'il pouvait pour ne pas eftimer le grand Colbert; mais ils n'imprimàient rien l'un contre l'autre : le duc de Marlborough ne fit rien imprimer contre le comte Peterboroug: c'eft une fottife qui n'eft d'ordinaire attachée qu'à la littérature, à la chicane, & à la théologie. C'eft dommage que les œconomies politiques & royales foient tachées quelquefois de ce défaut.

La Motte Houdart était un homme de mérite en plus d'un genre; il a fait de très belles ftances.

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Et l'honneur de paffer pour chafte
La réfout à l'être en effet.

En vain ce févère ftoïque

Sous mille défauts abattu,
Se vante d'une ame héroïque
Toute vouée à la vertu ;

Ce n'eft point la vertu qu'il aime,

Mais mon cœur yvre de lui-même
Voudrait ufurper les autels;
Et par fa fageffe frivole

Il ne veut que parer l'idole

Qu'il offre au culte des mortels.

Les champs de Pharfale & d'Arbelle
Ont vu triompher deux vainqueurs,
L'un & l'autre digne modèle
Que fe propofent les grands cœurs.
Mais le fuccès a fait leur gloire ;

Et fi le fceau de la victoire
N'eût confacré ces demi-dieux,
Alexandre aux yeux du vulgaire,
N'aurait été qu'un téméraire,
Et Céfar qu'un féditieux.

Cet auteur, dis-je, était un fage qui prêta plus d'une fois le charme des vers à la philofophie. S'il avait toûjours écrit de pareilles ftances, il ferait le premier des poëtes lyriques ; cependant c'est alors qu'il donnait ces beaux morceaux, que l'un de fes contemporains l'appellait

Certain oifon, gibier de baffe-cour.

Il dit de La Motte en un autre endroit;

De fes difcours l'ennuieufe beauté.

Questions fur l'Encyclopédie. Tom. II.

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