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mettant de manger la chair des bêtes, il en avoit réservé le sang (1). Les meurtres se multiplièrent sans mesure. Il est vrai qu'avant le déluge Caïn avoit sacrifié son frère à sa jalousie (2). Lamech, sorti de Caïn, avoit fait le second meurtre (3); et on peut croire qu'il s'en fit d'autres après ces damnables exemples. Mais les guerres n'étoient pas encore inventées. Ce fut après le déluge que parurent ces ravageurs de provinces, que l'on a nommés conquérans, qui, poussés par la seule gloire du commandement, ont exterminé tant d'innocens: Nemrod, maudit rejeton de Cham maudit par son père, commença à faire la guerre seulement pour s'établir un empire (4). Depuis ce temps l'ambition s'est jouée, sans aucune borne, de la vie des hommes : ils en sont venus à ce point de s'entretuer sans se haïr : le comble de la gloire et le plus beau de tous les arts a été de se tuer les uns les autres.

le

Cent ans ou environ après le déluge, Dieu frappa

genre humain d'un autre fléau par la division des langues. Dans la dispersion qui se devoit faire de la famille de Noé par toute la terre habitable, c'étoit encore un lien de la société, que la langue qu'avoient parlée les premiers hommes, et qu'Adam avoit apprise à ses enfans, demeurât commune. Mais ce reste de l'ancienne concorde périt à la tour de Babel : soit que les enfans d'Adam, toujours incrédules, n'eussent pas donné assez de croyance à la promesse de Dieu qui les avoit assuré qu'on ne verroit plus de déluge, et qu'ils se soient préparé un refuge contre un semblable accident dans la solidité et dans la hauteur (4) Gen. x. 9.

(1) Gen. 1x. 4. (2) Gen. 1v. 8.- (3) Ibid. 23.

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de ce superbe édifice, ou qu'ils n'aient eu pour objet que de rendre leur nom immortel par ce grand ouvrage, avant que de se séparer, ainsi qu'il est marqué dans la Genèse (1); Dieu ne leur permit pas de le porter, comme ils l'espéroient, jusqu'aux nues; ni de menacer pour ainsi dire le ciel par l'élévation de ce hardi bâtiment; et il mit la confusion parmi eux, en leur faisant oublier leur premier langage. Là donc ils commencèrent à se diviser en langues et en nations. Le nom de Babel, qui signifie confusion, demeura à la tour, en témoignage de ce désordre, et pour être un monument éternel au genre humain, que l'orgueil est la source de la division et du trouble parmi les hommes.

Voilà les commencemens du monde, tels que l'histoire de Moïse nous les représente: commencemens heureux d'abord, pleins ensuite de maux infinis; par rapport à Dieu qui fait tout, toujours admirables; tels enfin que nous apprenons, en les repassant dans notre esprit, à considérer l'univers et le genre humain toujours sous la main du Créateur, tiré du néant par sa parole, conservé par sa bonté, gouverné par sa sagesse, puni par sa justice, délivré par sa miséricorde, et toujours assujetti à sa puissance.

Ce n'est pas ici l'univers tel que l'ont conçu les philosophes; formé, selon quelques-uns, par un concours fortuit des premiers corps; ou qui, selon les plus sages, a fourni sa matière à son auteur; qui par conséquent n'en dépend, ni dans le fond de son être, ni dans son premier état, et qui l'astreint à certaines lois que lui-même ne peut violer.

(1) Gen. x1. 4, 7.

Moïse

Moïse et nos anciens pères, dont Moïse a recueilli les traditions, nous donnent d'autres pensées. Le Dieu qu'il nous a montré a bien une autre puissance il peut faire et défaire ainsi qu'il lui plaît; il donne des lois à la nature, et les renverse quand il veut.

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Si pour se faire connoître, dans le temps que la plupart des hommes l'avoient oublié, il a fait des miracles étonnans, et a forcé la nature à sortir de ses lois les plus constantes, il a continué par-là à montrer qu'il en étoit le maître absolu, et que sa volonté est le seul lien qui entretient l'ordre du monde.

C'est justement ce que les hommes avoient oublié : la stabilité d'un si bel ordre ne servoit plus qu'à leur persuader que cet ordre avoit toujours été, et qu'il étoit de soi-même; par où ils étoient portés à adorer ou le monde en général, ou les astres, les élémens, et enfin tous ces grands corps qui le composent. Dieu donc a témoigné au genre humain une bonté digne de lui, en renversant dans des occasions éclatantes cet ordre, qui non-seulement ne les frappoit plus, parce qu'ils y étoient accoutumés, mais encore qui les portoit, tant ils étoient aveuglés, à imaginer hors de Dieu l'éternité et l'indépendance.

L'histoire du peuple de Dieu, attestée par sa propre suite, et par la religion tant de ceux qui l'ont écrite que de ceux qui l'ont conservée avec tant de soin, a gardé comme dans un fidèle registre la mémoire de ces miracles, et nous donne par-là l'idée véritable de l'empire suprême de Dieu maître toutpuissant de ses créatures, soit pour les tenir sujettes BOSSUET. XXXV.

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aux lois générales qu'il a établies, soit pour leur en donner d'autres quand il juge qu'il est nécessaire de réveiller par quelque coup surprenant le genre humain endormi.

Voilà le Dieu que Moïse nous a proposé dans ses écrits comme le seul qu'il falloit servir; voilà le Dieu que les patriarches ont adoré avant Moïse; en un mot, le Dieu d'Abraham, d'Isaac, et de Jacob, à qui notre père Abraham a bien voulu immoler son fils unique, dont Melchisedech figure de Jésus-Christ étoit le pontife, à qui notre père Noé a sacrifié en sortant de l'arche, que le juste Abel avoit reconnu en lui offrant ce qu'il avoit de plus précieux, que Seth donné à Adam à la place d'Abel avoit fait connoître à ses enfans appelés aussi les enfans de Dieu, qu'Adam même avoit montré à ses descendans comme celui des mains duquel il s'étoit vu récemment sorti, et qui seul pouvoit mettre fin aux maux de sa malheureuse postérité.

La belle philosophie, que celle qui nous donne des idées si pures de l'auteur de notre être! la belle tradition, que celle qui nous conserve la mémoire de ses œuvres magnifiques! Que le peuple de Dieu est saint, puisque, par une suite non interrompue depuis l'origine du monde jusqu'à nos jours, il a toujours conservé une tradition et une philosophie si sainte !

CHAPITRE II.

Abraham et les patriarches.

MAIS comme le peuple de Dieu a pris sous le patriarche Abraham une forme plus réglée, il est

nécessaire, Monseigneur, de vous arrêter un peu sur ce grand homme.

Il naquit environ trois cent cinquante ans après le déluge, dans un temps où la vie humaine, quoique réduite à des bornes plus étroites, étoit encore très-longue. Noé ne faisoit que de mourir, Sem son fils aîné vivoit encore, et Abraham a pu passer avec lui presque toute sa vie.

Représentez-vous donc le monde encore nouveau, et encore pour ainsi dire tout trempé des eaux du déluge, lorsque les hommes, si près de l'origine des choses, n'avoient besoin pour connoître l'unité de Dieu, et le service qui lui étoit dû, que de la tradition qui s'en étoit conservée depuis Adam et depuis Noé; tradition d'ailleurs si conforme aux lumières de la raison, qu'il sembloit qu'une vérité si claire et si importante ne pût jamais être obscurcie, ni oubliée parmi les hommes. Tel est le premier état de la religion, qui dure jusqu'à Abraham, où pour connoître les grandeurs de Dieu, les hommes n'avoient à consulter que leur raison et leur mémoire.

Mais la raison étoit foible et corrompue; et à mesure qu'on s'éloignoit de l'origine des choses, les hommes brouilloient les idées qu'ils avoient reçues de leurs ancêtres. Les enfans indociles ou mal appris n'en vouloient plus croire leurs grands-pères décrépits, qu'ils ne connoissoient qu'à peine après tant de générations; le sens humain abruti ne pouvoit plus s'élever aux choses intellectuelles ; et les hommes ne voulant plus adorer que ce qu'ils voyoient, l'idolâtrie se répandoit par tout l'univers.

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