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pouvoient souffrir autour d'eux aucune domination; et voulant tout mettre sous le joug, ils devinrent insupportables aux peuples voisins. Cette jalousie réunit contre eux, avec les rois de Médie et les rois de Perse, une grande partie des peuples d'Orient. L'orgueil se tourne aisément en cruauté. Comme les rois de Babylone traitoient inhumainement leurs sujets, des peuples entiers aussi bien que des principaux seigneurs de leur empire se joignirent à Cyrus et aux Mèdes (1). Babylone, trop accoutumée à commander et à vaincre, pour craindre tant d'ennemis ligués contre elle, pendant qu'elle se croit invincible, devint captive des Mèdes qu'elle prétendoit subjuguer, et périt enfin par son orgueil.

La destinée de cette ville fut étrange, puisqu'elle périt par ses propres inventions. L'Euphrate faisoit ⚫ à peu près dans ses vastes plaines le même effet que le Nil dans celles d'Egypte : mais, pour le rendre commode, il falloit encore plus d'art et plus de travail que l'Egypte n'en employoit pour le Nil. L'Euphrate étoit droit dans son cours, et jamais ne se débordoit (2). Il lui fallut faire dans tout le pays un nombre infini de canaux, afin qu'il en pût arroser les terres, dont la fertilité devenoit incomparable par ce secours. Pour rompre la violence de ses eaux trop impétueuses, il fallut le faire couler par mille détours, et lui creuser de grands lacs qu'une sage reine revêtit avec une magnificence incroyable. Nitocris mère de Labynithe, autrement nommé Nabonide ou Baltasar, dernier roi de Babylone, fit ces grands ouvrages. Mais cette reine entreprit un tra

(1) Xen. Cyrop. lib. 111, 17. — (2) Herod. lib. 1, c. 193.

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vail bien plus merveilleux : ce fut d'élever sur l'Euphrate un pont de pierre, afin que les deux côtés de la ville, que l'immense largeur de ce fleuve séparoit trop, pussent communiquer ensemble. Il fallut donc mettre à sec une rivière si rapide et si profonde, en détournant ses eaux dans un lac immense que la Reine avoit fait creuser. En même temps on bâtit le pont, dont les solides matériaux étoient préparés, et on revêtit de brique les deux bords du fleuve jusqu'à une hauteur étonnante, en y laissant des descentes revêtues de même, et d'un aussi bel ouvrage que les murailles de la ville. La diligence du travail en égala la grandeur (1). Mais une reine si prévoyante ne songea pas qu'elle apprenoit à ses ennemis à prendre sa ville. Ce fut dans le même lac qu'elle avoit creusé, que Cyrus détourna l'Euphrate, quand désespérant de réduire Babylone, ni par force ni par famine, il s'y ouvrit des deux côtés de la ville le passage que nous avons vu tant marqué par les prophètes.

Si Babylone eût pu croire qu'elle eût été périssable comme toutes les choses humaines, et qu'une confiance insensée ne l'eût pas jetée dans l'aveuglement; non-seulement elle eût pu prévoir ce que fit Cyrus, puisque la mémoire d'un travail semblable étoit récente; mais encore, en gardant toutes les descentes, elle eût accablé les Perses dans le lit de la rivière où ils passoient. Mais on ne songeoit qu'aux plaisirs et aux festins : il n'y avoit ni ordre ni commandement réglé. Ainsi périssent non-seulement les

(1) Herod. lib. 11, c. 185 et seq.

BOSSUET. XXXV.

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plus fortes places, mais encore les plus grands empires. L'épouvante se mit partout: le roi impie fut tué; et Xénophon, qui donne ce titre au dernier roi de Babylone (1), semble désigner par ce mot les sacriléges de Baltasar, que Daniel nous fait voir punis par une chute si surprenante.

Les Mèdes, qui avoient détruit le premier empire des Assyriens, détruisirent encore le second; comme si cette nation eût dû être toujours fatale à la grandeur assyrienne. Mais à cette dernière fois la valeur et le grand nom de Cyrus fit que les Perses ses sujets eurent la gloire de cette conquête.

En effet, elle est due entièrement à ce héros qui ayant été élevé sous une discipline sévère et régulière, selon la coutume des Perses, peuples alors aussi modérés, que depuis ils ont été voluptueux, fut accoutumé dès son enfance à une vie sobre et militaire (2). Les Mèdes, autrefois si laborieux et si guerriers (3), mais à la fin ramollis par leur abondance, comme il arrive toujours, avoient besoin d'un tel général. Cyrus se servit de leurs richesses et de leur nom toujours respecté en Orient; mais il mettoit l'espérance du succès dans les troupes qu'il avoit amenées de Perse. Dès la première bataille le roi de Babylone fut tué, et les Assyriens mis en déroute (4). Le vainqueur offrit le duel au nouveau roi ; et en montrant son courage, il se donna la réputation d'un prince clément qui épargne le sang des sujets. Il joignit la politique à la valeur. De peur de ruiner un si beau pays, qu'il regardoit

(1) Xenoph. Cyropæd. lib. vII, c. 5. - (3) Ibid. lib. 1. - (3) Polyb. lib. v, c. 44; lib. x, c. 24. — (4) Xen. Cyropæd. lib. 1v, V.

déjà comme sa conquête, il fit résoudre que les laboureurs seroient épargnés de part et d'autre (1). II sut réveiller la jalousie des peuples voisins contre l'orgueilleuse puissance de Babylone qui alloit tout envahir; et enfin la gloire qu'il s'étoit acquise, autant par sa générosité et par sa justice, que par le bonheur de ses armes, les ayant tous réunis sous ses étendards, avec de si grands secours il soumit cette vaste étendue de terre dont il composa son empire.

C'est par-là que s'éleva cette monarchie. Cyrus la rendit si puissante, qu'elle ne pouvoit guère manquer de s'accroître sous ses successeurs. Mais pour entendre ce qui l'a perdue, il ne faut que comparer les Perses et les successeurs de Cyrus avec les Grecs et leurs généraux, surtout avec Alexandre.

CHAPITRE V.

Les Perses, les Grecs, et Alexandre.

CAMBYSE fils de Cyrus fut celui qui corrompit les mœurs des Perses (2), Son père, si bien élevé parmi les soins de la guerre, n'en prit pas assez de donner au successeur d'un si grand empire une éducation semblable à la sienne; et, par le sort ordinaire des choses humaines, trop de grandeur nuisit à la vertu. Darius, fils d'Hystaspe, qui d'une vie privée fut élevé sur le trône, apporta de meilleures dispositions à la souveraine puissance, et fit quelques efforts pour réparer les désordres. Mais la corruption étoit déjà trop universelle l'abondance avoit introduit trop de déréglement dans les mœurs; et

(1) Xen. Cyropæd. lib. v. --- (2) Plat. de Leg. lib. 111.

Darius n'avoit pas lui-même conservé assez de force pour être capable de redresser tout-à-fait les autres. Tout dégénéra sous ses successeurs, et le luxe des Perses n'eut plus de mesure.

Mais encore que ces peuples devenus puissans eussent beaucoup perdu de leur ancienne vertu en s'abandonnant aux plaisirs, ils avoient toujours conservé quelque chose de grand et de noble. Que peut-on voir de plus noble que l'horreur qu'ils avoient pour le mensonge (1), qui passa toujours parmi eux pour un vice honteux et bas? Ce qu'ils trouvoient le plus lâche, après le mensonge, étoit de vivre d'emprunt. Une telle vie leur paroissoit fainéante, honteuse, servile, et d'autant plus méprisable, qu'elle portoit à mentir. Par une générosité naturelle à leur nation, ils traitoient honnêtement les rois vaincus. Pour peu que les enfans de ces princes fussent capables de s'accommoder avec les vainqueurs, ils les laissoient commander dans leur pays avec presque toutes les marques de leur ancienne grandeur (2). Les Perses étoient honnêtes civils, libéraux envers les étrangers, et ils savoient s'en servir. Les gens de mérite étoient connus parmi eux, et ils n'épargnoient rien pour les gagner. Il est vrai qu'ils ne sont pas arrivés à la connoissance parfaite de cette sagesse qui apprend à bien gouverner. Leur grand empire fut toujours régi avec quelque confusion. Ils ne surent jamais trouver ce bel art, depuis si bien pratiqué par les Romains, d'unir toutes les parties d'un grand Etat, et d'en faire un tout parfait. Aussi n'étoient-ils presque ja

(1) Plat. Alcib. 1. Herod. lib. 1, c. 138. - (2) Herod. lib. 111, c. 15.

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