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ce que peut la discipline contre la multitude et la confusion, et ce que peut la valeur conduite avec art contre une impétuosité aveugle.

Il ne restoit à la Perse, tant de fois vaincue, que de mettre la division parmi les Grecs; et l'état même où ils se trouvoient par leurs victoires, rendoit cette entreprise facile (1). Comme la crainte les tenoit unis, la victoire et la confiance rompit l'union. Accoutumés à combattre et à vaincre, quand ils crurent n'avoir plus à craindre la puissance des Perses, ils se tournèrent les uns contre les autres. Mais il faut expliquer un peu davantage cet état des Grecs, et ce secret de la politique persienne.

Parmi toutes les républiques dont la Grèce étoit composée, Athènes et Lacédémone étoient sans comparaison les principales. On ne peut avoir plus d'esprit qu'on en avoit à Athènes, ni plus de force qu'on en avoit à Lacédémone. Athènes vouloit le plaisir : la vie de Lacédémone étoit dure et laborieuse. L'une et l'autre aimoit la gloire et la liberté : mais à Athènes la liberté tendoit naturellement à la licence; et contrainte par des lois sévères à Lacédémone, plus elle étoit réprimée au dedans, plus elle cherchoit à s'étendre en dominant au dehors. Athènes vouloit aussi dominer, mais par un autre principe. L'intérêt se mêloit à la gloire. Ses citoyens excelloient dans l'art de naviguer; et la mer, où elle régnoit, l'avoit enrichie. Pour demeurer seule maîtresse de tout le commerce, il n'y avoit rien qu'elle ne voulût assujettir; et ses richesses, qui lui inspiroient ce désir, lui fournissoient le moyen de le satis(1) Plat. de Leg. lib. 11.

faire. Au contraire, à Lacédémone, l'argent étoit méprisé. Comme toutes ses lois tendoient à en faire une république guerrière, la gloire des armes étoit le seul charme dont les esprits de ses citoyens fussent possédés. Dès-là naturellement elle vouloit dominer; et plus elle étoit au-dessus de l'intérêt, plus elle s'abandonnoit à l'ambition.

Lacédémone, par sa vie réglée, étoit ferme dans ses maximes et dans ses desseins. Athènes étoit plus vive, et le peuple y étoit trop maître. La philosophie et les lois faisoient à la vérité de beaux effets dans des naturels si exquis; mais la raison toute seule n'étoit pas capable de les retenir. Un sage Athénien (1), et qui connoissoit admirablement le naturel de son pays, nous apprend que la crainte étoit nécessaire à ces esprits trop vifs et trop libres; et qu'il n'y eut plus moyen de les gouverner, quand la victoire de Salamine les eut rassurés contre les Perses.

Alors deux choses les perdirent, la gloire de leurs belles actions, et la sûreté où ils croyoient être. Les magistrats n'étoient plus écoutés; et comme la Perse étoit affligée par une excessive sujétion, Athènes, dit Platon, ressentit les maux d'une liberté excessive.

Ces deux grandes républiques, si contraires dans leurs mœurs et dans leur conduite, s'embarrassoient l'une l'autre dans le dessein qu'elles avoient d'assujettir toute la Grèce ; de sorte qu'elles étoient toujours ennemies, plus encore par la contrariété de (1) Plat. de Leg. lib. 111,

leurs

leurs intérêts, que par l'incompatibilité de leurs humeurs.

y

Les villes grecques ne vouloient la domination ni de l'une ni de l'autre : car, outre que chacun souhaitoit pouvoir conserver sa liberté, elles trouvoient l'empire de ces deux républiques trop fâcheux. Celui de Lacédémone étoit dur. On remarquoit dans son peuple je ne sais quoi de farouche. Un gouvernement trop rigide, et une vie trop laborieuse rendoit les esprits trop fiers, trop austères, et trop impérieux (1): joint qu'il falloit se résoudre à n'être jamais en paix sous l'empire d'une ville, qui étant formée pour la guerre, ne pouvoit se conserver qu'en la continuant sans relâche (2). Ainsi les Lacédémoniens vouloient commander, et tout le monde craignoit qu'ils ne commandassent (3). Les Athéniens étoient naturellement plus doux et plus agréables. Il n'y avoit rien de plus délicieux à voir que leur ville, où les fêtes et les jeux étoient perpétuels où l'esprit, où la liberté et les passions donnoient tous les jours de nouveaux spectacles (4). Mais leur conduite inégale déplaisoit à leurs alliés, et étoit encore plus insupportable à leurs sujets. Il falloit essuyer les bizarreries d'un peuple flatté, c'està-dire, selon Platon, quelque chose de plus dangereux que celles d'un prince gâté par la flatterie.

:

Ces deux villes ne permettoient point à la Grèce de demeurer en repos. Vous avez vu la guerre du Péloponnèse, et les autres toujours causées ou entretenues par les jalousies de Lacédémone et d'A

-

(1) Arist. Polit. lib. vm, c. 4. (2) Ibid. lib. v11, c. 14. noph. de Rep. Lac. (4) Plat. de Rep. lib. vII.

BOSSUET. XXXV.

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thènes. Mais ces mêmes jalousies, qui troubloient la Grèce, la soutenoient en quelque façon, et l'empêchoient de tomber dans la dépendance de l'une ou de l'autre de ces républiques.

Les Perses aperçurent bientôt cet état de la Grèce. Ainsi tout le secret de leur politique étoit d'entretenir ces jalousies, et de fomenter ces divisions. Lacédémone, qui étoit la plus ambitieuse, fut la première à les faire entrer dans les querelles des Grecs. Ils y entrèrent dans le dessein de se rendre maîtres de toute la nation; et soigneux d'affoiblir les Grecs les uns par les autres, ils n'attendoient que le moment de les accabler tous ensemble. Déjà les villes de Grèce ne regardoient dans leurs guerres que le roi de Perse, qu'elles appeloient le grand Roi (1), ou le Roi par excellence, comme si elles se fussent déjà comptées pour sujettes: mais il n'étoit pas possible que l'ancien esprit de la Grèce ne se réveillât, à la veille de tomber dans la servitude, et entre les mains des Barbares. De petits rois grecs entreprirent de s'opposer à ce grand roi, et de ruiner son empire. Avec une petite armée, mais nourrie dans la discipline que nous avons vue, Agésilas, roi de Lacédémone, fit trembler les Perses dans l'Asie mineure (2), et montra qu'on les pouvoit abattre. Les seules divisions de la Grèce arrêtèrent ses conquêtes : mais il arriva dans ces temps-là que le jeune Cyrus frère d'Artaxerxe se révolta contre lui. Il avoit dix mille Grecs dans ses troupes, qui seuls ne purent être rompus dans la déroute universelle de son armée. Il fut tué dans la bataille, et de la main

(1) Plat. de Leg. lib. in. Isoc. Paneg. etc.— (2) Polyb. lib. 1, c. 6.

d'Artaxerxe, à ce qu'on dit. Nos Grecs se trouvoient sans protecteur au milieu des Perses et aux environs de Babylone. Cependant Artaxerxe victorieux ne put ni les obliger à poser volontairement les armes, ni les y forcer. Ils conçurent le hardi dessein de traverser en corps d'armée tout son empire pour retourner en leur pays, et ils en vinrent à bout. C'est la belle histoire qu'on trouve si bien racontée par Xénophon, dans son livre de la Retraite des dix mille, ou de l'Expédition du jeune Cyrus. Toute la Grèce vit alors, plus que jamais, qu'elle nourrissoit une milice invincible à laquelle tout devoit céder, et que ses seules divisions la pouvoient soumettre à un ennemi trop foible pour lui résister quand elle seroit unie. Philippe roi de Macédoine, également habile et vaillant, ménagea si bien les avantages que lui donnoit contre tant de villes et de républiques divisées, un royaume petit, à la vérité, mais uni, et où la puissance royale étoit absolue, qu'à la fin, moitié par adresse et moitié par force, il se rendit le plus puissant de la Grèce, et obligea tous les Grecs à marcher sous ses étendards contre l'ennemi commun. Il fut tué dans ces conjonctures mais Alexandre son fils succéda à son

royaume et à ses desseins.

Il trouva les Macédoniens non-seulement aguerris, mais encore triomphans, et devenus par tant de succès presque autant supérieurs aux autres Grecs en valeur et en discipline, que les autres Grecs étoient au-dessus des Perses et de leurs semblables.

Darius, qui régnoit en Perse de son temps, étoit juste, vaillant, généreux, aimé de ses peuples, et ne

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