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\ manquoit ni d'esprit ni de vigueur pour exécuter ses desseins. Mais si vous le comparez avec Alexandre; son esprit avec ce génie perçant et sublime; sa valeur avec la hauteur et la fermeté de ce courage invincible qui se sentoit animé par les obstacles; avec cette ardeur immense d'accroître tous les jours son nom, qui lui faisoit préférer à tous les périls, à tous les travaux, et à mille morts, le moindre degré de gloire; enfin, avec cette confiance qui lui faisoit sentir au fond de son cœur que tout lui devoit céder comme à un homme que sa destinée rendoit supérieur aux autres, confiance qu'il inspiroit non-seulement à ses chefs, mais encore aux moindres de ses soldats, qu'il élevoit par ce moyen au-dessus des difficultés, et au-dessus d'eux-mêmes : vous jugerez aisément auquel des deux appartenoit la victoire. Et si vous joignez à ces choses les avantages des Grecs et des Macédoniens au-dessus de leurs ennemis, vous avouerez que la Perse, attaquée par un tel héros et par de telles armées, ne pouvoit plus éviter de changer de maître. Ainsi vous découvrirez en même temps ce qui a ruiné l'empire des Perses, et ce qui a élevé celui d'Alexandre.

Pour lui faciliter la victoire, il arriva que la Perse perdit le seul général qu'elle pût opposer aux Grecs: c'étoit Memnon Rhodien (1). Tant qu'Alexandre eut en tête un si fameux capitaine, il put se glorifier d'avoir vaincu un ennemi digne de lui. Au lieu de hasarder contre les Grecs une bataille générale, Memnon vouloit qu'on leur disputât tous les passages, qu'on leur coupât les vivres, qu'on les allât (1) Diod. lib. xy1ı, sect. 1, n. 5,

attaquer chez eux, et que par une attaque vigoureuse on les forçât à venir défendre leur pays. Alexandre y avoit pourvu, et les troupes qu'il avoit laissées à Antipater suffisoient pour garder la Grèce. Mais sa bonne fortune le délivra tout d'un coup de cet embarras. Au commencement d'une diversion qui déjà inquiétoit toute la Grèce, Memnon mourut, et Alexandre mit tout à ses pieds.

Ce prince fit son entrée dans Babylone avec un éclat qui surpassoit tout ce que l'univers avoit jamais vu; et après avoir vengé la Grèce, après avoir subjugué avec une promptitude incroyable toutes les terres de la domination persienne, pour assurer de tous côtés son nouvel empire, ou plutôt pour contenter son ambition, et rendre son nom plus fameux que celui de Bacchus, il entra dans les Indes où il poussa ses conquêtes plus loin que ce célèbre vainqueur. Mais celui que les déserts, les fleuves, et les montagnes n'étoient pas capables d'arrêter, fut contraint de céder à ses soldats rebutés qui lui demandoient du repos. Réduit à se contenter des superbes monumens qu'il laissa sur le bord de l'Araspe, il ramena son armée par une autre route que celle qu'il avoit tenue, et dompta tous les pays qu'il trouva sur son passage.

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Il revint à Babylone craint et respecté non pas comme un conquérant, mais comme un dieu. Mais cet empire formidable qu'il avoit conquis, ne dura pas plus long-temps que sa vie, qui fut fort courte. A l'âge de trente-trois ans, au milieu des plus vastes desseins qu'un homme eût jamais conçus, et avec les plus justes espérances d'un heureux succès, il

mourut sans avoir eu le loisir d'établir solidement ses affaires, laissant un frère imbécile, et des enfans en bas âge, incapables de soutenir un si grand poids. Mais ce qu'il y avoit de plus funeste pour sa maison et pour son empire, est qu'il laissoit des capitaines à qui il avoit appris à ne respirer que l'ambition et la guerre. Il prévit à quels excès ils se porteroient quand il ne seroit plus au monde : pour les retenir, et de peur d'en être dédit, il n'osa nommer ni son successeur ni le tuteur de ses enfans. Il prédit seulement que ses amis célébreroient ses funérailles avec des batailles sanglantes; et il expira dans la fleur de son âge, plein des tristes images de la confusion qui devoit suivre sa mort.

En effet, vous avez vu le partage de son empire, et la ruine affreuse de sa maison. La Macédoine, son ancien royaume, tenu par ses ancêtres depuis tant de siècles, fut envahi de tous côtés comme une succession vacante; et après avoir été long-temps la proie du plus fort, il passa enfin à une autre famille. Ainsi ce grand conquérant, le plus renommé et le plus illustre qui fut jamais, a été le dernier roi de sa race. S'il fût demeuré paisible dans la Macédoine, la grandeur de son empire n'auroit pas tenté ses capitaines, et il eût pu laisser à ses enfans le royaume de ses pères. Mais parce qu'il avoit été trop puissant, il fut cause de la perte de tous les siens et voilà le fruit glorieux de tant de conquêtes.

Sa mort fut la seule cause de cette grande révolution. Car il faut dire, à sa gloire, que si jamais homme a été capable de soutenir un si vaste empire,

quoique nouvellement conquis, ç'a été sans doute Alexandre, puisqu'il n'avoit pas moins d'esprit que de courage. Il ne faut donc point imputer à ses fautes, quoiqu'il en ait fait de grandes, la chute de sa famille, mais à la seule mortalité; si ce n'est qu'on veuille dire qu'un homme de son humeur, et que son ambition engageoit toujours à entreprendre, n'eût jamais trouvé le loisir d'établir les choses.

Quoi qu'il en soit, nous voyons par son exemple, qu'outre les fautes que les hommes pourroient corriger, c'est-à-dire celles qu'ils font par emportement ou par ignorance, il y a un foible irrémédiable inséparablement attaché aux desseins humains; et c'est la mortalité. Tout peut tomber en un moment par cet endroit-là ce qui nous force d'avouer que comme le vice le plus inhérent, si je puis parler de la sorte, et le plus inséparable des choses humaines, c'est leur propre caducité; celui qui sait conserver et affermir un Etat, a trouvé un plus haut point de sagesse que celui qui sait conquérir et gagner des batailles.

Il n'est pas besoin que je vous raconte en détail ce qui fit périr les royaumes formés du débris de l'empire d'Alexandre, c'est-à-dire, celui de Syrie, celui de Macédoine, et celui d'Egypte. La cause commune de leur ruine est qu'ils furent contraints de céder à une plus grande puissance, qui fut la puissance romaine. Si toutefois nous voulions considérer le dernier état de ces monarchies, nous trouverions aisément les causes immédiates de leur chute; et nous verrions, entre autres choses, que

la plus puissante de toutes, c'est-à-dire celle de Syrie, après avoir été ébranlée par la mollesse et le luxe de la nation, reçut enfin le coup mortel par la division de ses princes.

CHAPITRE VI.

L'empire Romain, et, en passant, celui de Carthage et

sa mauvaise constitution.

Nous sommes enfin venus à ce grand empire qui a englouti tous les empires de l'univers, d'où sont sortis les plus grands royaumes du monde que nous habitons, dont nous respectons encore les lois, et que nous devons par conséquent mieux connoître que tous les autres empires. Vous entendez bien, que je parle de l'empire Romain. Vous en avez vu la longue et mémorable histoire dans toute sa suite. Mais pour entendre parfaitement les causes de l'élévation de Rome, et celles des grands changemens qui sont arrivés dans son état, considérez attentivement, avec les mœurs des Romains, les temps d'où dépendent tous les mouvemens de ce vaste empire.

De tous les peuples du monde, le plus fier et le plus hardi, mais tout ensemble le plus réglé dans ses conseils, le plus constant dans ses maximes, le plus avisé, le plus laborieux, et enfin le plus patient, a été le peuple Romain.

De tout cela s'est formée la meilleure milice et la politique la plus prévoyante, la plus ferme et la plus suivie qui fut jamais.

Le fond d'un Romain, pour ainsi parler, étoit

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