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droit, se les adjugea. Le sénat, quoique convaincu que le peuple dans le fond avoit bien jugé, ne put souffrir que les Romains eussent démenti leur générosité naturelle, ni qu'ils eussent lâchement trompé l'espérance de leurs voisins qui s'étoient soumis à leur arbitrage. Il n'y eut rien que ne fît cette compagnie pour empêcher un jugement d'un si pernicieux exemple, où les juges prenoient pour eux les terres contestées par les parties. Après que la sentence eut été rendue, ceux d'Ardée dont le droit étoit le plus apparent, indignés d'un jugement si inique, étoient prêts à s'en venger par les armes. Le sénat ne fit point de difficulté de leur déclarer publiquement qu'il étoit aussi sensible qu'eux-mêmes à l'injure qui leur avoit été faite; qu'à la vérité il ne pouvoit pas casser un décret du peuple, mais que si, après cette offense, ils vouloient bien se fier à la compagnie de la réparation qu'ils avoient raison de prétendre, le sénat prendroit un tel soin de leur satisfaction, qu'il ne leur resteroit aucun sujet de plainte. Les Ardéates se fièrent à cette parole. Il leur arriva une affaire capable de ruiner leur ville de fond en comble. Ils reçurent un si prompt secours par les ordres du sénat, qu'ils se crurent trop bien payés de la terre qui leur avoit été ôtée, et ne songeoient plus qu'à remercier de si fidèles amis. Mais le sénat ne fut pas content, jusqu'à ce qu'en leur faisant rendre la terre que le peuple romain s'étoit adjugée, il abolit la mémoire d'un si infâme jugement.

Je n'entreprends pas ici de vous dire combien le sénat a fait d'actions semblables; combien il a livré

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aux ennemis de citoyens parjures qui ne vouloient pas leur tenir parole, ou qui chicanoient sur leurs sermens; combien il a condamné de mauvais conseils qui avoient eu d'heureux succès (1) je vous dirai seulement que cette auguste compagnie n'inspiroit rien que de grand au peuple romain, et donnoit en toutes rencontres une haute idée de ses conseils, persuadée qu'elle étoit que la réputation étoit le plus ferme appui des Etats.

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On peut croire que dans un peuple si sagement dirigé, les récompenses et les châtimens étoient ordonnés avec grande considération. Outre que le service et le zèle au bien de l'Etat, étoient le moyen le plus sûr pour s'avancer dans les charges, les actions militaires avoient mille récompenses qui ne coûtoient rien au public, et qui étoient infiniment précieuses aux particuliers, parce qu'on y avoit attaché la gloire, si chère à ce peuple belliqueux. Une couronne d'or très-mince, et le plus souvent une couronne de feuilles de chêne, ou de laurier, ou de quelque herbage plus vil encore, devenoit inestimable parmi les soldats, qui ne connoissoient point de plus belles marques que celles de la vertu, ni de plus noble distinction que celle qui venoit des actions glorieuses.

Le sénat, dont l'approbation tenoit lieu de récompense, savoit louer et blâmer quand il falloit. Incontinent après le combat, les consuls et les autres généraux donnoient publiquement aux soldats et aux officiers la louange ou le blâme qu'ils méritoient mais eux-mêmes ils attendoient en suspens

(1) Polyb. Fit. Liv. Cic. de Off. lib. 11, c. 25, 26, etc.

le jugement du sénat, qui jugeoit de la sagesse des conseils, sans se laisser éblouir par le bonheur des événemens. Les louanges étoient précieuses, parce qu'elles se donnoient avec connoissance: le blâme piquoit au vif les cœurs généreux, et retenoit les plus foibles dans le devoir. Les châtimens qui suivoient les mauvaises actions, tenoient les soldats en crainte, pendant que les récompenses et la gloire bien dispensée les élevoit au-dessus d'eux-mêmes.

Qui peut mettre dans l'esprit des peuples la gloire, la patience dans les travaux, la grandeur de la nation, et l'amour de la patrie, peut se vanter d'avoir trouvé la constitution d'Etat la plus propre à produire de grands hommes. C'est sans doute les grands hommes qui font la force d'un empire. La nature ne manque pas de faire naître dans tous les pays des esprits et des courages élevés, mais il faut lui aider à les former. Ce qui les forme, ce qui les achève, ce sont des sentimens forts et de nobles impressions qui se répandent dans tous les esprits, et passent insensiblement de l'un à l'autre. Qu'estce qui rend notre noblesse si fière dans les combats, et si hardie dans les entreprises? c'est l'opinion reçue dès l'enfance, et établie par le sentiment unanime de la nation, qu'un gentilhomme sans cœur se dégrade lui-même, et n'est plus digne de voir le jour. Tous les Romains étoient nourris dans ces sentimens, et le peuple disputoit avec la noblesse à qui agiroit le plus par ces vigoureuses maximes. Durant les bons temps de Rome, l'enfance même étoit exercée par les travaux on n'y entendoit parler d'autre chose que de la grandeur du nom ro

main. Il falloit aller à la guerre quand la république l'ordonnoit, et là travailler sans cesse, camper hiver et été, obéir sans résistance, mourir ou vaincre. Les pères qui n'élevoient pas leurs enfans dans ces maximes, et comme il falloit pour les rendre capables de servir l'Etat, étoient appelés en justice par les magistrats, et jugés coupables d'un attentat envers le public. Quand on a commencé à prendre ce train, les grands hommes se font les uns les autres : et si Rome en a plus porté qu'aucune autre ville qui cût été avant elle, ce n'a point été par hasard; mais c'est que l'Etat romain, constitué de la manière que nous avons vu, étoit, pour ainsi parler, du tempérament qui devoit être le plus fécond en héros.

Un Etat qui se sent ainsi formé, se sent aussi en même temps d'une force incomparable, et ne se croit jamais sans ressource. Aussi voyons-nous que les Romains n'ont jamais désespéré de leurs affaires, ni quand Porsena roi d'Etrurie les affamoit dans leurs murailles; ni quand les Gaulois, après avoir brûlé leur ville, inondoient tout leur pays, et les tenoient serrés dans le Capitole; ni quand Pyrrhus roi des Epirotes, aussi habile qu'entreprenant, les effrayoit par ses éléphans, et défaisoit toutes leurs armées; ni quand Annibal, déjà tant de fois vainqueur, leur tua encore plus de cinquante mille hommes et leur meilleure milice dans la bataille de Cannes.

Ce fut alors que le consul Térentius Varro, qui venoit de perdre par sa faute une si grande bataille, fut reçu à Rome comme s'il eût été victorieux, parce seulement que dans un si grand malheur il n'avoit point désespéré des affaires de la

république. Le sénat l'en remercia publiquement, et dès-lors on résolut, selon les anciennes maximes, de n'écouter dans ce triste état aucune proposition de paix. L'ennemi fut étonné; le peuple reprit cœur, et crut avoir des ressources que le sénat connoissoit par sa prudence.

En effet, cette constance du sénat, au milieu de tant de malheurs qui arrivoient coup sur coup, ne venoit pas seulement d'une résolution opiniâtre de ne céder jamais à la fortune, mais encore d'une profonde connoissance des forces romaines et des forces ennemies. Rome savoit par son cens, c'est-à-dire, par le rôle de ses citoyens toujours exactement continué depuis Servius Tullius; elle savoit, dis-je, tout ce qu'elle avoit de citoyens capables de porter les armes, et ce qu'elle pouvoit espérer de la jeunesse qui s'élevoit tous les jours. Ainsi elle ménageoit ses forces contre un ennemi qui venoit des bords de l'Afrique; que le temps devoit détruire tout seul dans un pays étranger, où les secours étoient si tardifs; et à qui ses victoires mêmes, qui lui coûtoient tant de sang, étoient fatales. C'est pourquoi, quelque perte qui fût arrivée, le sénat, toujours instruit de ce qui lui restoit de bons soldats, n'avoit qu'à temporiser, et ne se laissoit jamais abattre. Quand, par la défaite de Cannes et par les révoltes qui suivirent, il vit les forces de la république tellement diminuées, qu'à peine eût-on pu se défendre si les ennemis eussent pressé, il se soutint par courage; et sans se troubler de ses pertes, il se mit à regarder les démarches du vainqueur. Aussitôt qu'on eut aperçu qu'Annibal, au lieu de poursuivre

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