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core faut-il examiner. Nul homme ne suit de tout point sa Religion, quand il en a une; cela est vrai (*) : la plupart n'en ont guère, et ne suivent point du tout celle qu'ils ont; cela est encore vrai (**) : mais enfin quelques-uns en ont une, la suivent du moins en partie, et il est indubitable que des motifs de Religion les empêchent souvent de mal faire, et obtiennent d'eux des vertus, des actions louables, qui n'auroient point eu lieu sans ces motifs..... Tous les crimes qui se font dans le clergé, comme ailleurs, ne prouvent point que la Religion soit inutile, mais que très-peu de gens, ont de la Religion.

» Nos gouvernemens modernes doivent incontestablement au Christianisme leur plus solide autorité, et leurs révolutions moins fréquentes; il les a rendus eux-mêmes moins sanguinaires : cela se prouve par le fait, en les comparant aux gouvernemens anciens. La Religion, mieux connue, écartant le fanatisme, a donné plus de douceur aux mœurs chrétiennes. Ce changement n'est point l'ouvrage des lettres; car partout où elles ont brillé,

(*) En un sens, oui; car il est vrai qu'aucun homme n'est absolument parfait; mais à cette restriction près, il me semble que Fénélon, Vincent de Paule, suivoient. assez bien leur Religion.

(**) L'auteur va dire le contraire un peu plus bas.

l'humanité n'en a pas été plus respectée ; les cruautés des Athéniens, des Egyptiens, des empereurs de Rome, des Chinois, en font foi. Que d'œuvres de miséricorde sont l'ouvrage de l'Evangile ! Que de restitutions, de réparations, la confession ne fait-elle pas faire chez les catholiques? Chez nous, combien les approches des temps de communion n'opèrent-elles pas de réconciliations et d'aumônes? Combien le jubilé des Hébreux ne rendoit-il pas les usurpateurs moins avides? Que de misères ne prévenoit-il pas ? La fraternité légale unissoit toute Ja nation; on ne voyoit pas un mendiant chez eux; on n'en voit pas non plus chez les Turcs, où les fondations pieuses sont innombrables. Ils sont, par principe de Religion, hospitaliers même envers les ennemis de leur culte ».

« Les mahométans disent, selon Chardin, qu'a» près l'examen qui suivra la résurrection univer>>> selle, tous les corps iront passer un pont appelé » Poul-Serrho, qui est jeté sur le feu éternel, » pont qu'on peut appeler, disent-ils, le troi» sième et dernier examen, et vrai jugement final, >> parce que c'est-là où se fera la séparation des >> bons d'avec les méchans.

>>> Les Persans, poursuit Chardin, sont fort in» fatués de ce pont, et lorsque quelqu'un souffre » une injure dont, par aucune voie, ni dans au» cun temps, il ne peut avoir raison, sa dernièro

>> consolation est de dire: Eh bien! par le Dieu » vivant, tu me le payeras au double au dernier » jour; tu ne passeras point le Poul-Serrho, que » tu ne me satisfasses auparavant je m'attacherai » au bord de ta veste, et me jetterai à tes jambes. » J'ai vu beaucoup de gens éminens, et de toutes » sortes de professions, qui, appréhendant qu'on >> ne criât ainsi Haro sur eux au passage de ce » pont redoutable, sollicitoient ceux qui se plai» gnoient d'eux de leur pardonner cela m'est » arrivé cent fois à moi-même. Des gens de qua>> lité qui m'avoient fait faire, par importunité, » des démarches autrement que je n'eusse voulu, >> m'abordoient au bout de quelque temps, qu'ils >> pensoient que le chagrin en étoit passé, et me >> disoient: Je te prie, halal bechon antchisra, » c'est-à-dire, rends-moi cette affaire licite ou

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juste. Quelques-uns même m'ont fait des pré>> sens et rendu des services, afin que je leur par» donnasse, en déclarant que je le faisois de bon >> cœur ; de quoi la cause n'est autre que cette » créance qu'on ne passera point le pont de l'enfer, >> qu'on n'ait rendu le dernier quatrin à ceux qu'on >> a oppressés (1) ».

« Croirai-je que l'idée de ce pont, qui répare tant d'iniquités, n'en prévient jamais? Que si l'on

(1) Voyage de Chardin, tom, VII, p. 50.

ôtoit aux Persans cette idée, en leur persuadant qu'il n'y a ni Poub-Serrho, ni rien de semblable, où les opprimés soient vengés de leurs tyrans après la mort, n'est-il pas clair que cela mettroit ceux-ci fort à leur aise, et les délivreroit du soin d'appaiser ces malheureux? Il est donc faux que cette doctrine ne fût pas nuisible; elle ne seroit la vérité.

donc pas

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Philosophe, tes lois morales sont fort belles, mais montre-m'en, de grâce, la sanction. Cesse un moment de battre la campagne, et dis-moi nettement ce que tu mets à la place du Poul-Serrho (1) ».

Pour peu qu'on attache de prix à la paix, à la sécurité publique, à la douceur et à la stabilité du gouvernement, aux bonnes mœurs, à la vertu, on ne peut donc contester l'importance de la Religion. Mais je veux faire sentir encore plus vivement cette importance, dont on n'auroit qu'une trop basse et trop imparfaite idée, si, n'envisageant la Religion que dans ses bienfaits en quelque sorte secondaires, on ne la concevoit pas en outre, en remontant jusqu'à la cause première de tant d'heureux effets, comme l'unique et nécessaire fondement de tout ordre social.

L'ordre, selon sa notion la plus étendue, est l'ensemble des rapports qui dérivent de la nature

(1) Emile, tom. III, p. 198, 202.

des êtres; et ces rapports sont des vérités, puisqu'ils existent indépendamment des pensées de l'esprit qui les considère. Toute vérité découle de Dieu, parce qu'il est celui qui est, c'est-à-dire, l'Être par excellence, sans restriction et sans bornes, ou la vérité infinie; et quand il s'est résolu à produire, la création tout entière n'a été qu'une magnifique manifestation d'une partie des vérités que renferme l'Étre divin. Ces vérités étant liées entre elles par des rapports nécessaires dans la pensée de Dieu, sa volonté, et les réalisant au dehors, a, par le même acte, réalisé ces rapports immuables qui constituent l'ordre. Etabli par la volonté de l'Intelligence suprême, ou le pouvoir souverain du Créateur, le même pouvoir le maintient, en continuant de créer à chaque instant les êtres, ou de manifester quelques-unes des vérités éternellement existantes en Dieu, et leurs rapports également éternels: et un ordre parfait régneroit dans l'univers, si la volonté non intelligente des êtres libres ne le troubloit trop souvent par un aveugle abus d'une force aveugle, qui, employée à réaliser l'erreur, ou ce qui n'est pas, tend par cela même à détruire ce qui est, ou à manifester le néant.

Le pouvoir, ou la volonté de l'Intelligence suprême, est donc le moyen général de l'ordre'; de même que la force, dirigée par des volontés libres

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