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la suite des explications de Mirabeau, va nous présenter celles de Mme de Monnier elle-même, et son récit. Dès le début, elle paraît s'inquiéter de l'idée qu'on a pu donner d'elle à Mirabeau, et elle se peint naturellement à son tour dans cette existence monotone à laquelle elle est condamnée :

:

Je sais tous les ridicules que l'on m'a donnés dans cette ville, mais il y a des gens qui ne mettent point en colère. Je n'ai pas une amie à Pontarlier : j'y ai vingt espions et cent critiques. Je les entends de sangfroid; je ne les vois que pour n'être pas toujours seule. Je reste des journées entières chez moi je lis, j'écris pour les affaires de M. de Monnier. Je m'occupe sérieusement à des chiffons; je fais un reversis le soir; j'écoute des médisances, je les oublie bien vite; je dors et je recommence. En un mot, je tue le temps. Avec cela on n'est pas bien heureuse, mais on est assez tranquille. Les plaisirs vifs donnent des secousses; et plus on les ressent, moins les intervalles où ils nous échappent sont supportables. On dit que l'ennui naquit un jour de l'uniformité : l'uniformité me sauve au contraire de l'ennui... Mais c'est trop parler de moi. Je me souviens que vous m'avez promis de nouvelles preuves de votre indifférence pour Belinde, et j'ai quelque envie de vous sommer de votre parole. »

Mirabeau profite de cette insistance de la marquise au sujet de Belinde pour lui fournir la preuve la plus satisfaisante qu'il n'est point amoureux de celle-ci : « C'est, dit-il, que je le suis d'une autre. » Là-dessus questions, raillerie, curiosité coquette et imprudente, déclaration moins qu'à demi voilée, impatience et curiosité nouvelle, puis l'entière déclaration au bout, telle qu'on la prévoit :

« Il faut vous contenter, dit enfin Mirabeau qu'on a amené où il a voulu. Vous désirez que je m'explique plus clairement, c'est me le permettre. J'ai cru qu'il était facile de me deviner et de lire dans mes regards que celui qui vous voit et vous entend n'est point amoureux d'une autre. Vous ne l'avez pas compris, Madame la marquise. Eh bien écoutez-moi. Ce que je connais de votre esprit, ce que j'ai pénétré de votre âme, a fait naître en moi des sentiments que vos yeux, tout beaux qu'ils sont, n'auraient jamais produits.

La marquise alors devient sérieuse, dès qu'elle s'est assurée qu'on ne persifle pas. Puisqu'on est franc, elle va répondre avec franchise à son tour, et elle raconte sa vie, comment elle fut sacrifiée à dix-sept ans à des arrangements de famille, quels furent les premiers piéges qu'on lui tendit dans une société médisante et rétrécie, quelles fausses amies essayèrent de s'insi

nuer près d'elle, quels adorateurs elle eut d'abord à évincer. Saint-Mauris fut le premier :

.« Il était le seul, dit la marquise, qui pouvait pénétrer dans ma maison. Il entreprit d'égayer ma solitude: il m'assura qu'il était amoureux de moi, et qu'il me convenait d'autant mieux qu'étant ami de M. de ́ Monnier, ma réputation et mon repos domestique n'avaient rien à craindre de ses empressements. Je vous répète ses propres expressions. Sa déclaration me parut très-ridicule, et les motifs dont il l'appuyait fort odieux. M. de Monnier, aussi jeune que M. de Saint-Mauris, quoi qu'en dise celui-ci, est certainement plus aimable. Dans toute la personne de M. de Saint-Mauris, je ne voyais rien que de très-repoussant ; jamais il n'est si laid que lorsqu'il s'attendrit. Ses airs de commandant m'ennuyaient autant que son ton de caporal bel-esprit... En un mot, son amour me donna une si grande envie de me moquer de lui que je ne l'épargnai pas. Je l'assurai de plus qu'il était indigne d'un honnête homme de regarder la confiance de son ami comme une facilité pour le tromper, et que cette façon de penser suffirait pour m'éloigner de celui qui était capable de l'avouer, fût-il à mes yeux le plus beau et le plus aimable des mortels. >>

Après avoir fait ainsi les honneurs de son premier prétendant, la marquise poursuit sa confidence. C'est pour une femme la moins embarrassante manière de répondre à quelqu'un qui vient de lui dire : Je vous aime. On ajourne la réponse, et, en attendant, on se met à ouvrir son cœur. Après Saint-Mauris, il y a un M. de Sandone, qui aurait bien pu devenir pour elle dangereux il jouait avec elle Zaire et faisait Orosmane : << C'était un jeune homme de mon âge, beau, bien fait, et d'une modestie plus touchante que toutes les grâces d'un petitmaître. On sait gré de la timidité; elle donne à deviner et n'inspire point de méfiance. M. de Sandone crut devoir se rendre propre le sentiment qu'il avait à feindre, et devint amoureux de moi pour mieux exprimer son rôle. Il intéressait, car il était malheureux... » M. de Sandone ne déplaisait pas. Une correspondance même s'engagea indirectement; il risqua une lettre : « Je la refusai d'abord ; je la reçus ensuite; j'eus la faiblesse de répondre; cela fut répété quelquefois je n'écrivais que des choses très-indifférentes, mais écrire ne l'était pas. » Heureusement ce M. de Sandone se retira à temps; son service l'appela loin de Pontarlier avant que sa timidité eût tiré parti de la faiblesse de la marquise : « Je m'en suis consolée aisément, parce qu'il n'avait que bien légèrement effleuré mon cœur. La

meilleure preuve en est que je fus peu piquée de son silence; je recouvrai donc ma liberté avant de l'avoir absolument aliénée. »

Il n'en est pas ainsi d'un troisième personnage que la marquise ne peut se dispenser de nommer, car le public le nommait déjà, et d'ailleurs elle est franche et sincère : du moment qu'on se confesse, il faut tout dire, et les demi-confidences lui paraissent ridicules autant que malhonnêtes. M. de Montperreux, jeune militaire, plus avantageux et plus hardi que M. de Sandone, a dirigé ses attentions du côté de la marquise, et il a mieux réussi à s'attirer d'elle un retour. Qu'avait-il donc pour séduire ou pour agréer? la marquise serait assez embarrassée de se le dire : « Ce jeune homme, qui n'a rien de trèsséduisant dans l'extérieur, n'est remarquable ni par son esprit ni par sa stupidité... Son étourderie est fatigante, son ton tranchant et présomptueux, ses manières évaporées. Souvent il se contenait devant moi; mais quelquefois il s'échappait. Je lui disais sèchement ma façon de penser, qui rarement se rencontrait avec la sienne. En un mot, jamais on n'est parti de plus loin pour aimer un homme. » Mme de Monnier finit pourtant par trouver la vraie raison de la faiblesse avec laquelle elle en vint à écouter M. de Montperreux : « Il est difficile peut-être à une femme aussi jeune, aussi ennuyée, aussi obsédée que je l'étais, de s'entendre dire longtemps qu'elle est aimée sans en être émue. Chaque jour je le paraissais davantage, et M. de Montperreux se crut payé de retour longtemps avant que je le lui eusse appris. » Tout ce récit que Mirabeau met dans la bouche de Sophie, et qui fait le milieu du second Dialogue, est plein de noblesse, de raison, de dignité dans l'aveu d'une faute, d'une demi-faute. Sophie parle comme parlerait en pareil cas une des femmes de Rousseau, ou la Claire ou la Julie, ou la Sophie de l'Émile, ou cette Mme de La Tour-Franqueville que nous connaissons. Je ne sais si Mme de Monnier causait aussi bien en réalité, avec cette suite et cette tenue; les lettres qu'on a d'elle ne sont pas tout à fait à ce ton.

Le résumé de la confidence au sujet de ce Montperreux, c'est qu'elle s'est aveuglée sur lui, sur sa fatuité, sur ses défauts, c'est qu'il a abusé de l'ascendant qu'il se sentait sur elle. Cet homme, «qui n'a d'autre passion que la fatuité, » s'est conduit en malhonnête homme. Il s'est plu à afficher en tout lieu Mme de Monnier. A l'heure où elle parle, il est à son régiment,

et il continue de montrer un portrait qu'il a d'elle et des lettres :

Jugez de mon indignation et de ma douleur. J'ai écrit à M. de Montperreux qu'il m'avait trompée pour la dernière fois, et je lui ai redemandé les monuments de mon fol attachement : il n'a pas même daigné me répondre. Dans toutes mes lettres qu'il affiche peut-être, l'adresse seule peut me faire rougir. On y verra ses vérités les plus humiliantes et mon imbécile bonté, qui tempérait toujours des reproches amers par l'assurance du pardon sous la condition d'une conduite plus honnête. Mais ce portrait, que je n'ai pas craint de confier à des mains si perfides, peut me perdre et me perdra. Je connais M. de Monnier : dissimulé par nature, il affecte de la sécurité par amour-propre. Si la moindre circonstance de cette liaison, ou même un soupçon bien motivé parvient jusqu'à lui, il éclatera par un coup de tonnerre. >>

Et déjà la marquise a pris son parti, déjà elle est résignée à tout. La Coutume du pays lui permet de disposer de son bien, toute jeune qu'elle est; elle a donc fait son testament en faveur d'une amie (Mme de Saint-Belin), et, au premier éclat qu'elle attend, elle est résolue de s'ensevelir dans un cloître. Ici Mirabeau se lève et l'interrompt:

:

<< Madame, je ne puis plus respirer,.. vos alarmes sont trop vives... M. de Monnier ne saura rien votre portrait, vos lettres vous seront rendus; elles ne resteront point dans des mains infâmes qui les souillent.

LA MARQUISE.

« Et qui les en retirera, Monsieur?

LE COMTE.

Moi, Madame.

LA MARQUISE.

« Vous ! juste ciel! et de quel droit?

LE COMTE.

«Du droit que tout honnête homme a d'empêcher le crime et de défendre l'innocence. Je vais en Suisse, Madame : il faut que j'y finisse une affaire qui me lie les mains. Avant huit jours, je suis ici, et je vole à Metz. »

A Metz, où Montperreux est en garnison. Un combat de générosité s'engage. La marquise se récrie à une telle idée :

<< Monsieur le comte, votre générosité vous aveugle. Pour empêcher un mal, vous en faites un plus grand. Vous êtes prisonnier d'État, vous vous perdriez si vous alliez chercher une affaire loin des lieux où vous êtes relégué; vous me perdriez moi-même; on croirait que vous avez reçu le prix de ce service dangereux, et que j'ai été assez vile pour l'exiger.

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Mirabeau réfute la marquise, il la rassure, lui montre qu'il n'y a aucun éclat à craindre, que le Montperreux rendra tout sans tant de façons.

LA MARQUISE.

« M. de Montperreux est un bretailleur qui passe sa vie dans les salles et sait se battre, tout coquin qu'il est.

LE COMTE.

« Je n'en crois rien, Madame; j'ai peu vu d'hommes si insolents avec les femmes n'être pas très-humbles avec nous. Quoi qu'il en soit, je ne vais point à Metz pour me battre, je ne me battrai point: je ne me mesure qu'avec mes égaux : un coquin n'est pas mon égal. S'il m'attaque, je sais me défendre, et son crime retombera sur sa tête; mais il ne m'attaquera point, et j'aurai vos lettres. »

Elle a beau réclamer, elle n'est plus libre. Son plan, à lui, est déjà tout formé dans sa tête; il l'exécutera. C'est le gentilhomme, c'est le chevalier redresseur de torts, qui reparaît et se dessine ici de toute sa hauteur. Il est respectueux, il est familier, il est fraternel; c'est par moments l'ami et presque le camarade, qui veut obliger le camarade et l'ami :

« Ce n'est point mon amour que je veux vous faire valoir regardezmoi comme votre frère; ne me croyez pas capable de vous rendre un service intéressé... Ne soyez point femme en cet instant. Supposez que vous êtes mon ami; que vous ne pouvez vous absenter d'ici; qu'il vous importe que j'aille à Metz à votre place. Balancerai-je? Puis-je balancer? Non, sans doute. Eh bien! quelle différence met votre sexe à ce devoir ? Parce que vous ne portez point une épaulette comme moi, je ne vous obligerai pas?... >>

Puis tout aussitôt le galant homme, l'homme amoureux se

retrouve:

<< Permettez que je baise cette belle main: je fais serment d'y remettre le portrait et les lettres qu'elle a trop légèrement confiés. Ne me faites donc plus de défense; car vous ne voudriez pas me rendre parjure, et, quand vous le voudriez, vous ne le pourriez pas. »

Il est pressant, irrésistible, il ne veut entendre à aucune objection, à aucun ajournement :

« Quoi! vous voulez que je remette à quatre mois ce que je puis aujourd'hui, tandis que quatre jours peuvent vous perdre! N'en parlons plus, Madame, je vous le demande à genoux. Je pars après-demain pour Berne; je serai ici à la fin de la semaine. Vous voudrez bien me donner un billet qui enjoindra simplement à M. de Montperreux de remettre

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