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tions, Mlle de Scudéry se montre à nous comme le Nicole des femmes, avec plus de finesse peut-être, mais aussi avec un fonds de pédantisme et de roideur que l'ingénieux théologien n'a pas. Et puis Nicole finit tout par Dieu et par la considération de la fin suprême, tandis que Mlle de Scudéry finit toujours par les louanges et l'apothéose du Roi; elle y met une adresse et une industrie particulière que Bayle a remarquée et qui ne laisse pas de déplaire un peu.

En effet, cette estimable personne, longtemps maltraitée par la fortune, s'était de bonne heure accoutumée aux compliments qui pouvaient lui être utiles: il entrait un peu de savoir-faire au fond de tout son mauvais goût. On n'a jamais combiné plus de louange fade avec cette manie qu'elle avait de redresser les petits torts de la société autour d'elle. Que voulez-vous? elle avait besoin de vendre ses livres, de les voir placés sous d'illustres patronages. Et puis, décrire de la sorte ses amis et connaissances tout au long, et leur maison de ville et leur maison de campagne, cela servait, tout en les flattant, à faire des pages et à grossir le volume. Sapho n'était pas au-dessus de toutes ces petites raisons de métier: « Ma foi, dit Tallemant, elle a besoin de mettre toutes pierres en œuvre; quand j'y pense bien, je lui pardonne. » Petits cadeaux, gratifications, pensions, elle aimait à joindre ces preuves positives à la considération qui ne lui a jamais manqué. Tout cela contribue à rabaisser un peu le moraliste en elle, et à renfermer son coup-d'œil dans le cercle étroit de la société du jour.

A de certains endroits, pourtant, on croit sentir un esprit ferme et presque viril, qui aborde les sujets élevés avec une subtilité raisonneuse; qui en comprend les divers aspects, et qui, en se rangeant toujours aux opinions consacrées, est surtout déterminé par des considérations de bienséance.

Mlle de Scudéry approchait de la soixantaine lorsque Boileau parut et vint, dès ses premières Satires (1665), railler les grands romans et reléguer le Cyrus au nombre de ces admirations qui n'étaient plus permises qu'aux gentilshommes campagnards. Cette guerre hardiment déclarée par Boileau à un genre faux qui avait fait son temps, et qui ne subsistait plus que par un reste de superstition, y porta un coup mortel, et, depuis ce jour, Mlle de Scudéry ne fut plus pour le jeune siècle qu'un auteur suranné. Mme de La Fayette acheva de la

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réduire au rang des antiques vénérables en publiant ses deux petits romans de Zaïde et surtout de la Princesse de Clèves, où elle fit voir comment on pouvait être court, naturel et délicat. En vain on essaierait aujourd'hui de protester contre cet * arrêt irréfragable et d'énumérer tous les témoignages de consolation en faveur de Mlle de Scudéry, les lettres de Mascaron, de Fléchier, de Mme Brinon, supérieure de Saint-Cyr, de Mine Dacier, les éloges de Godeau, de Segrais, de Huet, de Bouhours, de Pellisson. Ce dernier, qui désola et supplanta Conrart, devint, comme on sait, l'amoureux en titre de Mlle de Scudéry, son adorateur platonique, et il l'a célébrée en vingt pièces galantes sous le nom de Sapho. Mais, si quelque chose me prouve que Pellisson, malgré son élégance et sa pureté de diction, ne fut jamais un Attique véritable et qu'il ignora toujours les vraies grâces, c'est précisément son goût déclaré pour une telle idole. On ne saurait rien conclure des compliments que Mme de Sévigné et Mme de Maintenon adressaient à M1le de Scudéry vieillie ces personnes de bonne grâce et de haute convenance continuaient de respecter en elle, quand elles lui parlaient en face, une des admirations de leur jeunesse. Et quant à tous ces autres noms qu'on cite (je n'en excepte aucun, ni Fléchier, ni Mascaron, ni Bouhours), ce n'est point, qu'on veuille le remarquer, par le bon goût, par le goût sain et judicieux qu'ils brillent; ils ont tous plus ou moins gardé une teinte prononcée de l'hôtel Rambouillet, et ils retardaient à certains égards sur leur siècle. L'admiration pour Mlle de Scudéry est une pierre de touche qui les éprouve eux-mêmes et qui les juge.

L'Académie Française décerna en 1671, pour la première fois, le prix d'Éloquence, fondé par Balzac. Ce prix, à l'origine, consistait en une espèce de discours ou sermon sur une vertu chrétienne. Le premier sujet désigné par Balzac même était De la Louange et de la Gloire : Mile de Scudéry le traita et obtint le prix, au grand applaudissement de tout ce qui restait de vieux académiciens du temps de Richelieu. Cette Muse, qui enlevait d'emblée la première couronne, et qui allait mener le cortége des futurs lauréats, avait pour lors soixantequatre ans.

Elle continua de vieillir et de survivre à sa renommée, étant véritablement ruinée au dehors, mais jouissant encore de la

gloire dans sa chambre et à huis-clos. Son mérite et ses qualités estimables lui concilièrent jusqu'à la fin une petite cour et des amis, qui ne parlaient d'elle que comme de la première fille du monde et de la merveille du Siècle de Louis le Grand, Lorsqu'elle mourut, le 2 juin 1701, le Journal des Savants du mois suivant (14 juillet) enregistra ces pompeux éloges. Vers le même temps, dans le même quartier du Marais, vivait et vieillissait, de neuf ans moins âgée qu'elle, une femme véritablement merveilleuse, qui avait bien réellement en elle la grâce, l'urbanité légère, la fraîcheur et la virilité de l'esprit, le don du rajeunissement, tout ce que Mlle de Scudéry n'avait pas, - Ninon de L'Enclos. Il y a toute une leçon de goût dans ce seul rapprochement des noms.

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Quoi qu'il en soit, Mlle de Scudéry mérite qu'on rattache au sien une idée juste. Ses romans ont obtenu une vogue qui marque une date précise dans l'histoire des mœurs et dans l'éducation de la société. On se souviendra toujours qu'on envoyait au grand Condé, prisonnier à Vincennes, un volume de Cyrus pour le distraire, et à M. d'Andilly, solitaire à PortRoyal, un volume de Clélie pour le flatter avec la description de son désert. Par le faux appareil d'imagination et le faux attirail historique dont elle environne sa pensée, Mlle de Scudéry n'est guère plus ridicule, après tout, que ne l'a été Mme Cottin il y a quarante ans. Ce costume de mascarade était d'emprunt : ce qui lui était essentiel et propre, c'était la façon d'observer et de peindre le monde d'alentour, de saisir au passage les gens de sa connaissance, et de les introduire tout vifs dans ses romans, en les faisant converser avec esprit et finesse. C'est par ce côté aussi que je la juge, et que, tout en lui reconnaissant beaucoup de distinction et d'ingénieuse sagacité d'analyse, beaucoup d'anatomie morale, j'ajoute que le tout est abstrait, subtil, d'un raisonnement excessif et qui sent la thèse, sans légèreté, sans lumière, sec au fond et désagréable. Cela ressemble à du La Motte déjà, à du Fontenelle, avec bien moins de dégagé. Elle distingue, elle divise et subdivise, elle classifie, elle enseigne. Jamais dé fraîcheur; le délicat même tourne vite au didactique et à l'alambiqué. Jusque dans les petits pavillons de repos, au milieu des parcs et des jardins qu'elle décrit, elle a grand soin de placer toujours une écritoire. Telle m'apparaît, malgré tous mes efforts pour me la

représenter plus aimable, la géographe du pays de Tendre, la Sapho de Pellisson. Si donc il fallait conclure et répondre à la question posée au début, je rattacherais désormais au nom de Mlle de Scudéry l'idée, non pas du ridicule, mais plutôt de l'estime, d'une estime très-sérieuse, et point du tout l'idée de l'attrait ou de la grâce.

Une fille d'un si 'grand mérite et sans grâce, c'est pourtant désobligeant à peindre, et c'est pénible à montrer; on aimerait tant à y mettre ce qui lui manque. Mais j'ai voulu qu'il y en eût au moins une de cette sorte, pour que la collection ne fùt pas toute riante et toute flatteuse.

Lundi 19 mai 1851.

ANDRÉ CHÉNIER

HOMME POLITIQUE.

En parlant l'autre jour de Montaigne, et en le présentant au milieu des dissensions civiles avec toute sa philosophie, tout son bon sens et toute sa grâce, je n'ai pas prétendu offrir un modèle, mais seulement un portrait. Aujourd'hui, c'est un autre portrait que je voudrais montrer en regard, et d'une nature toute différente, d'un caractère non moins enviable et cher aux gens de bien. André Chénier va nous personnifier en lui une autre manière d'être et de se comporter en temps de révolution, une manière de sentir plus active, plus passionnée, plus dévouée et plus prodigue d'elle-même, une manière moins philosophique sans doute, mais plus héroïque. Supposez non plus du tout un Montaigne, mais un Étienne de La Boëtie vivant en 89 et en 93, ou encore un Vauvenargues à cette double date, et vous aurez André Chénier.

Par nature, par instinct et par vocation, il n'était nullemeut un homme politique : il aimait avant tout la retraite, l'étude, la méditation, une société d'amis intimes, une tendre et amoureuse rêverie. Ses mâles pensées elles-mêmes se tournaient volontiers en considérations solitaires, et s'enfermaient, pour mûrir, en de lents écrits. Que si quelque événement public venait à éclater et à faire vibrer les âmes, il y prenait part avec ardeur, avec élévation; mais il aimait à rentrer aussitôt après dans ses studieux sentiers, du côté où était sa ruche, toute remplie, comme il dit, d'un poétique miel. Tel il fut

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