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sur ses vieux jours, quoi que dise Mme de Coulanges, et les hommes et les femmes. » Aucun livre ne nous rend mieux ce qu'était dans les derniers temps le salon de Mlle de L'Enclos, que le Dialogue sur la Musique des Anciens, par l'abbé de Châteauneuf: c'est une conversation qui se tient chez elle, et où on l'entend dire son mot avec goût, avec justesse, et en excellente musicienne qu'elle était. En sortant de là, les interlocuteurs continuent de parler d'elle et de se redire ses diverses qualités aimables. L'abbé Fraguier l'a également peinte en une page fort juste; et l'abbé d'Olivet (bon Dieu! que d'abbés à propos de Ninon !), dans un Éloge en latin de Fraguier, nous le représente au moment où il voulut écrire en français et se former au bon goût de notre langue : « A cet effet, dit d'Olivet que je traduis, il s'en remit de son éducation à deux Muses; l'une était cette célèbre La Vergne (Madame de La Fayette), tant de fois chantée dans les vers des poëtes, et l'autre qu'on a surnommée la moderne Leontium (Ninon). Toutes les deux en ce temps-là tenaient le sceptre de l'esprit, et passaient pour les arbitres des élégances... La dernière avait été façonnée de telle sorte par la nature qu'elle semblait une Vénus pour la beauté, et pour l'esprit une Minerve. Mais, quand Fraguier commença de la connaître, l'âge lui avait dès longtemps retiré ce qu'elle avait eu de dangereux, pour ne lui assurer que ce qui était profitable et salutaire. »

Savez-vous bien, me dit un plaisant à qui je viens de faire lire ce même passage en latin, qu'à la manière dont parle votre abbé d'Olivet, je vais conclure qu'au xvIIe siècle Mme de La Fayette et Mlle de L'Enclos, par leur fonction d'oracles du goût dans le monde, ont été les deux premiers vicaires de Boileau? - C'est en des termes plus ou moins approchants que tous les derniers contemporains de Ninon parlent d'elle. Est-il besoin de rappeler que l'abbé de Châteauneuf, un jour, lui présenta son filleul Voltaire, âgé de treize ans et déjà poëte? Elle sembla pressentir ce que serait bientôt cet enfant, et elle lui légua par son testament 2,000 fr. pour acheter des livres.

De Montaigne et de Charron à Saint-Évremond et à Ninon, et de Ninon à Voltaire, il n'y a que la main, comme on voit. C'est ainsi que, dans la série des temps, quelques esprits font la chaîne.

Et maintenant, quand on a parlé de Ninon avec justice, avec

charme, et sans trop approfondir ce qu'il dut y avoir de honteux malgré tout, ce qu'il y eut même de dénaturé à une certaine heure, et de funeste dans les désordres de sa première vie, il faut n'oublier jamais qu'une telle destinée unique et singulière ne se renouvelle pas deux fois, qu'elle tient à un incomparable bonheur, aidé d'un génie de conduite tout particulier, et que toute femme qui, à son exemple, se proposerait de traiter l'amour à la légère, sauf ensuite à considérer l'amitié comme sacrée, courrait grand risque de demeurer en chemin, et de flétrir en elle l'un des sentiments, sans, pour cela, se rendre jamais digne de l'autre (1).

(1) Je conseille de relire, à ce propos, ce que dit si sensément et si énergiquement Jean-Jacques Rousseau au livre V de l'Emile, dans le passage qui commence ainsi : « Je ne sache que la seule Mlle de L'Enclos, etc., etc. ; » et la note qui précède.

IV.

133

Lundi 2 juin 1851.

LETTRES ET OPUSCULES INÉDITS

DU COMTE

JOSEPH DE MAISTRE.

(1851, 2 vol. in-8°, chez A. Vaton.)

J'aurais été fort embarrassé, je l'avoue, si j'avais eu à parler, il y a quelques années, du comte Joseph de Maistre dans le Constitutionnel ou dans tout autre journal de l'opinion dite libérale. On avait fait à cet écrivain une réputation toute particulière d'absolutisme; on le jugeait sur une page mal lue d'un de ses écrits, et on ne l'appelait que le panégyriste du bourreau, parce qu'il avait soutenu que les sociétés qui veulent se maintenir fortes ne peuvent le faire qu'au moyen de lois fortes. Aujourd'hui les événements ont marché; ils sont loin d'avoir donné raison en tout à M. de Maistre, et ce serait même plutôt le contraire qui aurait lieu mais ils ont mis de plus en plus en lumière la hauteur de ses vues et leur vrai sens, la perspicacité de ses craintes, la sagesse de quelques-uns de ses regrets. Enfin, quelle que soit la place qu'on occupe soi-même dans la grande bagarre humaine dont nous faisons tous partie, on ne peut plus méconnaître en lui un philosophe politique du premier ordre, un de ceux qui, en nous éclairant sur l'esprit d'organisation des anciennes sociétés, donnent le plus à penser sur les destinées et la direction future des sociétés modernes. En ce moment, une occasion s'offre à tous de le connaître

mieux encore, de le pratiquer plus particulièrement et plus personnellement qu'on n'avait fait jusqu'ici. La famille du comte de Maistre s'est décidée à publier un grand nombre de ses Lettres avec quelques Opuscules restés en portefeuille. On y a joint le recueil des petits écrits ou pamphlets sortis de sa plume dans les premières années de la Révolution, et qui étaient devenus presque introuvables. Mais c'est la Correspondance surtout qui va sembler tout à fait neuve et qui est du plus grand prix. L'homme supérieur, et, de plus, l'homme excellent, sincère, amical, père de famille, s'y montre à chaque page dans toute la vivacité du naturel, dans tout le piquant de l'humeur, et, si l'on peut dire, dans toute la gaieté et la cordialité du génie. C'est le meilleur commentaire et le plus utile correctif que pouvaient recevoir les autres écrits si distingués, mais un peu altiers, du comte de Maistre. On apprendra de près à révérer et à goûter celui qui nous a tant de fois surpris, provoqués et peut-être mis en colère. Ce puissant excitateur de hautes pensées politiques va devenir une de nos connaissances particulières, et, peu s'en faut, l'un de nos amis.

Le comte Joseph de Maistre, né en 1754, à Chambéry, en Savoie, dans une famille de haute magistrature, l'aîné de dix enfants, avait été élevé selon l'esprit de la sévérité antique, et il en garda toujours le cachet dans ses mœurs et dans son caractère :

<«< Le trait principal de l'enfance du comte de Maistre, nous dit son fils dans la Notice biographique, fut une soumission amoureuse pour ses parents. Présents ou absents, leur moindre désir était pour lui une loi imprescriptible. Lorsque l'heure de l'étude marquait la fin de la récréation, son père paraissait sur le pas de la porte du jardin sans dire un mot, et il se plaisait à voir tomber les jouets des mains de son fils, sans que celui-ci se permît même de lancer une dernière fois la boule ou le volant. Pendant tout le temps que le jeune Joseph pássa à Turin pour suivre le Cours de droit à l'Université, il ne se permit jamais la lecture d'un livre sans avoir écrit à son père ou à sa mère à Chambéry pour en obtenir l'autorisation. >>

Sa mère, personne de haute distinction, eut une grande influence sur lui, et elle attendrit ce que cette forme de paternité sénatoriale aurait pu avoir de trop rigide, mais sans rien amollir. Le comte Joseph avait un culte pour sa mère, sa sublime mère, comme il l'appelle : « Ma mère était un ange,

disait-il, à qui Dieu avait prêté un corps; mon bonheur était de deviner ce qu'elle désirait de moi, et j'étais dans ses mains autant que la plus jeune de mes sœurs. » Envoyé à Saint-Pétersbourg comme ministre plénipotentiaire par le roi de Sardaigne son souverain, il écrivait de là à l'un de ses frères, et il avait alors cinquante et un ans (février 1805): « A six cents lieues de distance, les idées de famille, les souvenirs de l'enfance me ravissent de tristesse. Je vois ma mère qui se promène dans ma chambre avec sa figure sainte, et, en t'écrivant ceci, je pleure comme un enfant. » Cette première éducation pure, étroite et forte, acheva de déterminer la nature déjà énergique du jeune de Maistre; il fut comme ces chênes qui prennent pied dans une terre un peu âpre et qui s'enracinent plus fermement entre les rochers. Enseveli, abîmé dès l'enfance dans les études sérieuses, son métier était le droit, et il s'y appliqua en homme de doctrine et de pratique, comme on eût fait en Italie au XVIe siècle. Il fut, sous divers titres et dans des fonctions différentes, membre du Sénat de Chambéry jusqu'à l'époque de la Révolution, c'est-à-dire pendant près de vingt ans. Il avait étudié les belles-lettres de bonne heure, et c'avait été sa passion toujours nourrie à travers ses devoirs. Il avait, dans sa vie retirée, appris jusqu'à cinq langues; il y ajouta un peu plus tard le grec et l'allemand. Il lisait tout, et les livres étaient sa pâture chérie. Marié depuis l'âge de trente-deux ans (1786), il était devenu père de famille à son tour. Tel était l'homme au régime simple et austère, à l'esprit patriarcal, aux mœurs antiques, que la Révolution française vint frapper d'abord de son spectacle, et qu'elle alla bientôt chercher et relancer dans sa Savoie, en la bouleversant. M. de Maistre avait juste quarante ans : il quitta un pays qui, réuni violemment à la France, n'appartenait plus à son souverain. Il vécut trois ou quatre années en Suisse, particulièrement à Lausanne, y vit tout ce qui y passait de distingué, surtout Mine de Staël, à qui il tint tête, et qui le jugea dès lors un homme de génie. Pour lui, il la jugeait plus diversement et plus gaiement :

Je ne connais pas, dit-il dans une lettre, de tête aussi complétement pervertie; c'est l'opération infaillible de la philosophie moderne sur toute femme quelconque; mais le cœur n'est pas mauvais du tout: à cet égard on lui a fait tort. Quant à l'esprit, elle en a prodigieusement, surtout lorsqu'elle ne cherche pas à en avoir. N'ayant étudié en

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