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Maistre est supérieur, et qu'il est venu à point pour crier holà aux fausses théories des Condorcet et des philosophes excessifs du XVIIIe siècle.

On doit remercier le fils du comte de Maistre de s'être décidé à publier cette Correspondance de son illustre père et les diverses pièces qui y sont jointes. Nous croyons savoir qu'avant la Révolution de Février 1848, un homme savant et excellent, M. l'abbé de Cazalès, s'était occupé, de concert avec la famille, de l'arrangement de ces papiers: mais, depuis, il y avait eu interruption dans ce travail, et une sorte de découragement bien explicable dans le premier moment. C'est M. Louis Veuillot qui, en donnant ses soins à la présente édition, a mis le public à même d'entrer plus vite en jouissance des belles choses que l'on paraissait vouloir lui faire attendre encore quelque temps. Il en est de cette publication, en un sens, comme de celle de Mirabeau, dont nous avons dernièrement parlé : elle vient dans les circonstances les plus favorables pour réussir et pour porter coup; c'est depuis que les plaies de la société sont si largement à nu et sensibles aux yeux de tous, qu'on peut mieux apprécier la profondeur et la longueur de coup-d'œil du philosophe à demi prophète.

Lundi 9 juin 1851.

MADAME DE LAMBERT

ET

MADAME NECKER.

J'avais depuis longtemps l'idée de réunir ces deux femmes d'esprit qui eurent un salon si littéraire, l'une au commencement, l'autre à la fin du xviie siècle, et de rapprocher leurs deux profils dans un même médaillon. Elles ont de commun un goût prononcé pour l'esprit, et pour la raison relevée d'un certain tour distingué, concis et neuf, qu'il ne tient qu'aux personnes peu bienveillantes de confondre avec le recherché et le précieux. Chez toutes deux la morale domine; la bienséance et le devoir règlent les mœurs et le ton. Mme de Lambert, au milieu du débordement de la Régence, ouvre chez elle un asile à la conversation, au badinage ingénieux, aux discussions sérieuses: Fontenelle préside ce cercle délicat et poli, où il est honorable d'être reçu. Mme Necker, née loin de Paris, arrivant de la Suisse française dont elle était l'honneur, n'eût rien tant désiré que de rencontrer à Paris un salon exactement pareil à celui de Mme de Lambert, c'est-à-dire où l'esprit trouvât son compte et où rien de respectable ne fût blessé. C'était la forme et le cadre qui lui eût convenu le plus naturellement. Obligée d'en passer par les habitudes beaucoup plus mélangées du jour et d'ouvrir sa maison à presque tout ce qui était célèbre dans le monde à divers titres, elle y introduisit du moins le plus d'ordre, le plus d'organisation possible; elle fit elle-même ses choix d'admiration particulière et d'es

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time: Buffon tint auprès d'elle le même rang à peu près que Fontenelle tenait chez Mme de Lambert. Mais ces rapports, que je ne fais qu'indiquer, se dessineront mieux par une étude précise des deux caractères; aujourd'hui je veux simplement montrer ce qu'étaient au juste Mme de Lambert et son monde.

On ne sait rien ou presque rien des soixante premières années de Mme de Lambert. Elle mourut en 4733 à l'âge de quatre-vingt-six ans, dit-on, ce qui la fait naître vers 1647. Elle se nommait Anne-Thérèse de Marguenat (1) de Courcelles. Son père, maître des comptes, était de Troyes, et le nom de Courcelles est celui d'un petit fief qu'il possédait tout près de cette ville. Elle perdit son père en bas âge. La mère de Mme de Lambert, fille d'un riche bourgeois de Paris, était une franche coquette, qui a mérité d'avoir son historiette des plus scandaleuses chez Tallemant des Réaux. Elle était beaucoup plus occupée des Brancas, des Miossens, du chevalier de Grammont, et de tout ce que la Cour avait de jeunes seigneurs aimables, que de son honnête homme de mari, lequel avait la tête faible et finit même par être tenu enfermé dans une chambre comme hébété. Cette historiette de Tallemant donne fort à penser (pour tout dire) sur les droits du bonhomme Courcelles à la paternité réelle, et il ne serait pas sûr ici d'aller conclure trop vite du père à l'enfant, quand même il y paraîtrait plus de ressemblance. Dès ce temps-là, Bachaumont s'éprit de Mme de Courcelles. Quand le mari fut mort, il vécut quelques années avec elle, puis l'épousa. Ce Bachaumont était le compagnon même de Chapelle dans son fameux Voyage, un homme de plaisir et de beaucoup d'esprit. On dit qu'il s'affectionna fort à sa belle-fille. Quelle put être l'influence du monde de son beau-père sur la jeune personne, on le suppose aisément, mais on est réduit à le deviner. Fontenelle nous dit que, dès ce temps-là, « elle se dérobait souvent aux plaisirs de son âge, pour aller lire en son particulier, et qu'elle s'accoutuma de son propre mouvement à faire de petits extraits de ce qui la frappait le plus. C'étaient déjà ou des réflexions fines sur le cœur humain, ou des tours d'expression ingénieux, mais le plus souvent des réflexions. » Pour moi, cette vie dés

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(1) Elle signait de Marguenat, mais d'Hozier (Armorial) la nomme Le Marguenat.

ordonnée et affichée de la mère de Mme de Lambert me dénote un autre genre d'influence qui s'est vue souvent en pareil cas, et qui peut s'appeler l'influence par les contraires. Combien de fois la vue d'une mère légère et inconsidérée n'a-telle pas jeté une fille judicieuse et sensée dans 'un ordre de réflexions plutôt exactes et sévères ! Tout semble indiquer que ce fut là l'effet que produisit sur Mme de Lambert le mauvais exemple de sa mère. Une âme faible se fût laissé gagner et eût suivi cet exemple : une âme délicate et forte se le tourna en morale et en leçon; elle prit noblement sa revanche dans le bien. Mme de Lambert, toute sa vie, se fit une loi de respecter d'autant plus la bienséance, qu'elle l'avait vue offensée davantage autour d'elle dans son enfance; elle se proposa pour objet principal et pour but de toute sa conduite la considération et l'honneur.

Il paraît qu'elle était, dų côté paternel, héritière de biens considérables. Mariée en 1666 au marquis de Lambert, officier de mérite qui devint plus tard lieutenant-général, et dont le père l'avait été, elle entra dans un monde plus conforme à ses instincts élevés, et elle ne garda de son premier entourage que le goût très-vif des choses de l'esprit. On peut voir, dans les Avis qu'on a d'elle d'une mère à son Fils, quel haut sentiment elle avait de l'honneur militaire, et à quel point elle épousa cette religion de loyauté, de dévouement et de sacrifice: « Je regrette tous les jours, dit-elle à son fils, de n'avoir pas vu votre grand père. Au bien que j'en ai ouï dire', personne n'avait plus que lui les qualités éminentes et le talent de la guerre. Il s'était acquis une telle estime et une telle autorité dans l'armée, qu'avec dix mille hommes il faisait plus que les · autres avec vingt. » Un jour, au siége devant Gravelines, maréchaux de Gassion et de La Meilleraie, qui commandaient, avaient eu querelle, et leur démêlé allait jusqu'à partager l'armée leurs troupes étaient près d'en venir aux mains lorsque le marquis de Lambert, alors simple maréchal de camp, se jeta entre les deux partis et ordonna aux troupes, de la part du roi, de s'arrêter : « Il leur défendit de reconnaître ces généraux pour leurs chefs. Les troupes lui obéirent les maréchaux de La Meilleraie et de Gassion furent obligés de se retirer. Le roi a su cette action, dit Mme de Lambert, et en a parlé plus d'une fois avec estime. » C'est par de tels exemples

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qu'en entrant dans sa nouvelle famille elle élevait son cœur et qu'elle tâchait ensuite de nourrir celui de ses enfants. Ce qui lui restait de Bachaumont après cela, et des habitudes de sa première éducation, n'était que pour la culture et la politesse de l'esprit, Parmi les mots et les idées qui reviennent le plus souvent sous sa plume quand elle se mit à écrire, je distingue surtout les mots mœurs, innocence et gloire.

Insistant sur ce principe d'émulation et de noble zèle, elle est allée jusqu'à dire à son fils : « On ne peut avoir trop d'ardeur de s'élever, ni soutenir ses désirs d'espérances trop flatteuses. Il faut par de grands objets donner un grand ébranlement à l'âme, sans quoi elle ne se mettrait point en mouvement... Rien ne convient moins à un jeune homme qu'une certaine modestie, qui lui fait croire qu'il n'est pas capable de grandes choses. Cette modestie est une langueur de l'âme, qui l'empêche de prendre l'essor et de se porter avec rapidité vers la gloire. » On croit entendre à l'avance un conseil de Vauvenargues à quelque jeune ami, dans la bouche de cette mère issue d'une bourgeoisie riche et licencieuse. C'est ainsi que les âmes énergiques se retrempent précisément par où d'autres se relâchent et se corrompent. L'excellent M. Droz, jugeant les écrits de Me de Lambert (1), était frappé de ce qu'une telle morale, qui prêche ouvertement l'ambition, renferme de dangereux et même d'absurde je lui en demande bien pardon, Mme de Lambert savait qu'à la date où elle écrivait, le danger pour cette jeunesse guerrière était bien plutôt dans le trop de dissolution et de mollesse. Fénelon, jugeant ces mêmes Avis de Mme de Lambert à son Fils, disait : « L'honneur, la probité la plus pure, la connaissance du cœur des hommes, règnent dans ce discours... Je ne serais peut-être pas tout à fait d'accord avec elle sur toute l'ambition qu'elle demande de lui; mais nous nous raccommoderions bientôt sur toutes les vertus par lesquelles elle veut que cette ambition soit soutenue et modérée. »

Mme de Lambert perdit son mari en 1686; elle l'avait accompagné deux années auparavant à Luxembourg, quand il avait été nommé gouverneur de cette province, et, dans ce pays nouvellement conquis, elle l'avait aidé à se concilier les

(1) Dans le feuilleton du Journal de l'Empire du mercredi 11 août

1813.

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