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Cet usage est assez indiqué par ces conseils mêmes, si finement démêlés et si fermement définis : elle éleva son cœur, elle prémunit sa raison, elle évita les occasions et les périls; elle ménagea ses goûts, et prit sur sa sensibilité pour la rendre durable et aussi longue que la plus longue vie : « Quand nous avons le cœur sain, pensait-elle, nous tirons parti de tout, et tout se tourne en plaisirs... On se gâte le goût par les divertissements; on s'accoutume tellement aux plaisirs ardents qu'on ne peut se rabattre sur les simples. Il faut craindre ces grands ébranlements de l'âme, qui préparent l'ennui et le dégoût. » Elle a dit d'excellentes choses sur cette modération et cette tempérance des âmes saines, de ces choses qui ne peuvent avoir été trouvées que par une âme vive qui a en partie triomphé d'elle-même. On croit sentir en plus d'un de ses conseils un commencement d'aveu et comme une expérience arrêtée à temps:

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« Il y a à chaque déréglement du cœur une peine et une honte attachées qui vous sollicitent à le quitter. »

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Ce ne sont pas toujours les fautes qui nous perdent, c'est la manière de se conduire après les avoir faites. >>

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La passion s'augmente par les retours qu'on fait sur soi : l'oubli est la seule sûreté qu'on puisse prendre contre l'amour. »

Et tant d'autres pensées pour lesquelles Mme de Lambert mériterait d'être nommée le La Bruyère des femmes. Elle partage cet honneur avec Mme de Staal de Launay.

On pourrait refaire, en y rêvant bien, une Mme de Lambert jeune, prudente, et d'une tendresse contenue. Je ne sais rien de son visage, et ceux qui ont écrit d'elle dans sa vieillesse ont oublié de nous en parler. Mais comme elle avait eu une mère fort jolie, et qu'elle avait une fille à qui elle pouvait dire: « Vous n'êtes pas née sans agréments, » il est à croire qu'elle n'avait pas été elle-même sans quelque grâce. Sa sagesse n'en a que plus de prix.

Dans les Réflexions proprement dites qu'elle a données sur les Femmes et qui sont distinctes des Avis à sa Fille, elle s'est émancipée un peu. Elle s'en prend hardiment à Molière, au sujet du ridicule qu'il a jeté sur les femmes savantes. Elle montre que, depuis qu'on les a raillées sur cette prétention à l'esprit, les femmes ont mis la débauche à la place du savoir :

<< Lorsqu'elles se sont vues attaquées sur des amusements innocents, elles ont compris que, honte pour honte, il fallait choisir celle qui leur rendait davantage, et elles se sont livrées au plaisir. » Ce petit Écrit de Mme de Lambert, où plus d'une idée serait à discuter, ne doit point se séparer des circonstances qui l'inspirèrent: il fut composé pour venger et revendiquer dans son sexe l'honnête et solide emploi de l'esprit en présence des orgies de la Régence. Ce sont mes débauches d'esprit, disait Mme de Lambert. A la vue de la duchesse de Berry, fille du Régent, et de ses débauches grossières, elle se rejetait en idée jusqu'à Julie, duchesse de Montausier.

Mme de Lambert préférait à ces femmes éhontées de la Régence jusqu'à la docte Mme Dacier elle-même, en qui elle voyait une autorité en l'honneur du sexe: « Elle a su associer, disaitelle, l'érudition et les bienséances; car à présent on a déplacé la pudeur, la honte n'est plus pour les vices, et les femmes ne rougissent plus que du savoir. » Dans la querelle qui s'éleva entre cette docte personne et La Motte au sujet d'Homère, Mme de Lambert, tout en penchant du côté de son ami, plus poli et plus délicat, essaya d'introduire la balance et d'amener entre eux un raccommodement qui se fit un peu plus tard par l'intervention de M. de Valincour. Me de Lambert aurait bien voulu ravir à celui-ci l'honneur de cet arbitrage, et pouvoir donner chez elle aux deux parties ce fameux dîner de réconciliation, dont un spirituel convive a dit : « On but à la santé d'Homère, et tout se passa bien. »>

Quand la duchesse du Maine était à Paris, elle venait volontiers aux mardis de Mme de Lambert, et c'était alors un surcroît de frais de bel-esprit et un assaut d'inventions galantes. On a tout un volume dans les OEuvres de La Motte sur ces riens de société. Les mardis ordinaires, la conversation chez Mme de Lambert était plus sérieuse et plus unie, bien que toujours très-aiguisée. Le marquis de Sainte-Aulaire, au sortir des raffinements de la petite Cour de Sceaux, excédé de cette dépense d'esprit, s'écriait assez gaiement :

Je suis las de l'esprit, il me met en courroux,

Il me renverse la cervelle :

Lambert, je viens chercher un asile chez vous
Entre La Motte et Fontenelle.

Voilà le naturel étrangement placé, dira-t-on, et entre deux

singuliers voisins. Mais tout est relatif, et, quand on suffoque de chaleur, quelques degrés de moins d'une chambre à l'autre font aussitôt l'effet du plus frais printemps.

Entre tant d'hommes d'esprit qui venaient chez elle, et parmi lesquels je citerai encore Mairan, l'abbé de Mongault, l'abbé de Choisy, l'abbé de Bragelonne, le Père Buffier, le président Hénault, Mme de Lambert avait fait un choix de préférence dans la personne de M. de Sacy, le traducteur élégant de Pline le Jeune, et en qui elle voyait la réunion de toutes les vertus et de tous les agréments, les mœurs et les grâces. Le commerce de ses autres amis lui était agréable, mais celui de M. de Sacy lui était nécessaire. Plus de quarante ans après, d'Alembert, écrivant dans ses Éloges académiques celui de M. de Sacy, y traçait un tableau touchant de cette amitié qui l'unissait à Mme de Lambert, et, en le faisant, il se représentait à luimême, par une allusion sensible, sa liaison de cœur avec Mlle de Lespinasse qu'il venait de perdre.

La conclusion littéraire sur Mme de Lambert, sur cette personne de mérite, si délicate à la fois et si bien pensante, et qui fit de ses qualités et de sa fortune un si noble usage, a été donnée dès longtemps par un de ses autres amis que j'ai déjà nommé, le judicieux marquis d'Argenson: « Ses ouvrages, écrivait-il, contiennent un Cours complet de la morale la plus parfaite à l'usage du monde et du temps présent. Quelque affectation de précieux s'y mêle; mais que de belles pensées, que de sentiments délicats! Comme elle parle bien des Devoirs des femmes, de l'Amitié, de la Vieillesse, de la différence entre la Considération et la Réputation! C'est un livre à relire toujours. >>

Je n'ai fait en tout ceci que nommer Mme Necker, inscrire son nom à côté et en regard de celui de Mme de Lambert, pour marquer dès à présent mon dessein et ouvrir une vue. Je viendrai avec détail un autre jour à cette seconde figure, et j'aurai encore affaire, dans un exemple plus piquant qu'on ne le suppose, à l'honnêteté, à la morale et au culte de l'esprit.

Lundi 16 juin 1851.

MADAME NECKER.

Apprécier Mme Necker n'est pas une étude sans difficulté. Ses défauts sont de ceux qui choquent le plus aisément en France, ce ne sont pas des défauts français; et ses qualités sont de celles qui ne viennent trop souvent dans le monde qu'après les choses de tact et de goût, car elles tiennent à l'âme et au caractère. Je voudrais faire équitablement les deux parts, et juger cette personne de mérite en toute liberté, mais avec égards toujours et avec respect. On peut juger un homme public, mort ou vivant, avec quelque rudesse; mais il me semble qu'une femme, même morte, quand elle est restée femme par les qualités essentielles, est un peu notre contemporaine toujours; elle l'est surtout quand elle n'a cessé de se continuer jusqu'à nous par une descendance de gloire, de vertu et de grâce.

Pour bien apprécier Mme Necker, qui ne fut jamais à Paris qu'une fleur transplantée, il convient de la voir en sa fraîcheur première et dans sa terre natale. Mlle Suzanne Curchod était née vers 1740, dans le Pays-de-Vaud; à Crassier, commune frontière de la France et de la Suisse. Son père était pasteur ou ministre du Saint-Évangile; sa mère, native de France, avait préféré sa religion à son pays. Elle fut élevée et nourrie dans cette vie de campagne et de presbytère où quelques poëtes ont placé la scène de leurs plus charmantes idylles, et elle y puisa, avec les vertus du foyer, le principe des études sérieuses. Elle était belle, de cette beauté pure, virginale, qui a besoin de la première jeunesse. Sa figure longue et un peu droite s'animait d'une fraîcheur éclatante, et s'adoucissait de ses yeux bleus

pleins de candeur. Sa taille élancée n'avait encore que de la dignité décente sans roideur et sans apprêt. Telle elle apparut la première fois à Gibbon, dans un séjour qu'elle fit à Lausanne. Le futur historien de l'Empire romain était fort jeune lui-même alors; son père l'avait envoyé à Lausanne pour y refaire son éducation et se guérir « des erreurs du papisme, » où le jeune écolier d'Oxford s'était laissé entraîner. Gibbon passa cinq années dans cet agréable exil, depuis l'âge de seize ans jusqu'à vingt-et-un. En juin 1757 (il avait vingt ans), il rencontra pour la première fois Me Suzanne Curchod que toute la ville de Lausanne n'appelait que la belle Curchod, et qui ne pouvait paraître dans une assemblée ni à une comédie sans être entourée d'un cercle d'adorateurs. Gibbon écrivait ce soir-là sur son Journal cette note sentimentale et classique : « J'ai vu Mlle Curchod. Omnia vincit amor, et nos cedamus amori. » Dans ses Mémoires il s'étend avec plus de détail, et il nous fait de Mlle Curchod le portrait le plus flatteur et le plus fidèle à cette date :

« Son père, dit-il, dans la solitude d'un village isolé, s'appliqua à donner une éducation libérale et même savante à sa fille unique. Elle surpassa ses espérances par ses progrès dans les sciences et les langues; et, dans les courtes visites qu'elle fit à quelques-uns de ses parents à Lausanne, l'esprit, la beauté et l'érudition de Mlle Curchod furent le sujet des applaudissements universels.. Les récits d'un tel prodige éveillèrent ma curiosité : je vis et j'aimai. Je la trouvai savante sans pédanterie, animée dans la conversation, pure dans les sentiments, et élégante dans les manières; et cette première émotion soudaine ne fit que se fortifier par l'habitude et l'observation d'une connaissance plus familière. Elle me permit de lui faire deux ou trois visites chez son père. Je passai là quelques jours heureux dans les montagnes de FrancheComté, et ses parents encourageaient honorablement la liaison... »

Gibbon, qui n'avait point encore acquis cette laideur grotesque qui s'est développée depuis, et qui joignait déjà « l'esprit le plus brillant et le plus varié au plus doux et au plus égal de tous les caractères, » prétend que Mile Curchod se laissa sinçèrement toucher; il s'avança lui-même jusqu'à parler de mariage, et ce ne fut qu'après son retour en Angleterre qu'ayant vu un obstacle à cette union dans la volonté de son père, il y renonça. Mais tout ceci se passa de la part de Gibbon avec une égalité et une tranquillité, même dans le chagrin, qui fait sourire. Sept ans plus tard, à son retour d'Italie, il revit à

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