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embarrassante, et toujours avec le ton d'un homme qui pouvait la faire cesser. En vain je lui témoignai beaucoup d'incrédulité sur le bonheur dont il me flattait: Nous arrangerons cela, me dit-il.

<< Peu de jours après, je le vis chez la baronne de Juliana, Française émigrée, qui avait une assemblée chez elle. Il me tira à part dans une embrasure de fenêtre; je crus qu'il voulait me communiquer quelque chose qu'il avait imaginé pour me tirer de l'abîme où je suis tombé. - Il sortit de sa poche trois pommes qu'on venait de lui donner, et dont il me fit présent pour mes enfants. »

C'est bien là la libéralité d'un avare, prise sur le fait; le trait est de la meilleure comédie.

« Après avoir vu une fois ma femme et mes enfants, poursuit M. de Maistre, il en fit des éloges si excessifs qu'il m'embarrassa. « Je n'estime jamais à demi, » me dit-il un jour en me parlant de moi. - Je ne comprends pas cependant, remarque M. de Maistre, pourquoi l'estime ne serait pas graduée comme le mérite.

« Le 16 février (j'ai retenu cette date), il vint me voir et passa une grande partie de la matinée avec moi. Le soir, je le revis encore; nous parlâmes longuement sur différents sujets qu'il rasa à tire-d'aile. J'ai retenu plusieurs de ses idées, les voici mot à mot :

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« L'Académie française (c'est le cardinal Maury qui parle) était seule considérée en France, et donnait réellement un état. Celle des Sciences ne signifiait rien dans l'opinion, non plus que celle des Inscriptions. D'Alembert avait honte d'être de l'Académie des Sciences; un mathématicien, un chimiste, etc., ne sont entendus que d'une poignée de gens le littérateur, l'orateur, s'adressent à l'univers. A l'Académie française, nous regardions les membres de celle des Sciences comme nos VALETS, etc. »

Maury aimait fort, en causant, ces sortes d'expressions, valet, gredin. Il appellera gredin, un moment après, l'un des grands dignitaires de l'ordre de Maite; mais, même ce terme de valet à part, toute cette doctrine brutale sur la prééminence absolue de l'Académie française paraissait fort étrange à M. de Maistre, qui savait de quels noms s'honoraient l'Académie des Inscriptions et celle des Sciences. La conversation étant venue sur le chapitre des langues, sans se soucier de son interlocuteur qui en savait cinq et en déchiffrait deux autres, le cardinal Maury disait en poussant toujours tout droit devant lui :

<< Les langues sont la science des sots. Je me suis mis en tête une fois d'apprendre l'anglais; en trois mois j'entendis les prosateurs; ensuite, ayant fait l'expérience que, dans une demi-heure, je ne lisais que douze pages anglaises de l'Histoire de Hume in-40, tandis que, dans le même espace de temps, j'en lisais quarante en français, j'ai laissé là l'anglais. « Jamais je n'ai feuilleté un dictionnaire ni une grammaire.

« J'ai appris l'italien comme on apprend sa langue, en écoutant : je conversais avec tout le monde, je prêchais même hardiment dans mon diocèse; mais je ne serais pas en état d'écrire une lettre. >>

Et un moment après, voulant citer en latin les dernières paroles de Ganganelli expirant, le cardinal Maury lâcha un solécisme, et M. de Maistre, devant qui cela ne pouvait passer inaperçu, remarque qu'avec un tel système d'études, ce n'est pas étonnant en effet qu'il ait donné un soufflet à la syntaxe.

Tout le reste de la conversation est de ce ton. Ce que j'en veux seulement conclure, c'est que cette nature impétueuse et improvisatrice s'était gâtée alors en abondant sans mesure dans son propre sens, et qu'elle ne perdait en aucun sujet cette habitude de parler à tout propos et quand même, de prendre les choses grosso modo et de s'en tenir aux à-peu-près, sauf à revêtir le tout d'une draperie oratoire; et il n'y avait plus même ombre de draperie quand il causait familièrement. Il continuait de mener tambour battant les idées comme il avait fait autrefois ses adversaires. On se rappelle le jour où, se maintenant à la tribune malgré le duc de La Rochefoucauld qui voulait l'en faire descendre, il saisit le duc par les épaules, et lui fit faire trois pirouettes. Ces pirouettes-là se retrouvaient dans sa conversation quand il se voyait en face d'une idée qui le gênait.

Maintenant, j'ai hâte de le dire, c'est le même homme (tant l'esprit humain est contradictoire et divers!) qui, reprenant en ces années son Essai sur l'Éloquence de la Chaire, le corrigea, l'étendit, le perfectionna, et l'amena à un degré de maturité et d'élégance qui en fait un des bons livres de la langue, sous la forme nouvelle et définitive où il reparut (1840). Non-seulement les prédicateurs, mais tous ceux qui ont à parler en public, y trouveront quantité de remarques justes et fines, mais justes avant tout, et qui sont d'un homme du métier, parlant avec autorité de ce qu'il a pratiqué et de ce qu'il sait à fond. L'auteur, en se remettant à cet estimable travail, s'est évidemment ressouvenu des heures appliquées de sa jeunesse,

et il les a recommencées avec charme et avec fruit. Tout y est sensé, et rien n'y sent l'ennui. Le style s'y anime convenablement des citations des anciens sans trop s'en surcharger. Si l'abbé Maury n'a pas dans le détail cette fertilité ingénieuse de métaphores et d'images qui égaie continuellement le langage de la critique chez Quintilien, il n'est nullement dépourvu de comparaisons et de similitudes. Ainsi au chapitre des Préparations oratoires, dans tout le morceau : Vous vous promenez seul à la campagne..., il compare très-bien le trait d'éloquence non préparé au coup de tonnerre qui éclate dans un ciel serein. Il n'abuse jamais du procédé de Diderot qui consiste à refaire à sa manière ce qu'il critique, mais il use à son tour du droit d'un maître en indiquant comment on aurait pu faire mieux. Le plan qu'il trace d'une Oraison funèbre de Turenne, par opposition à celle de Fléchier, a de la beauté et de la grandeur, et on sent qu'il l'aurait su exécuter. Des souvenirs personnels, quelques anecdotes introduites à propos, viennent consoler de la continuité des préceptes sans en distraire. Les chefs-d'œuvre de la chaire sont présentés, analysés en grand, et il n'oublie pas les particularités qui peuvent en éclaircir et en faire valoir quelques effets déjà inaperçus. C'est chez Maury qu'on trouve pour la première fois le Père Bridaine dessiné dans toute sa hauteur et son originalité. Mais Maury a fait mieux que de découvrir le Père Bridaine, il a remis à leur place Bossuet, Bourdaloue, les vrais classiques de la chaire. Sa critique de Massillon a paru sévère; elle était hardie au moment où il la fit, et elle n'est que juste. En général, c'est cette justesse, cette solidité, qui me frappent chez Maury, dans une matière qu'il possède à fond. Ne lui demandez ni grande finesse, ni grande nouveauté, ni curiosité vive; mais il est large, il est plein, il va au principal; il s'entend à poser l'architecture et les grandes avenues du discours; il les démontre en maître chez les maîtres. Bossuet encore était aisé, ce semble, à saisir et à manifester, à cause des éclairs qui signalent sa marche; mais Bourdaloue, plus égal et plus modéré, nul ne l'a plus admirablement compris et défini que l'abbé Maury, dans la beauté et la fécondité incomparable de ses desseins et de ses plans, qui lui semblent des conceptions uniques, dans cet art, dans cet empire de gouvernement du discours, où il est sans rival, << dans cette puissance de dialectique, cette marche didactique

et ferme, cette force toujours croissante, cette logique exacte et serrée, cette éloquence continue du raisonnement, dans cette sûreté enfin et cette opulence de doctrine. » Il est inépuisable ainsi à le reproduire et à l'exposer dans toutes ses qualités saines. On sent que c'est là son idéal préféré. Cette intelligence profonde de Bourdaloue me semble le chef-d'œuvre critique de Maury.

Mais, tandis que le Traité du cardinal Maury nous recommande ces choses excellentes, faut-il donc que sa vie et son exemple nous répètent encore plus haut que, pour être éloquent jusqu'au bout, pour l'être de près comme de loin, pour avoir autorité, même avec un talent moindre, pour se faire écouter dans ce qu'on dit de grand, d'éclatant ou même de simplement utile, il n'est rien de tel que de mettre en parfait accord l'homme et l'orateur, l'homme et l'auteur, et, si vous préférez à tout la parole de Bourdaloue, d'y joindre ce qui en est le principe et la source première, je veux dire, les mœurs de Bourdaloue!

Lundi 30 juin 1854.

LE DUC DE LAUZUN.

Il y a eu deux Lauzun qui tous deux ont couru brillamment la même carrière, celle d'homme à la mode : le Lauzun du temps de Louis XIV et celui du règne de Louis XVI. De loin, sans les confondre, on tient compte volontiers de leur double gloire, on les voit un peu l'un dans l'autre, et l'éclat du nom y a gagné. Qui dit Lauzun tout court veut dire ce qu'il y a de plus recherché et de plus suprême en fait d'élégance, de fatuité et de bel air. J'ai touché, il y a quelque temps, l'autre Lauzun à propos de la grande Mademoiselle qu'il avait su rendre folle de lui il ne mérite pas un plus long regard. Mais le Lauzun de Louis XVI, élevé sur les genoux de Mme de Pompadour et mort duc de Biron sur l'échafaud révolutionnaire, mérite bien un chapitre à part, et ce chapitre peut ne pas être aussi frivole qu'on le croirait.

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Le duc de Lauzun, d'ailleurs, a laissé des Mémoires, et par là il appartient de droit à la littérature. Il y a quelques années on aurait hésité à prendre pour texte sérieux ces Mémoires qui passaient pour un assez mauvais livre et des plus amusants. En les relisant, je puis assurer qu'à part les premières pages, qui ont de la nouveauté et de la singularité, la lecture devient bien vite d'une uniformité assez fastidieuse. Cette série de bonnes fortunes racontées sur le même ton, et où l'inconstance essaie parfois à faux des notes de la sensibilité, finit par ennuyer, par dégoûter même ; le cœur en est affadi. Ce n'est plus qu'un livre médiocrement amusant que ces Mémoires de Lauzun le Don Juan de Byron les a fait pâlir. Puisqu'on en peut causer comme d'une chose morte, et que le poison a péri avec

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